Il faut parfois du temps pour remettre les pendules à l’heure, même dans le cas d’une histoire aussi connue et attendue que l’immigration des Juifs éthiopiens en Israël.
Plus de 40 ans après l’acheminement en Israël de Beta Israël – nom donné à la communauté juive éthiopienne -, dans le cadre d’opérations de sauvetage aéroportées tout autant héroïques qu’historiques, cette communauté continue à souffrir de pauvreté, confrontée au racisme et obligée de lutter sans répit pour être pleinement acceptée dans la patrie juive.
Regardés avec suspicion par l’establishment orthodoxe au pouvoir, qui remet en question leur judéité, les membres de la communauté sont en butte aux brutalités policières, à la discrimination, dans certaines écoles religieuses semi-privées qui refusent de les admettre, et à des handicaps importants sur le marché du travail, – et ce, même pour les Éthiopiens-Israéliens de deuxième génération.
Pour beaucoup de membres de cette communauté, les préjugés s’expriment même dans la manière dont l’histoire de leur exode vers Israël est racontée.
Jusqu’à présent, ce récit décrivait les Éthiopiens comme des spectateurs impuissants, sauvés par l’intervention d’Israël et des Juifs nord-américains.
Mais aujourd’hui, ils reprennent leur histoire en main, avec des détails méconnus de l’histoire de Beta Israël, afin de faire évoluer les mentalités et aider les jeunes générations d’Israéliens éthiopiens à connaitre leur histoire.
« Il s’agit d’une volonté publique de faire connaître l’histoire éthiopienne », explique Shmuel Yilma, fondateur du Forum Yerusalem, l’une des organisations à la pointe de l’action pour promouvoir l’histoire de Beta Israël.
Les activistes bêta-israéliens – d’origine éthiopienne ou non – qui œuvrent depuis longtemps pour la communauté, tiennent à ce que le monde entier sache que l’idée de l’exfiltration des Juifs éthiopiens vers Israël est venue des Juifs éthiopiens eux-mêmes, en dépit des menaces d’emprisonnement.
La communauté juive nord-américaine et l’État d’Israël ont certes joué un rôle essentiel, mais la fuite de la communauté vers Israël est une initiative de la communauté éthiopienne et de ses membres.
« Ce n’est pas une question de mérite, de savoir qui a fait quoi ou combien », explique Rahamim Elazar, conférencier et militant de la communauté éthiopienne.
« Il s’agit de changer la politique israélienne envers la communauté éthiopienne. »
Yilma souhaite que les jeunes Éthiopiens soient fiers de leurs aînés et que la société israélienne connaisse et reconnaisse les héros israélo-éthiopiens.
Il veut également que des rues et places israéliennes portent le nom de militants éthiopiens.
Il milite pour que l’histoire de Beta Israël soit racontée au sein du système scolaire israélien, et pour qu’un plus grand nombre d’organisations et institutions rendent hommage à l’histoire et à l’héroïsme éthiopien.
« Les Éthiopiens ne sont pas traités comme les autres israéliens. À leurs attentes, modestes, se sont ajoutés le manque d’opportunités et le racisme », explique Yilma, qui a fondé Yerusalem Forum en 2016.
« J’ai compris que pour régler tout cela, il fallait que l’élan vienne de la communauté elle-même. »
Cette initiative a été au cœur de la cinquième conférence du Forum Yerusalem, qui s’est tenue en novembre dernier à Tel Aviv. Des centaines de militants israéliens et nord-américains se sont réunis pour évoquer les circonstances de la sortie de cette communauté d’Afrique.
Certains, dans le public, n’avaient jamais entendu parler de ces détails de l’histoire.
On connaît bien l’histoire du pont aérien, qui a permis d’acheminer quelque 30 000 membres Juifs éthiopiens en Israël entre le milieu des années 1980 et le début des années 1990, un premier temps en passant le Soudan, puis directement depuis Addis-Abeba.
« Les ponts aériens ont été merveilleux et spectaculaires, mais c’était l’aboutissement d’un long processus », explique Susan Pollack, militante américaine de longue date.
« Nous sommes ici pour dire ce qui s’est passé avant les ponts aériens. »
Pollack s’est impliquée dans le sauvetage des Juifs éthiopiens après un déplacement en Israël, en 1981, qui lui a donné l’occasion d’assister à une conférence donnée par Elazar et un autre activiste.
Elle a appris l’existence d’un gouvernement militaire marxiste en Éthiopie, de la guerre civile, de la sécheresse et de la décision de la communauté juive éthiopienne de rallier Israël via le Soudan.
« La communauté éthiopienne est souvent dépeinte comme une victime impuissante, attendant d’être sauvée par Israël. C’est totalement faux », assure Pollack.
Jusqu’au milieu des années 1970, la plupart des membres de la communauté qui demandaient à émigrer en Israël étaient refoulés en raison de doutes sur la réalité de leur ascendance juive.
