Sur la photographie de couverture, il y a comme un air de famille qui en rappelle une autre : le même visage volontaire, juvénile et harmonieux, le regard direct et acéré, les pommettes saillantes, la bouche mutine, joliment dessinée, prête à en découdre et les deux tresses épaisses que l’on devine sagement figées le temps du cliché.
Elles sont Denise et Simone, deux des trois sœurs de la famille Jacob. Elles deviendront Simone Veil et Denise Vernay. Leur beauté et leur destin ont tour à tour fasciné deux jeunes auteurs dont les écrits ont en commun d’avoir brossé leurs portraits d’une plume délicate et pudiquement amoureuse.
En 2019, David Teboul livrait l’aboutissement d’un long travail sous la forme d’un récit dans lequel Simone Veil raconte son enfance, sa déportation et la façon dont l’épreuve a influencé chaque étape de sa vie et chacune de ses décisions.
C’est aujourd’hui le poète, écrivain et réalisateur Antoine de Meaux, né en 1972, qui nous donne à suivre, au plus près, l’histoire de Denise Vernay. « Quand je l’ai rencontrée pour la première fois, elle était une élégante vieille dame en tailleur bleu, qui arborait à sa boutonnière la rosette rouge cousue sur galon blanc de commandeur de la Légion d’honneur. Je ne l’aurais pas formulé ainsi à l’époque, mais je l’avais trouvée extrêmement séduisante » (…) j’avais vingt-quatre ans » confie-t-il dès les premières pages de son livre.
Héritage
Sans doute doit-on à ces télescopages générationnels une force d’impact inédite insufflée, le temps passant, par l’urgence de transmettre. Quand de jeunes et talentueux artistes s’emparent du destin exceptionnel d’aîné(e)s qui leur ont accordé leur confiance, ils ravivent à leur façon la flamme vacillante de la mémoire.
Leur démarche s’inscrit dans le questionnement soulevé en 2006 par Aharon Appelfeld, disparu en 2018, dont L’héritage nu (Editions de l’Olivier) avait tant impressionné Denise Vernay. Du livre alors acheté et dont il mesure aujourd’hui « toute la portée », Antoine de Meaux a retenu que le grand écrivain israélien exhortait la littérature à prendre le relais des témoins qui disparaissent. L’art désormais au service de l’histoire et de la mémoire, plutôt que des données chiffrées. « Ils tatouèrent des chiffres sur le bras. Devrions-nous chercher à suivre ce chemin et parler de l’homme dans la langue des statistiques ? » lui dit Denise en 2017, lors d’un rendez-vous chez elle, rue de l’Observatoire. Le message a été entendu par l’auteur qui, « nourri de l’héritage qu’elle nous a laissé » présente son livre comme « le contraire d’un tombeau ». Chaque page nous le rappelle, qui laisse s’échapper une jeune fille portée par un courage impressionnant, une détermination insolente, une loyauté à toute épreuve et une volonté farouche de vivre.
L’honneur, la patrie, la fidélité
En septembre 1943, les Allemands s’installent à Nice où vit la famille Jacob. Chef de la Gestapo, Alois Bruner lâche ses meutes de physionomistes à la poursuite des Juifs, nombreux dans la ville. Denise et sa sœur aînée Milou sont alors éclaireuses. C’est à cette époque que leur père, André Jacob, leur conseille de ne pas revenir en ville et de se cacher.
Mais Denise ne l’entend pas ainsi. « Ce qu’elle veut », rapporte Antoine de Meaux, « c’est participer à la lutte contre les Allemands, à l’action clandestine. (…) Ses motivations sont : l’honneur, la patrie, la fidélité ». Reste à savoir comment rejoindre la Résistance. Par l’entremise du fiancé d’une amie cheftaine, la jeune fille devient agent de liaison à Lyon, sous le nom de Miarka, le totem hérité de son passage chez les éclaireuses. Pourquoi Miarka ? « Parce que j’allais souvent pieds nus et que je faisais des taches sur mes vêtements » avait-elle expliqué au jeune Antoine qui nous rappelle bien opportunément que Miarka, La fille à l’ourse est un roman oublié (malgré les films et les pièces de théâtre qu’il a inspirés), publié en 1883 par Jean Richepin et mettant en scène une petite bohémienne.
