Voici le septième volet de la série « Les déracinés ». Chaque article est le monologue de l’un ou l’une des dizaines de milliers d’Israéliens déplacés par la guerre contre le Hamas, évacués de la frontière nord du pays ou de « l’enveloppe de Gaza » – la région connue en hébreu sous le nom d’Otef Azza.
Hadas Lahav : Situé en Haute Galilée, près de la frontière libanaise, Shtula est un moshav sur la ligne de front, qui fait partie du Conseil régional de Maale Yossef. La plupart des habitants vivent de l’agriculture et du tourisme, et vous trouverez quelques hommes d’affaires dans la partie la plus récente du moshav. J’ai débarqué ici il y a 14 ans et je suis immédiatement tombée amoureuse. Cet endroit a quelque chose de spécial : il est isolé, vert toute l’année, peu fréquenté, entouré de nature et d’animaux.
À Shtula, nous avons un mélange de personnes religieuses, traditionnelles et laïques. Vous verrez des femmes portant des pantalons cargo et des couvre-chefs à côté de femmes plus religieuses portant des perruques. D’une manière ou d’une autre, tout se tient. Les gens me demandent souvent : « Que recherchez-vous à Shtula ? » Ma réponse : « Je me suis trouvée. »
Lorsque je suis arrivée, j’ai rencontré le rabbin Tsalah Eliyahu à l’épicerie de Gideon. Il a demandé à Gideon si mes tatouages étaient authentiques, puis il s’est tourné vers moi et m’a chaleureusement dit : « Je suis le rabbin Tsalah, bienvenue dans notre moshav. »
Shtula était peuplé d’immigrants kurdes envoyés par l’État, qui vivaient ici parmi les leurs. Soudain, des gens comme nous, des jeunes avec des chiens et des tatouages, ont débarqué. Ils nous ont accueillis et nous ont encouragés à rester. Gideon, qui tient l’épicerie locale, ferme généralement à 15h, mais il dit toujours : « Si jamais vous êtes coincés, appelez-moi et je viendrai vous ouvrir. Mais pas pour des cigarettes. »
Il y aura toujours quelqu’un pour vous ici.
Samedi 7 octobre
Mon époux Amichaï m’a réveillée tôt samedi (ce qu’il sait qu’il n’est pas censé faire). J’ai ouvert les yeux et il m’a dit : « Il se passe quelque chose. »
J’ai pris le pistolet qui se trouvait sous mon oreiller et je lui ai demandé s’il se passait quelque chose à la frontière. Il m’a dit que les choses étaient encore calmes ici, mais chaotiques dans le sud et « l’est », c’est-à-dire autour de Metula et Tel Haï.
J’ai consulté Facebook et j’y ai vu des gens partager des nouvelles des membres de leur famille. J’ai suivi les nouvelles et les réseaux sociaux ; je n’arrivais pas à croire ce qui se passait. J’ai commencé à appeler des amis du sud, que j’avais connus à l’Autorité israélienne de la nature et des parcs (INPA), pour essayer de savoir s’ils étaient en sécurité.
J’ai essayé d’organiser une opération civile de recherche et de sauvetage pour les chiens du sud, en contactant des personnes que je connaissais pour qu’elles les conduisent vers le nord ou au moins vers le centre d’Israël.
À un moment donné, j’ai réalisé qu’il y avait des gens à une fête dans la nature, défoncés et privés de sommeil, qui étaient attaqués. Je voulais me précipiter pour les aider, mais je me suis rendue compte que les choses étaient trop chaotiques ; et en tant que mère de deux enfants dans un moshav de la frontière nord, capable de manier une arme, je devais rester près d’eux.
L’évacuation
Dans la nuit de samedi à dimanche, mon mari et moi nous sommes relayés pour monter la garde. Nous nous demandions s’il fallait évacuer et, en voyant le moshav se vider, nous avons commencé à réaliser ce qui s’était passé : un désastre, un pogrom, avec des actes de meurtre et de viol et une cruauté insondable.
J’ai essayé d’éviter les vidéos, mais les détails se sont propagés et nous avons eu l’impression que cela pourrait bientôt nous toucher au nord. Puis nous avons entendu des explosions sur la clôture. La tension montait et nous recevions également des informations sur chaque soldat druze tué ou blessé en raison de notre proximité avec Yanuh-Jat [un village druze israélien et un conseil local au nord-est d’Akko].
