Après Montaigne et La Boétie, voici donc Montaigne et Lejoyeux. Quand le célèbre psychiatre, chantre d’un optimisme raisonné, rencontre l’écrivain humaniste du 16e siècle, de quoi parlent-ils ? De notre santé, de la gestion de nos émotions, de notre sérénité et de notre capacité à affronter les crises. En nous invitant à un voyage original à travers les Essais, le Pr Michel Lejoyeux démontre combien Montaigne inspire les thérapies d’aujourd’hui.
Et puis, quelle occasion rêvée, pour le Times of Israël, de profiter d’une rencontre avec un psy afin de sonder la part juive de Montaigne ! Essai transformé.
Le Times of Israel : Il est important d’indiquer que l’avertissement liminaire de votre livre précise clairement qu’une méthode de santé ne doit jamais remplacer une consultation, des médicaments, des examens classiques ou inciter à interrompre un traitement…
Bien sûr ! Cela vaut pour la psychiatrie comme pour tous les domaines de la médecine. Nous savons qu’il existe des moyens grâce auxquels l’organisme peut renforcer ses défenses mais il ne faut pas les confondre avec un traitement validé. Ce n’est pas parce que Montaigne plaide pour une sorte de médecine globale qu’il faut remettre en question l’efficacité de la médecine classique.
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Vos responsabilités vous permettent de porter un regard sur la santé mentale de notre société. À l’heure où tombent les masques, comment allons-nous ?
Nous ne voyons jamais « de façon générale », nous voyons des individus. On constate que les plus malades, les plus isolés, les plus atteints socialement sont aussi ceux qui ont été les plus touchés par les effets psychiques de la pandémie. La pandémie a été inégalitaire et elle a beaucoup plus atteint les plus fragiles que celles et ceux qui avaient une famille, un travail ou un environnement – ce que mon collègue et ami Boris Cyrulnik appelle des « tuteurs de résilience ».
Il est toujours très rafraîchissant, pour un médecin, de se plonger dans l’œuvre d’une personne qui n’est pas médecin et qui a eu une grande carrière de malade
Ce guide invitant à être « en bonne santé avec Montaigne » s’appuie sur les préceptes énoncés par le philosophe. Pourquoi lui ? Pourquoi pas Maïmonide ou Rachi qui sont pour vous des références familières, qui ont pratiqué la médecine et dont la modernité des idées est reconnue ? Pourquoi pas Freud ?
D’abord parce qu’il est toujours très rafraîchissant, pour un médecin, de se plonger dans l’œuvre d’une personne qui ne l’est pas et qui a eu une grande carrière de malade, face aux médecins de son époque qui l’ont plutôt maltraitée. Montaigne n’accorde qu’une confiance très modérée dans l’art médical contrairement à Maïmonide ou Freud qui eux ont exercé. Je suis pour ma part convaincu qu’en sortie de pandémie, nous avons moins besoin d’ordonnances très autoritaires que des doutes et des questionnements de Montaigne.
Se croire brave, c’est être brave, se croire solide, c’est être solide, se croire fragile, c’est déjà commencer à l’être
En 2019, le philosophe Gaspard Koenig a parcouru l’Europe à cheval sur les traces de Montaigne, pour, disait-il « faire renaître de ses cendres l’humanisme européen ». Pour effectuer ce voyage à l’intérieur des Essais, vous avez quant à vous inventé une patiente, Marie. Quel est son portrait-robot ?
Le premier critère de cette mise en situation est que cette patiente ne soit pas atteinte d’une maladie grave susceptible d’être traitée de manière classique. Marie est la synthèse de nombreux patients qui viennent me voir en consultation : elle a besoin de trouver, dans sa vie, des comportements promoteurs de santé (l’activité physique, la nourriture…). Elle est également en quête de manières de penser qui protègent la santé. Montaigne est un modèle en la matière : se croire brave, c’est être brave, se croire solide, c’est être solide, se croire fragile, c’est déjà commencer à l’être. C’est aussi chercher du sens, de la cohérence à sa vie qui est un grand classique contemporain auquel Montaigne apporte de nombreuses réponses.
Comment moderniser le langage de Montaigne dont Les Essais en ont rebuté plus d’un ?