À bicyclette
« Entre Saône et Lyon, à pied ou à bicyclette » : voilà donc la sportive et robuste Miarka chargée de relier les différentes activités du réseau au moyen de messages dont elle ignore le contenu. Si la mission, ingrate, est évidemment très risquée, elle n’est pas facile à exécuter : l’agent doit connaître par cœur le plan de la ville et composer de tête les itinéraires à emprunter à travers les passages, les traboules et les escaliers dérobés, se présenter à l’heure exacte au rendez-vous, ne jamais attendre au coin d’une rue, ne pas se faire remarquer, croiser son contact discrètement, ne pas aller au cinéma, ne pas rester longtemps dans les cafés, savoir monter et descendre des trams en marche afin de vérifier qu’il n’est pas suivi et ne rien oublier des rendez-vous qui se succèdent.
Antoine de Meaux souligne que l’expérience du scoutisme fut sans conteste une aide précieuse. Certains jours, le maigre salaire versé par le mouvement lui impose de choisir entre l’achat d’un livre et celui d’un repas. Le soir, dans sa chambre glaciale, elle apprend par cœur des poèmes. « Elle ne le sait pas encore, mais elle fait provision de nourritures spirituelles, viatique pour les jours noirs » soupire l’auteur, averti des événements à venir.
Sa correspondance, qu’il nous est donné de découvrir dans ce livre, brise un peu sa solitude et lui permet de garder un lien avec sa famille, notamment avec ses sœurs dont chacune des lettres dresse un inventaire minutieux et critique de leurs lectures. « Cette semaine, j’ai lu pas mal », lui écrit Simone avec la spontanéité qui la caractérise. « Le crime de Quintette, Les Paradis artificiels de Baudelaire, La Maison de Claudine de Colette, Bob et Bobette s’amusent de Carco. Tous pas mal quoique de genres tout ce qu’il y a de plus différent ».
Quelques temps plus tard, arrêtées à Nice, Yvonne Jacob et ses deux filles Simone et Madeleine (Milou) sont déportées de Drancy vers Auschwitz-Birkenau. André, qui s’est refusé à quitter la ville, finit par se faire arrêter. À Drancy, il retrouve son fils Jean. Ni l’un ni l’autre ne reviendront.
« Quel peut être l’état d’esprit d’une jeune fille engagée dans la clandestinité, dont toute la famille a été arrêtée » ? questionne Antoine de Meaux. À Lyon, Miarka est grillée. Avec sa « bicyclette brinquebalante », elle est « mutée » à Annecy. C’est là qu’elle se porte volontaire pour récupérer deux postes émetteurs parachutés par erreur en Saône et Loire. Une longue et dangereuse odyssée dont elle s’acquitte, pour une bonne part, à la force des mollets. Mais, sur le chemin du retour, elle tombe sur un barrage de Feldgendarmes qui découvre le matériel. Miarka est arrêtée. Juchée sur le camion militaire débâché, exhibée telle un « trophée », elle dit se sentir « désirable, mais combien supérieure à tous ces hommes mécanisés. Intouchable, car s’ils essaient de me prendre ou de me faire parler, je me tuerai, seule la mort donnerait, j’en suis sûre, un sens complet à mon action ».
Elle est en route pour Lyon, vers la prison militaire bondée de Montluc où nul ne sait qu’elle est juive.
Le supplice de la baignoire
33, place Bellecour. L’adresse, de sinistre mémoire, reste gravée dans les esprits. C’est le siège de la Gestapo à Lyon. Au 4e étage de l’immeuble, dans une pièce d’angle, des hommes en civil l’attendent. Barbie en est, peut-être. « Elle est interrogée, sans résultat » écrit Antoine de Meaux, fier de son héroïne rétive qui ne tarde pas à apercevoir la baignoire, lieu du supplice redouté.
La torture consistait à plonger le prisonnier dans une baignoire d’eau glacée, pieds et mains liés et à lui maintenir la tête sous l’eau jusqu’à suffocation. « C’est une salle de bains ordinaire, petite, mais où s’entassent avec moi quatre hommes, quatre brutes dont des Français. (…) Quelqu’un ordonne : « Déshabillez-vous. (…) Me voici nue, dans un détachement d’esprit tel que j’arrive à m’abstraire de l’horreur de leur premier contact ». Miarka se rappelle avoir pensé : « J’ai conscience qu’il ne faudra pas parler trop vite et que chacune de mes réponses doit être soit mensongère, soit imprécise. ». Malgré la souffrance, il faut pouvoir mentir, réfléchir, dénaturer les faits, faire semblant de craquer… « Pas une minute, il ne m’est venu l’idée de vous trahir » dit-elle en son for intérieur à ses parents et à ses camarades. Miarka a tenu. Le lecteur en ressort presque plus décontenancé qu’elle.
