Israël en guerre - Jour 561

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Yifat Sitbon (Photo: Dafna Talmon)
Yifat Sitbon (Photo: Dafna Talmon)
Les déracinés du 7 octobre

« En courant avec les enfants, je me suis dit : ‘C’est différent cette fois, plus grave que d’habitude' »

Yifat Sitbon, 45 ans, du moshav Dekel. Professeure d’anglais au lycée, mariée à Ahi, agriculteur, et mère de 4 enfants. A été évacuée à Hatzeva, dans l’Arava ● Voici son histoire

Voici le deuxième volet de la série, « Déracinés ». Chaque article est le monologue de l’un ou l’une des dizaines de milliers d’Israéliens déplacés par la guerre contre le Hamas, évacués de la frontière nord du pays ou de l’enveloppe de Gaza.

Je suis née à Morag, une implantation de Nahal située dans la bande de Gaza, entre Khan Younès et Rafah. Enfants, nous étions très amis avec les Arabes de là-bas. On fêtait des événements familiaux ou des virées shopping ensemble. Mon père, originaire de Tel-Aviv, rêvait d’être agriculteur.

Avec des amis de l’implantation de Nahal Revivim, ils ont établi l’avant-poste de Morag, dans le secteur du Gush Katif. [Le Gush Katif, ensemble de 17 implantations israéliennes du sud de la bande de Gaza, a été évacué en août 2005, dans le cadre du désengagement unilatéral d’Israël de Gaza.]

En 1982, suite à l’évacuation de Yamit, Morag a subi le même sort. Nous avons été transférés au Conseil régional d’Ashkelon, plus précisément à Pithat Shalom, qui comprend les six communautés du sud du conseil.

Cette terre a un sens très profond pour moi ; Elle est intimement liée à mon âme et à mes racines. Mes enfants, qui ont 16 et 14 ans, sans oublier des jumeaux de 10 ans, sont la troisième génération dans cette région, avec des liens familiaux des deux côtés.

Les parents de mon mari, eux aussi évacués de Yamit, ont joué un rôle déterminant dans la fondation du moshav Dekel, tandis que mes propres parents ont créé le kibboutz Yevul et se sont consacrés à la culture de fleurs. Aujourd’hui, nous possédons et gérons une ferme de 25 hectares spécialisée dans la production de poivrons et de tomates.

Yifat Sitbon et ses quatre enfants en 2014. (Autorisation)

Samedi 7 octobre

Le vendredi 6 octobre, la veille de Sim’hat Torah, j’ai éprouvé un sentiment étrange. Mon fils avait prévu de passer le week-end avec un ami au kibboutz Beeri. Je n’arrivais pas à savoir pourquoi, mais quelque chose dans mes tripes me disait de lui conseiller d’attendre un peu.

Mon mari, Ahi, qui aime les fêtes en plein air, voulait aller à celle de Nirim ou de Reïm, mais encore une fois, quelque chose me gênait, et je lui ai demandé de ne pas y aller. A la place, j’ai rapidement prévu de faire un barbecue, samedi après-midi, avec des amis de Kfar Saba.

À 6 h 35, ce sont les explosions et missiles tout proches qui m’ont réveillée. Pas d’alerte rouge, pas de sirènes. En courant avec les enfants, je me disais : « C’est différent cette fois, c’est bien plus grave que d’habitude »

Ce sont des bruits que j’entends depuis 18 ans. Depuis que Shani a un an et que je suis enceinte de Shalev, nous partons à chaque fois que cela se tend – j’utilise ce terme sciemment – jusqu’à ce que ça se calme et que nous puissions revenir.

Les tirs étaient intenses. Nous nous sommes précipités dans notre pièce sécurisée : cinq minutes plus tard, mon mari, qui est commandant adjoint de l’unité locale d’intervention rapide antiterroriste, a reçu un SMS, pris son équipement – gilet, casque, arme de poing et M16 – et est sorti de la maison.