C’est vrai, et je n’y arrive pas plus que les autres ! Je me suis beaucoup servi d’une traduction formidable que je cite abondamment, qui est celle d’André Lanly qui a réécrit Montaigne en français moderne. Je ne prétends être ni philologue ni professeur de littérature et je me suis très clairement appuyé sur cette version modernisée. Ce qui m’intéresse est l’application que l’on peut en faire aujourd’hui. Le français ancien mâtiné de latin et de grec utilisé par Montaigne est compliqué mais une fois cette difficulté de forme dépassée, on en arrive à des sujets de fond et à des conseils qui nous touchent tous.
Votre patiente dit : « Je n’adhère pas d’emblée aux avis définitifs des spécialistes qui me menacent des pires dangers si je ne suis pas leurs prescriptions à la lettre » ajoutant : « Vous voyez à qui je pense ». Ce à quoi vous lui répondez avoir une idée. Des noms ?
Je dirais qu’il s’agit de cette posture médicale autoritaire. Je considère qu’il y a deux dérives possibles : la première tient à une médecine doctrinaire. On l’a subie, bon gré mal gré au plus fort de la pandémie et je n’ai pas eu envie de draper les conseils de Montaigne dans une posture autoritaire. L’autre dérive relève d’une forme de « gourouification » de certains conseils qui s’appuient sur une sorte de mystique personnelle. Ce n’est pas là non plus le cas de Montaigne.
Votre incursion dans une forme romanesque, à travers le personnage de la patiente inventée, vous octroie quelques libertés avec les exigences de votre pratique. Ainsi vous donne-t-elle rendez-vous devant la Sorbonne, au pied de la statue de Montaigne à laquelle une légende attribue de porter chance aux étudiants qui frottent son pied droit avant leurs examens. Le même rituel s’opère à Cordoue où l’on frotte la babouche de Maïmonide avec l’espoir d’une transfusion de matière grise…
Leur pensée est si puissante que les gens se disent qu’en touchant la statue, ils seront contaminés par un peu de leur intelligence. C’est a minima une gentille idolâtrie, qu’en psychologie on nomme une pensée magique.
Pourquoi évoquer la chanson de France Gall « Existe, prouve que tu existes » ? Pourquoi ne seriez-vous pas étonné que Michel Berger fût un lointain cousin de Montaigne ?
Il y a, chez Montaigne mais aussi dans la chanson de Michel Berger, l’idée d’une résistance à un quotidien agressif, une forme de révolution du quotidien : non pas de grandes révolutions qui changent le monde avec un grand soir et un grand matin mais, comme le dit Montaigne, de petites révolutions, des petites résistances qui sont la base des grandes résistances.
S’agissant de musique, vous avez publié sur deezer une playlist autour de Montaigne : réveil en musique avec Montaigne ou encore musiques pour jouer avec ses émotions. On y relève le tube de la Californienne Claudia Philips Quel souci Montaigne et la Boétie (1987). Un autre grand écart intellectuel illustrant la notoriété du philosophe ?
Un auteur anglais a dit que ce qui est amusant avec Montaigne tient à la façon dont cet écrivain très ancien, s’exprimant dans une langue difficile à comprendre, parvient à donner au lecteur d’aujourd’hui, au détour d’une page, l’impression qu’il l’a écrite juste pour lui ! Les Américains ont eux aussi été très impressionnés par Montaigne. Orson Wells disait qu’il ouvrait chaque jour une page de Montaigne comme certains ouvrent la Bible au hasard pour y puiser l’inspiration de leur journée. Montaigne a cette capacité à introduire une connivence que je n’ai retrouvée chez aucun autre auteur.
Il y a une proximité entre le paradoxe mystique tel que le propose Rabbi Nahman de Breslev et cette acceptation de l’absurdité de l’existence qu’incarne Montaigne
Vous illustrez la notion de doute salvateur et de souplesse d’esprit avec la phrase de Rabbi Nahman de Breslev : « Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, car tu ne pourrais pas t’égarer »…
Il y a une proximité entre le paradoxe mystique tel que le propose Rabbi Nahman de Breslev et cette acceptation de l’imprévisibilité et de l’absurdité de l’existence qu’incarne Montaigne. Chez l’un et chez l’autre, cette acceptation n’est pas morose : elle est plutôt souriante et gaie.