Le temps de se rhabiller, elle enchaîne sur un interrogatoire de sept heures, ponctué de gifles, de coups de poing et des pinçons. Fidèle à sa ligne de conduite, elle distille des informations invérifiables avant d’être renvoyée à Montluc où, le 21 juin, elle fête ses vingt ans. Dix jours plus tard, elle apprend qu’elle va partir dans un « transport avec bagages ».
Les carnets de Miarka
Du fort de Romainville, elle est acheminée dans un train au départ de la gare de l’Est. Ce sera d’abord le camp de Neue Bremm puis celui de Ravensbrück, seul grand camp réservé aux femmes et utilisé comme un réservoir de main-d’œuvre gratuite. Qu’il s’agisse d’un utile vivier d’esclaves n’empêche pas l’arsenal concentrationnaire d’être au complet : la mort omniprésente, les commandos de travail, les kapos polonaises, les coups des Lager Polizei, la colonne de punition, la violence, les fouilles, le réveil à 3h 30, la faim, la soif, la course aux latrines, aux lavabos, l’extrême chaleur, le grand froid, les blocks, les châlits, les poux, l’appel par -20 degrés, la fumée des crématoires rabattue par le vent, la station debout prolongée en guise de punition, les expériences pseudo-médicales sur des cobayes humains (les « lapins »), la débrouillardise et la solidarité, le vol et l’amitié…
Cinq mois après son arrivée, Denise tient des carnets intimes sur des fiches qu’elle a « organisées » (ndlr volées dans la terminologie concentrationnaire) à l’administration du camp et qu’elle a pu relier grâce à un câble dérobé dans l’usine Siemens. Bon sang ne saurait mentir : dans ses archives constituées par la suite, elle conservait un petit carnet noir dans lequel son père, André Jacob, alors prisonnier de guerre, avait lui aussi tenu un journal et noté des réflexions qui éclairent, de façon étonnante, voire déroutante, la forte personnalité qu’il s’était déjà forgée et à laquelle il n’a jamais dérogé : un patriotisme à tout crin, une laïcité intransigeante (son fils ne fut pas circoncis), une culture livresque immense et une exigence morale sans partage. En 1918, le prisonnier Jacob notait : « Combien je suis reconnaissant à ceux qui m’ont fait classer le sentiment de l’effort parmi les jouissances au lieu des douleurs ! ».
Du camp, nous dit Antoine de Meaux, Miarka n’avait rapporté que le petit carnet de toile dans lequel elle avait recopié des poèmes. Verlaine à Ravensbrück ? « Le ciel est, par dessus le toit, si bleu, si calme »… Antoine de Meaux est frappé par l’importance de la poésie au coeur de la géhenne. Peut-être est-ce là également l’héritage du père qui, en 1918, écrivait : « Le sérieux de la vie est poésie. (…) La poésie est la troisième perfection de l’être. Elle est le fondement de tous les arts ». On pense, bien sûr, à Paul Eluard, poète jeté dans la Grande Guerre…
Pour l’heure, en ce début d’année 1945, l’une des pages du carnet de Miarka n’aligne que trois mots déchirants : « Je veux Maman ».
Las, le récit de déportées françaises arrivées d’Auschwitz ne tardent pas à anéantir ses espoirs quant au sort d’André, d’Yvonne, de Jean, de Milou et Simone. Comme on le sait, seules Milou et Simone revinrent.
Le 1er mars, 1 500 femmes, dont Miarka, sont sélectionnées pour un nouveau « voyage ». Ce sera Mauthausen, « forteresse qui domine la vallée du Danube ». Elle se souvient : « À Mauthausen, dans les blocks de quarantaine, le four crématoire nous envoie ses cendres et son odeur de chair humaine, car il est juste en face de nous et brûle sans discontinuité ».
Bientôt, les Alliés passent à l’offensive, larguant leurs bombes sur les voies où les déportées sont en train de piocher. « Nous ne pouvions en vouloir aux Alliés, il est moins apparent le courage qu’il faut pour mourir ainsi mais nous acceptons » écrit Miarka. Le lendemain, lors de l’appel, le mot Tod (morte) retentit pour 300 femmes. Parmi elles, cinq amies de Miarka, ensevelies sous les bombes.
Résistance et déportation
À Mauthausen, sa mort programmée a été évitée de peu grâce à la lenteur des ordres de Berlin qui peinent désormais à arriver jusqu’aux provinces. Un jour d’avril, la porte du camp s’ouvre sur les Françaises emmenées par une délégation de la Croix-Rouge internationale venue les récupérer. Le train que prend Denise est le troisième convoi de déportés à rentrer.