L’un de mes chiens est vieux et épileptique, et je ne voulais pas l’exposer, lui ou mes enfants, à cette tension. Nous avons parlé à la mère d’Amichaï qui se trouve à Even Yehuda. Elle nous a encouragés à partir et à rester chez elle. Elle nous a dit : « Si vous ne venez pas, je viendrais vous chercher, et je ne serai pas gentille. »
Le 7 octobre, les habitants de Shtula, même ceux qui n’étaient jamais partis auparavant, ont fait leurs bagages. Le 8 octobre, nous avons décidé de partir nous aussi.
Qu’avez-vous emporté avec vous ?
Je me suis dit que le voyage serait court et j’ai donc mis dans un sac à dos quelques affaires : cinq paires de chaussettes, une poignée de sous-vêtements et quelques tee-shirts.
Il semble que mon subconscient ait eu d’autres projets, car j’ai fini par emporter toute la nourriture et les médicaments pour mon chien malade, ainsi que la cage pour mon petit chiot. Sans elle, il a tendance à faire des dégâts à la maison.
J’ai également emporté un chargeur et mon ordinateur portable, ainsi que des vêtements et du matériel de sport pour mon fils Yaïr, qui a 11 ans et qui fait de la boxe. Je me suis dit que, dans le pire des cas, je pourrais toujours revenir chercher d’autres affaires.
Vivre dans l’ombre du groupe terroriste chiite libanais du Hezbollah
Depuis quelques années, nous sommes de plus en plus inquiets de voir des terroristes s’infiltrer dans le moshav. Des tours de guet du Hezbollah ont été érigées le long de notre frontière et sont restées intactes pendant des années. Je pouvais les voir depuis notre maison, depuis le porche.
À la limite du moshav, il y a un espace vert. Si je le traverse, je les vois qui nous observent. Parfois, ils nous maudissent et nous provoquent. Lors d’une promenade avec les chiens, ils m’ont interpellée en criant depuis l’autre côté de la clôture : « D’où viens-tu ? Nous viendrons visiter Shtula un jour, nous passerons d’abord par chez toi ! » Il n’est pas question d’un gamin effronté qui se bat pour un jouet ; nous parlons du Hezbollah. C’est effrayant, car qui sait s’ils ne viendront pas demain ?
Malgré les miradors, j’ai continué à m’y promener avec les chiens, en pensant à la façon dont nous nous sommes habitués à cette situation. Nous vivons comme des animaux en cage, grognant sur tous les passants jusqu’à l’épuisement, puis l’indifférence. Nous reculons devant les provocations, nous tournons le dos à ceux qui nous importunent, nous nous sentons impuissants.
Malheureusement, c’est la réalité d’Israël aujourd’hui. Nous avons évacué le sud et le nord parce qu’ils nous massacraient et nous menaçaient, et nous avons été abandonnés à notre sort. Aujourd’hui, ils nous poussent dans une zone confinée, un peu comme ils l’ont fait pour les Juifs en Russie de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, en concentrant tout le monde dans une zone spécifique [la zone de peuplement] et en leur interdisant de vivre ailleurs. L’État d’Israël, déjà petit, est devenu encore plus petit.
En 2014, nous avons commencé à entendre le Hezbollah creuser des tunnels. Ils prétendaient qu’il était impossible d’entendre quelqu’un creuser à 80 mètres sous terre, mais avec des roches calcaires et des tuyaux en fer, les femmes qui lavaient des concombres dans la cuisine entendaient des bruits de marteau et des voix en arabe provenant du gouffre. J’ai également entendu des bruits étranges et j’ai appelé le chef de la sécurité locale, qui a fait venir l’armée pour une inspection, mais nous n’avons jamais reçu de véritables réponses.
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Mes opinions politiques penchent à droite, mais je ne vois pas en Netanyahu un idéal de patriotisme ou de souci du peuple. Nous sommes un peuple qui aime la vie, nous aimons célébrer les choses et nous amuser – que ce soit dans un café, un concert ou une fête de musique trance. Un peuple prêt à servir son pays, que ce soit dans l’armée ou par le biais des impôts que nous payons. Et qu’ont reçu les mères de Beeri en retour ?