Vous abordez l’ascendance juive de Montaigne, rappelant que sa mère s’appelait, avant francisation de son patronyme, Antoinette Lopez de Villanueva, nom correspondant à celui de Juifs espagnols convertis de force. Des marranes donc…
Je me suis très largement appuyé, pour ce livre, sur Stefan Zweig selon lequel, comme je l’indique, une partie de la famille Lopez de Villanueva s’est installée à Anvers où elle est devenue protestante tandis qu’une autre s’est convertie au catholicisme et s’est installée à Bordeaux. Reste que les rapports que Montaigne entretenait avec sa mère étaient exécrables, à tel point qu’ils ont vécu dans le même château sans s’adresser la parole…
Un point qui ne va pas dans le sens d’une judéité totalement assumée en effet !
Et Montaigne ne se présente pas comme un penseur juif. Il n’aborde pas dans ses écrits sa relation au judaïsme. Pour autant, comme je l’écris dans le livre, malgré ce silence, on relève dans Les Essais de nombreux détails pouvant révéler une influence presque inconsciente de la religion de ses ancêtres.
Zweig a trouvé en Montaigne un frère en souffrance et en pacifisme
Alors qu’il fuyait le nazisme, Zweig a trouvé en Montaigne, écrivez-vous, « un frère en souffrance et en pacifisme »…
L’expression frère en pacifisme fait référence au fait que Montaigne se vit comme un être universel. S’agissant de la souffrance, Montaigne lutte en permanence contre la tristesse. Atteint d’une maladie grave, il souffre physiquement et est probablement traversé de douleurs psychologiques. Il perd La Boétie puis ses enfants, est confronté à la peste alors qu’il est maire de Bordeaux… C’est contre cette vie triste qu’il lutte. Mais il ne faut pas réduire Montaigne à un ravi en état permanent d’euphorie. Il ne nie pas l’existence de la tristesse mais dit qu’on peut essayer de ne pas l’aimer. Il trouve de l’énergie dans sa capacité à regarder en lui et dans sa lecture des textes qui lui donnent une sagesse protectrice.
Montaigne en appelle à une cohérence – très juive – entre la prière, les objectifs de la prière et la vie quotidienne
Si Montaigne est, dans ses écrits, demeuré silencieux quant à sa judéité, vous indiquez qu’il n’a jamais cédé à l’antisémitisme « banal en son temps »…
Montaigne ne cède pas à l’antisémitisme. Il est un penseur chrétien assez ouvert et tolérant. Et il dit quelque chose qui est très proche du judaïsme. Dans l’essai Des prières, il écrit que les juifs et les musulmans ont cette grande qualité que n’ont pas les chrétiens : ils gardent leurs textes sacrés dans la langue originale. Il souligne l’importance d’une prière « en version originale » et s’élève contre les traductions et les adaptations. Il dit aussi que la prière et le comportement doivent être cohérents. Montaigne en appelle à une cohérence – très juive – entre la prière, les objectifs de la prière et la vie quotidienne.
Revenons sur les paroles du roi Salomon que Montaigne avait fait graver sur les poutres de sa bibliothèque…
Au moment où il écrit Les Essais, Montaigne s’enferme dans ce qu’il désigne comme la partie la plus sombre de son domaine, une petite tour au sommet de laquelle il crée sa bibliothèque. C’est là qu’il fait graver les phrases qui l’inspirent. Les phrases de Kohelet vont particulièrement nourrir sa relation au destin.
Pour Zweig, c’est cette « combinaison » entre Juifs et Gascons, cette mixité qui a fait de Montaigne « un homme du milieu, un homme de lien […] sans préjugés ». Diriez-vous que son ascendance a construit la pensée de Montaigne ?
Montaigne s’est tenu à distance de toutes les certitudes, y compris les certitudes juives. Je dirais que probablement, quelque chose de l’universalisme et de la tolérance a été nourri – sans doute à son insu – par ses origines juives.
L’été approche et vous préconisez « des vacances à la Montaigne ». En quoi consistent-elles ?