Reçue, nous dit l’auteur, comme une « miraculée arrachée au royaume des morts », Denise ne parvient pas à imaginer la suite : « Je ne savais toujours pas quoi faire de moi ». Elle prend contact avec les familles de ses amies mortes au camp, s’étonnant elle-même de la froideur et de la brutalité avec lesquelles elle leur communique la terrible nouvelle. Puis elle retrouve Simone et Milou qui viennent, contrairement à leur mère Yvonne, de réchapper du typhus.
Denise a alors vingt-et-un an. Elle est belle et ressemble, à ce que nous en dit Antoine de Meaux, « à ces jeunes gens un peu zazous ou existentialistes ». Pour autant, ce qu’il désigne comme sa « fureur de vivre » est mal perçu par son entourage. La transition, brutale, la laisse désorientée et isolée. Pour tous ceux qui l’ont vécu, le camp est – et sera – toujours là mais à ce moment de leur vie se dessine une ligne de séparation entre les « deux déportations ». Antoine de Meaux l’explique : « L’expérience qu’elle a vécue, elle le sait depuis les récits qu’on faisait d’Auschwitz à Ravensbrück, est radicalement différente de celle de ses sœurs. Elles ont le malheur en héritage, et ne peuvent pas le partager ». Sans doute garde-t-il en mémoire ce que lui avait dit Denise au sujet d’une conférence de sa sœur Simone à la Sorbonne. « Simone a parlé de l’incapacité des autres déportés à comprendre l’expérience spécifique de la Shoah, et je lui ai écrit une très longue lettre. J’avais eu l’impression qu’elle m’avait attaquée. Ce qui était probablement vrai et faux ».
Membre de l’ADIR (L’Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance) depuis sa fondation, Denise accepte d’y prendre des responsabilités en 1961. Lorsque le ministère de l’Education nationale crée officiellement le prix de la Résistance, l’Association lui confie la mission de la représenter dans le jury. Elle y voit l’occasion de transmettre, de faire comprendre aux plus jeunes ce que fut son combat d’adolescente. Mais ses propos témoignent d’une grande déception : « (…) quand des camarades vont témoigner, on ne les interroge que peu sur la Résistance, les questions sont sur la déportation. Je ne sais pas pourquoi les jeunes ne s’identifient pas aux résistants ».
En travaillant à l’ADIR, Denise s’est rapprochée de son amie du camp, l’ethnologue Germaine Tillion qui l’accueille dans son séminaire à l’Ecole pratique des hautes études. Elle rejoint alors, nous dit l’auteur, « la famille spirituelle de Germaine, les ethnologues de combat ». Les deux femmes sont en parfaite symbiose intellectuelle sauf sur Israël : « Alors que Denise se sent profondément liée au sort d’Israël, Germaine est pro-palestinienne. De même que leurs avis divergent sur la Shoah : « Elle refusait la distinction Shoah/déportation politique, qui pour moi, était fondamentale » précise Denise.
La Joie de vivre de Miarka
En février 2004, Denise Vernay décida de rassembler toutes ses archives dans un livre imprimé à compte d’auteur. « Ce sont des confidences, le plus souvent datées, que je me faisais à moi-même – centre du monde – et que je te livre, que je vous livre, en confiance ». Nous les recevons aujourd’hui avec, en supplément d’âme, l’écho de ce que Denise, restée Miarka jusqu’à la fin de sa vie, a confié à Antoine de Meaux, en 2013, à la clinique des Peupliers où elle était hospitalisée. Il avait tiré la chaise du visiteur, s’était assis à son chevet, avait posé ses questions et consigné les réponses. Grâce lui soit rendue, il en a fait un livre aussi utile que palpitant, aussi émouvant qu’inspirant.
Denise Vernay est décédée le 4 mars 2013.
Pour être fidèle à l’élan vital de Miarka, Antoine de Meaux ne pouvait s’en tenir à l’ultime visite faite à Denise « enfoncée dans son lit », à la clinique. L’image « incongrue » ne lui correspondait pas. Aussi nous donne-t-il en partage, en guise de conclusion, un texte énigmatique qu’elle avait elle-même écrit dans sa jeunesse, car elle avait aussi un joli brin de plume. Il s’achève ainsi : « Mais aujourd’hui elle est morte – aujourd’hui surtout il ne faut pas pleurer. Aujourd’hui, par ce texte même, en signant sa mort, elle a retrouvé sa Joie. »
L’immarcescible joie de vivre de Miarka, à lire, d’urgence, car nous avons encore et toujours de nombreuses raisons de résister.
Antoine de Meaux, Miarka, Editions Phébus, 256 p, 18 €