Ahi Sitbon dans son champ de poivrons du Moshav Dekel. (Crédit : Avi Paz/ via Zman)

Le réseau était mauvais dans la pièce sécurisée, mais j’ai malgré tout pu rester en contact avec Avital, ma cousine du kibboutz Holit. Elle m’a envoyé un texto : « Il y a des boums fous ici. » Puis elle m’a appelée, et j’ai entendu des cris. Je lui ai dit : « Va dans ta pièce sécurisée, ferme ta porte à clef. » Nous avons continué à parler jusqu’à 21 h 30, quand elle m’a soudainement envoyé un texto : « Tehila est morte. » Tehila était sa voisine.

C’est à ce moment-là que j’ai compris la gravité de ce qui se passait. Mon mari est rentré à la maison, a posé son arme et je lui ai dit : « Montre-moi comment m’en servir. » Il m’a dit : « Quoi qu’il arrive, n’ouvrez la porte à personne. Et s’il le faut, tire. »

J’ai trouvé deux poids et deux balais que j’ai coincés contre la porte. Cela m’a rappelé l’époque de la guerre du Golfe, quand je colmatais chaque fissure avec du ruban adhésif, en pensant que cela nous sauverait. Comme si le fait de fermer à clef la porte de la pièce sécurisée et d’être prêt à tirer sur le premier intrus allait nous protéger.

J’étais là, avec mes poids contre la porte, ma cousine hurlant à propos de la porte ouverte de sa pièce sécurisée et de sa fenêtre cassée, et il me fallait malgré tout garder mon sang-froid pour les enfants. C’était totalement surréaliste. C’est à ce moment précis que j’ai pris conscience des choses : il s’agissait d’un assaut coordonné, de terroristes qui nous attaquaient, d’enlèvements – mon cauchemar d’enfant devenait réalité.

Il y a plusieurs mois de cela, nos agents de sécurité nous avaient mis en garde contre les dangers. Pour autant, les autorités et l’armée avaient réduit le nombre des unités de première intervention et confisqué les armes, en nous promettant qu’il n’y avait aucun risque d’attaque sur plusieurs fronts. « Ne vous inquiétez pas, nous ont-ils dit, nous avons l’armée la plus puissante et la barrière la plus intelligente. »

Aujourd’hui, au moment-même où je vous dis ça, l’image de ces hordes de Gazaouis en train de franchir la barrière tourne en boucle dans ma tête : la barrière éventrée, l’armée israélienne absente. Je les revois s’infiltrer partout au sein des communautés, prendre des gens, tuer, brûler – sans personne pour les arrêter.

Je suis restée avec les enfants dans la pièce sécurisée : j’entendais les rafales d’armes automatiques tout près. Je leur ai dit que c’était nos soldats, même si je savais que c’était les armes des terroristes.

Quand les coups de feu se rapprochaient, ma main se tendait vers l’arme à feu. Je n’avais aucune idée de l’endroit où se trouvait mon mari. J’avais l’impression d’être en dehors de mon propre corps, d’être en train de me raconter une histoire pour m’en tirer, et de me demander pourquoi, après toutes ces heures, je n’entendais pas les avions de chasse. Je me suis demandée combien de temps il fallait pour acheminer des soldats par hélicoptère.

J’avais le sentiment d’être une proie facile, en sursis, occupée à survivre, rien de plus, – sans personne à la rescousse.

Yifat Sitbon dans son logement temporaire au Moshav Hatzeva, avec les quelques affaires qu’elle a pu emporter en quittant sa maison du Moshav Dekel. (Crédit : Dafna Talmon/ via Zman)

L’évacuation

Après une nuit blanche, le dimanche matin, j’ai pris la décision de partir avec les enfants. Je ne savais pas que les environs grouillaient encore de terroristes du Hamas. J’ai appris plus tard que cinq personnes qui s’étaient échappées de la fête à Reïm avaient été abattues par un escadron terroriste qui les attendait au carrefour de Tsohar. Trois d’entre eux étaient mes élèves.