L’État se distancie d’une partie importante de la population qui lutte contre le stress post-traumatique et le choc du combat – une population qui s’est battue pour le pays et qui doit maintenant s’immoler devant les bureaux de l’armée pour obtenir l’attention qu’elle mérite.
Première arrêt : Even Yehuda
Notre première destination a été la maison de grand-mère à Even Yehuda, où nous sommes restés pendant environ six semaines. Ma belle-mère, d’origine hongroise et géorgienne, mariée à un Turc, nous a régalés de délicieux plats faits maison. J’ai dû compenser par de la malbouffe, histoire d’équilibrer les choses. Pourtant, tout ce que je voulais, c’était rentrer à Shtula, enlever mes chaussures de travail et demander aux enfants de ne pas me déranger pendant que je continuerais à travailler…
Préparer une tasse de café pour mes voisins me manque. Le voisin qui a « arrêté de fumer », et qui passe me voir pour m’emprunter une cigarette et me taquiner sur le fait qu’il fume encore me manque.
Il y a eu plusieurs missiles tirés depuis le début de la guerre. Le chef de la sécurité m’a déconseillée d’y retourner, sauf en cas d’absolue nécessité. Je comprends les perturbations que cela pourrait causer aux forces de sécurité, et je comprends que cela n’est pas propice à une vie normale pour les enfants. Dans notre ancienne vie, ils étaient toujours dehors, jouant avec leurs amis sous le porche ou traînant aux alentours. Mais maintenant, c’est désert.
Trois semaines après le début de la guerre, je les ai inscrits à l’école d’Even Yehuda, en essayant de prendre la meilleure décision compte tenu des circonstances. Au début, je leur ai fait visiter le quartier, j’ai exploré les espaces ouverts et j’ai repéré les commerces. Il y a un cinéma accessible à pied, de nombreux parfums de glace et trois animaleries.
J’ai établi un budget, en essayant de transformer la situation en aventure. C’en est une, mais les aventures sont généralement quelque chose que l’on choisit, pas quelque chose que l’on nous impose.
Amichaï était contrarié par l’évacuation, et j’ai essayé de le consoler. « Viens avec moi à Décathlon », lui ai-je dit. « Allons voir le grand centre commercial. » Il y a des choses que nous n’avons pas dans le nord, du parfum que j’aime au whisky que je n’ai pas bu depuis des années. Il m’a répondu : « Je sais ce que tu essaies de faire, mais je ne suis pas les enfants. » Il veut rentrer chez lui.
Deuxième arrêt : Bat Hefer
Il y a un mois, nous avons déménagé à Bat Hefer. Nous voulions une maison avec un jardin dans une communauté plus petite. Un ami nous a présenté l’endroit et nous a dit que c’était la petite sœur de Shtula en termes de sécurité. En réalité, je dors bien ici parce qu’il y a constamment des tirs d’avertissement de Tsahal près de la clôture. J’ai échangé une clôture contre une autre. Ici aussi, on peut entendre des bruits d’excavation.
Pour l’instant, Bat Hefer est sûre et agréable. Il n’y a pas de sirènes, pas d’interceptions de roquettes, et je n’ai pas de grandes attentes. Tout ce dont j’ai besoin est accessible à pied. Les enfants se sont intégrés dans les écoles et Shir est entrée en CP pour la troisième fois depuis septembre. La première fois au moshav Granot, la deuxième fois à Even Yehuda et, il y a trois semaines, à Bat Hefer.
Qu’est-ce qui vous donne le sentiment d’être chez vous ?
Mes chiens. L’endroit où ils se couchent, leur odeur – c’est ma maison. De plus, nous sommes un peu nomades par nature, ce qui est utile.
Qu’est-ce qui vous manque le plus ?
D’être dans ma propre maison. Avoir l’impression d’être mon propre patron. Faire du bruit quand je veux. Cela fait deux mois et demi que je suis à l’extérieur de la maison. Parfois je suis triste, parfois ça me manque, et parfois j’essaie de me faire croire que c’est une aventure amusante, mais ce n’est pas vraiment ce que je ressens.