C’est d’abord être comme on est : si on a envie de ne rien faire, on ne fait rien. Ou au contraire, de s’autoriser, si on en a envie, une heure par jour, à regarder ses mails professionnels et à travailler un peu. Par ailleurs, Montaigne nous dit qu’il est bon de changer ses références, sa culture : découvrir est donc important. Et puis, il y a tout ce qui est autour de celles et ceux qui nourrissent notre vie et que nous aimons. Ce qui est important, c’est peut-être moins l’endroit où l’on va que avec qui on y va. L’amitié et l’amour occupent une place primordiale dans la pensée de Montaigne. Oserais-je évoquer cette jolie histoire que ce bon vivant n’aurait sans doute pas dédaignée :
Le rabbin d’une petite kehila [communauté] meurt, et au bout de quelque temps, la congrégation décide que sa veuve devrait se remarier. Compte-tenu de la taille de la communauté, il n’y a qu’un seul candidat possible, le boucher casher. Bien que peu emballée car elle était habituée à vivre avec un intellectuel, la veuve finit par accepter. On célèbre la houpa un jeudi, et le vendredi soir, avant d’aller à la synagogue, le marié dit à l’ex-veuve :
– Ma mère m’a toujours dit qu’avant l’entrée du chabbat, c’était une grande mitsva d’accomplir son devoir conjugal.
Et ils s’exécutent… Il s’en va ensuite à la synagogue, et en revenant du service religieux du soir, le mari dit :
– D’après mon père, c’est bien de faire son devoir conjugal avant de dîner.
Et ils s’exécutent de nouveau… Au moment de se coucher pour dormir, il dit :
– Mon grand-père disait que c’était bien de faire son devoir conjugal pendant la nuit du chabbat.
Et ils s’exécutent une fois de plus… Puis ils vont dormir, et le lendemain matin, au réveil, le mari dit :
– Ma tante dit que pour un juif pieux, c’est bien de faire son devoir conjugal avant que commence l’office du chabbat matin.
Et ils s’exécutent encore une fois…
Quelques jours plus tard, l’ex-veuve rencontre une amie au marché, qui lui demande :
– Comment ça se passe avec ton nouveau mari ?
– Eh bien écoute, ce n’est pas vraiment un intellectuel… mais il vient d’une excellente famille.
Le livre se clôt sur une série de « tests de Montaigne ». Que faire si on a un mauvais score ?
Il n’y a pas de bon ou de mauvais score ! C’eût été une hérésie que d’utiliser le philosophe de la liberté et du doute pour distribuer des bons et des mauvais points ! L’objectif de ces tests est de se révéler à soi-même. C’est une manière d’évaluer sa relation à l’amitié, à l’amour, au travail, à la gaieté… Anticipez-vous ? Montaigne nous apprend à nous moquer de celles et ceux qui veulent tout prévoir. Etes-vous un timide ou un extraverti ? Pour Montaigne, l’un ne vaut pas mieux que l’autre…
Sans doute Montaigne serait-il ému de cet hommage quelque 500 ans après sa mort. Ne craindrait-il pas que votre revisitation détourne des Essais difficiles à lire de nouveaux lecteurs qui seraient tentés, entre les deux Michel, de choisir Lejoyeux ?
Le livre est sorti depuis [mi-mai], ce qui me permet de vous répondre que la réalité n’est pas exactement celle-là. Nombreux sont les lecteurs qui, frappés par sa modernité, ont envie grâce à ce livre de revenir à Montaigne. C’est une œuvre compliquée qu’il faut aborder avec une ligne de lecture, un fil directeur. Pour ma part, j’ai voulu en faire un livre de médecine et de santé. Mon livre propose une lecture et une interprétation de Montaigne adaptées à notre quotidien. Je ferais la comparaison avec le Talmud. La question est : comment l’appliquer. Pour le dire avec Kohelet, il y a un temps pour tout : un temps pour lire Montaigne, un temps pour ne pas le lire, un temps pour lire une adaptation médicale et peut-être un autre temps pour le lire dans une langue actualisée ou dans sa langue originale si l’on est prêt à cette aventure.
Pr Michel Lejoyeux, En bonne santé avec Montaigne, Robert Laffont, 368 p, 19,90 €