Mais j’ignorais tout cela quand j’étais dans la pièce sécurisée, et j’ai dit à mon mari : « Tu dois nous sortir d’ici. » Il a insisté : « Il ne faut pas sortir. » Les gens avaient tellement peur qu’ils ont commencé à partir : la mort était partout – des scènes horribles avec des corps de terroristes et de gens qu’ils connaissaient, tous morts.

Les kibboutzim ont été évacués de manière organisée, mais nous, les moshavim, avons fait ce que nous faisons toujours, – nous avons fait les choses nous-mêmes. L’armée nous a fait savoir qu’elle nous escorterait le long du corridor Philadelphi, près de la frontière avec l’Égypte. Nous avons dit au revoir à mon mari à la porte du moshav, et nous sommes allés à Kadesh Barnea, puis chez des amis à Hatzeva, dans les environs d’Arava.

Qu’avez-vous emporté ?

Cela fait 18 ans que je me déplace, chaque fois que la région subit une attaque de missiles depuis Gaza. J’ai une liste toute prête, comme celle que les gens font en prenant leur garde à l’hôpital. Mais cette fois-ci, nous avons eu très peu de temps pour faire des bagages. Dans l’un des rares moments de calme, j’ai dit aux enfants : « Faites vos valises pour quelques jours. » Vous avez 10 minutes, prenez tout ce que vous pouvez. » Ils ont beau être habitués, nous ne sommes jamais partis dans une telle précipitation.

J’ai pris l’essentiel : des vêtements pour trois jours, une trousse de toilette, un portefeuille, des chargeurs et mon ordinateur portable car, en tant qu’enseignante, je savais que je devrais donner des cours à distance sur Zoom.

Heureusement, il y a une communauté incroyable à Hatzeva avec un centre de dons, et peu à peu, nous avons pu avoir ce qui nous manquait. Au début, c’était difficile de demander et prendre ce dont nous avions besoin. Avant, c’était nous qui donnions ; aujourd’hui, c’est nous qui sommes dans le besoin.

Dudi Levi se produit pour les populations évacuées au Moshav Hatzeva, le 13 novembre 2023. (Crédit : Mati Eliyahu/ Facebook/ via Zman)

À quoi ressemble la vie quotidienne ?

Je vis dans l’instant présent : tout est comme suspendu. Les deux premières semaines, nous avons dormi dans une cabane de vacances. En gros, une petite boîte avec cuisine et buanderie à l’extérieur. C’est aussi là que tous les dons, des produits secs aux vêtements et aux couches, sont déposés.

L’hospitalité ici est incroyable. Les gens de Hatzeva travaillent dur, et ce n’est pas facile pour eux non plus. Certains hommes ont été rappelés dans la réserve, et l’équipe de protection fait des heures supplémentaires. Rien n’est acquis, et je leur suis profondément reconnaissante pour tout.

Ma priorité absolue, ce sont mes enfants et je m’assure qu’ils aient tout ce dont ils peuvent avoir besoin. Des soldats-enseignants animent des activités, mais mon fils de 10 ans refuse de quitter la maison et de se faire de nouveaux amis. Mais j’ai trouvé cette artiste, à Hatzeva, qui lui ouvre son atelier trois fois par semaine. Depuis qu’il a commencé à y aller, il a recommencé à sourire. Elle est une vraie bouée de sauvetage pour lui, elle lui consacre du temps et de l’attention.

Deux semaines après l’évacuation, on m’a demandé de créer le lycée Nofey-Habsor à Ein Yahav, dans le centre de l’Arava. Grâce à des gens formidables et un travail acharné, nous y sommes parvenus. En ce moment, je gère le centre éducatif d’Eshkol, et j’essaie de redonner des habitudes aux enfants, en leur apportant dans la mesure du possible un soutien émotionnel, social et éducatif.

Les Bédouins

Il y a des ouvriers bédouins à la ferme de Rahat : ils font partie de notre famille – ce sont des gens incroyables. À un moment, nous avons eu jusqu’à 26 travailleurs thaïlandais, en plus de notre chef d’équipe bédouin de Rahat, Osama Abu Madeyim, et son frère, qui supervisaient le travail à la ferme.