Je me suis achetée une paire de chaussures dont je rêvais depuis quatre ans, je suis allée à Tel Aviv et j’ai commis quelques infractions au code de la route parce que je ne sais pas conduire en ville. Je sais conduire sur des routes où il y a des sangliers, et cela me manque de conduire sur des routes où personne d’autre ne circule.
Ma communauté me manque vraiment. La plupart d’entre eux ont déménagé dans un hôtel à Nof HaGalil. Chaque samedi, j’envoie un message sur le groupe WhatsApp de Shtula : « Shabbat Shalom Shtula. Vous nous manquez, Amichaï, Hadas, Yaïr et Shir. » Et je vois des messages qui vont et viennent : « Quelqu’un a-t-il une pince à épiler ? » Et les messages du genre « Qui a une aubergine ? » me manquent.
Mon travail
L’année universitaire commence ce mois-ci et nous nous y préparons au sein de la faculté tout en interagissant avec les étudiants. Au Tel Hai College, j’enseignerai via Zoom, tandis qu’à l’Université de Haïfa, il y aura également des cours en présentiel. L’État prend en charge l’année universitaire pour les étudiants inscrits dans les zones évacuées.
Nous nous battons pour garder chaque étudiant, et bien sûr, nous faisons des ajustements pour les réservistes, les familles d’otages et les personnes qui ont perdu des êtres chers. Ils ont du mal à se concentrer sur leurs études, et c’est compréhensible. Mais nous ne les laissons pas abandonner et nous faisons tout notre possible pour les aider, notamment en les aidant à faire valoir leurs droits et leurs indemnités. En tant que tutrice, j’ai des classes plus réduites, ce qui me permet d’offrir une attention plus personnelle et une oreille attentive.
Récemment, nous avons commencé à recevoir une aide de l’État, et cela nous aide, mais nous ne prenons pas de nouveaux clients pour le dressage des chiens, car nous ne savons pas combien de temps nous resterons ici. Nous nous débrouillons tant bien que mal.
L’avenir
Israël vit sur le fil du rasoir. J’ai peur de ce qui se passera si le nord se joint au conflit. Si la guerre atteint ma maison, je vengerai ceux qui sont tombés dans le sud. Tout au long de l’histoire, des Juifs ont été assassinés en raison de leur judaïsme, et la menace persiste. Je crois qu’ils essaieront de nous tuer et de conquérir nos terres. Nous ne pouvons pas faire l’autruche.
Je vis en mode « pilote automatique ». Je ne vois pas l’avenir et je ne me souviens pas du passé. Tout est flou. J’accomplis mes tâches quotidiennes et, parfois, je ne remarque pas qu’une autre semaine s’est écoulée. Rien ne va plus, même si tout semble aller bien.
Je sais que je reviendrai. Personne ne m’éloignera de Shtula. Israël a besoin de ces implantations, mais il est parfois trop stupide pour son propre bien. Si aucune implantation ne garde la frontière, celle-ci est repoussée vers l’intérieur. Pour l’instant, en tout cas, il est impossible de revenir en arrière, et nous devons également nous occuper de la reconstruction, car notre maison a été touchée par des éclats d’obus et la chaudière a fui à l’intérieur de la maison.
De temps en temps, le doute s’installe. Pourrons-nous y retourner ? Peut-être qu’il n’y aura pas assez de gens qui voudront y retourner ? Qui voudrait retourner dans un endroit où, à tout moment, on peut être assassiné ? Quand vous voyez que la stratégie de votre gouvernement consiste à vous évacuer, pourquoi revenir ? Chaque fois qu’une roquette tombe près du moshav, plusieurs familles partent, et je suppose que certaines familles n’ont pas eu le temps de s’enraciner. Pourquoi voudraient-elles revenir ?
En Galilée, il y a des arbres qui ont un système racinaire intéressant : des arbres dont les racines peuvent pénétrer dans les rochers pour atteindre l’eau. C’est la même chose pour les personnes qui vivent dans un endroit précis. Ils commencent à s’assimiler à la nature qui les entoure, aux animaux et aux arbres. Mais si vous ne vivez pas là depuis assez longtemps, vos racines ne seront pas profondes.