En ce terrible samedi, Oussama est venu, comme toujours, tôt le matin. Il a déposé les membres de sa famille qui travaillaient avec nous dans les champs, puis il est reparti. Mais il n’est pas allé bien loin. Une cellule terroriste lui a tendu une embuscade, et a criblé de balles son fourgon. Il a réussi à appeler son frère Shadi, qui a couru comme un fou pour être là alors que son frère rendait son dernier souffle.

Dans le chaos, Shadi a trouvé une arme laissée par l’un des terroristes, qu’il a utilisée pour tirer et abattre cinq d’entre eux. Puis il a appelé mon mari et lui a dit : « Je reviendrai travailler à la ferme. Je viendrai avec mes ouvriers et mes enfants pour travailler là-bas, et un jour je vengerai la mort de mon frère. »

Ces derniers jours, il est revenu à la ferme. Les Bédouins et nous faisons destin commun. Quand un missile frappe Rahat, il ne se soucie pas de savoir si vous êtes juif ou arabe.

Yifat Sitbon. (Crédit : Dafna Talmon/ via Zman)

L’aide économique de l’État

Deux fois par jour, nous nous faisons livrer des repas chauds. Notre conseil verse 400 shekels par nuit pour chaque famille déplacée, et cet argent va directement aux lieux d’accueil. Il en coûte donc environ 15 000 shekels par mois pour chaque famille déplacée. Si nous pouvions toucher cette somme directement, nous pourrions louer un logement et vivre sur l’argent qui reste.

Je suppose que nous pourrions avoir droit à des dédommagements, mais d’expérience, ils sont ridiculement faibles.

Les priorités du gouvernement semblent faussées. Apparemment, il y a des questions plus urgentes que d’acheminer de l’argent aux personnes déplacées – comme par exemple l’approbation d’un budget de 30 millions de shekels, en pleine guerre, pour rénover la résidence du Premier ministre, rénover le revêtement d’une route en Judée-Samarie, ou mettre en place une Soucca et une sécurité à Hawara pour les implantations.

Pour le moment, la ferme continue de tourner grâce aux travailleurs de Rahat et à l’aide incroyable des bénévoles de tout le pays. La mobilisation civile est réellement incroyable.

Qu’est-ce qui vous manque le plus ?

Ma maison, mon jardin, mes petites habitudes et surtout, mon mari. C’est à peine si je le vois. Il travaille constamment à la ferme, il fait de son mieux pour sauver ce qui peut l’être.

L’avenir

Cette situation est totalement inédite. Nous savons désormais que les communautés les plus proches de la barrière – Kerem Shalom, Holit, Sufa, Nir Yitzhak, Nir Oz, Nirim, Ein Hashlosha et Magen – ne reviendront pas avant longtemps.

J’ai récemment rendu visite à des amis à Eilat – eux aussi ont été évacués – et c’était terrible. Les gens se comportaient comme des zombies, sans but ni projets. Leur avenir leur paraît tellement incertain et sombre.

Le musée Hevel Yamit à Moshav Dekel. (Crédit : Moshe Raimer/ Wikipedia/ via Zman)

Je n’arrête pas d’entendre parler de solutions de relogement dans des immeubles de Tel Aviv ou de Kiryat Gat, mais je me demande comment des gens qui ont passé toute leur vie à l’air libre vont s’adapter aux bâtiments gris de la ville. Pourquoi n’y avait-il pas de plan d’évacuation tout prêt, de kibboutz à kibboutz, de moshav à moshav ?

Depuis des années, nous appelions l’attention sur le risque d’un assaut coordonné, que nous voyions plutôt venir des tunnels. Mais comme d’habitude, les autorités n’ont pas pris nos inquiétudes au sérieux, et le pire est arrivé, le 7 octobre dernier.

Il est temps que quelqu’un dise clairement où sont nos frontières et ce que nous voulons. Les gens du peuple veulent juste vivre. Personne ne veut que ses enfants grandissent dans la haine et meurent au nom de Dieu.

Cet article a été originellement publié sur le site jumeau, en hébreu, du Times of Israël, Zman Yisrael.

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