Or, cette année-là, le grand rabbin séfarade Ovadia Yosef affirme que les Beta Israël sont juifs au regard de la halakha [NDLT : la loi juive orthodoxe], ce qui permet enfin leur immigration.
Se rendre en Israël est extrêmement compliqué.
L’émigration de la communauté Beta Israël est en effet officiellement interdite par le gouvernement communiste éthiopien depuis les années 1980, de sorte que de nombreux Juifs ont quitté le pays à pied et trouvé refuge dans des camps de réfugiés au Soudan. Le périple, long – de deux semaines à un mois – et difficile est semé d’embuches, de maladies et de violences.
Finalement, dirigeants communautaires, militants et responsables israéliens parviennent à organiser des ponts aériens à destination d’Israël.
Le premier grand pont aérien est l’opération Moïse, en 1984, au cours de laquelle 15 000 Éthiopiens parviennent en Israël via le Soudan, en secret.
Lorsque la presse israélienne publie la nouvelle du pont aérien, le gouvernement soudanais réagit avec colère et met fin à l’opération.
Israël et l’Éthiopie rétablissent leurs relations diplomatiques en 1989 et, à partir de 1990, Addis-Abeba commence à autoriser de petits nombres de Beta Israël à émigrer.
La détérioration des conditions de vie en Éthiopie rend l’exfiltration de la communauté juive plus urgente encore.
En 1991, lorsque les forces rebelles pénétrent dans la capitale éthiopienne, le président de l’époque, Mengistu Haile Mariam, s’enfuit au Zimbabwe. Israël en profite pour lancer une opération spéciale au cours de laquelle, en l’espace de deux jours, près de 15 000 membres de la communauté juive éthiopienne sont transportés par avion depuis Addis-Abeba.
Ce sont les kessims, rabbins et anciens, aidés des militants communautaires, qui mettent au point cet exode, explique Shapiro. Leurs soutiens, essentiellement des Juifs et politiciens nord-américains, prennent en charge le volet financier (dépenses et pots-de-vin).
« Ils ont orchestré leur propre évasion », souligne Pollack.
« Leur projet était d’emmener tous ceux qui restaient, à Gondar et au Tigré, et dans 300 autres villages, jusqu’à Addis-Abeba parce que c’était le seul endroit où pouvait se poser un 747. Quand tout le monde a été réuni, ils ont pu organiser le pont aérien. »
De ces ponts aériens, la mémoire collective a retenu l’idée d’une communauté faible n’ayant dû sa survie qu’au sauvetage quasi-désespéré d’Israël.
De nombreux Israéliens d’origine éthiopienne ont accepté le rôle de réfugiés silencieux et passifs, n’évoquant que rarement leurs traumatismes ou difficultés pour arriver en Israël.
« Ils ne leur ont pas vraiment donné l’importance qu’ils méritent », explique Pollack. « Les choses commencent lentement à changer. »
Le relatif silence de la communauté sur son propre rôle a eu des conséquences sur les jeunes générations.
« Mes enfants ne connaissaient pas mon histoire. Je ne leur en ai jamais parlé », admet Elazar.
« Mon fils aîné m’a dit : ‘J’entends parler de toi par d’autres personnes et la seule chose que je sais, c’est que tu es mon père’. »
Simcha Jacobovici, cinéaste canado-israélien auteur du documentaire de 1985 « Falasha : Exile of the Black Jews of Ethiopia », se souvient qu’une ami de sa fille, née dans une famille de Beta Israël, considérait ses parents et ses grands-parents comme des primitifs qui n’auraient pas été sauvés sans les efforts israéliens.
Israël peut être très fier de ce qu’il a finalement fait sans nuire aux réalisations de la communauté elle-même, ajoute-t-il.
« Je suis tout à fait d’accord pour les éloges, mais pas pour la manipulation de l’histoire », assure Jacobovici, qui s’est impliqué en faveur de cette cause dès ses années étudiantes à Montréal, après avoir entendu le militant éthiopien Baruch Tegen’e.
Enfant de survivants de la Shoah, Jacobovici dit s’être impliqué après avoir entendu le récit de Tegen’e sur sa fuite à travers le Soudan et ses efforts pour sauver les Juifs d’Éthiopie.
« Toute cette histoire de pseudo-passivité est absolument fausse. »
À l’abri de la famine et de la guerre, la communauté fait toutefois face à un racisme systémique, à la pauvreté et aux discriminations, entre autres difficultés.
La lutte est décourageante, affirme Elazar, mais la communauté, idéaliste, préfère se réjouir d’avoir atteint la Terre promise, plutôt que de s’appesantir sur les difficultés de la vie en Israël.
« Nous n’avions jamais pensé au travail et au logement », explique Elazar, arrivé en Israël en 1972 à l’âge de 14 ans dans le cadre d’un programme éducatif, après avoir fait l’objet d’une enquête et de tortures par les autorités éthiopiennes.
Récupérer l’histoire de l’exode fait partie d’un projet plus ambitieux destiné à lutter contre le racisme.
Êtes-vous juif ?
L’attitude des Israéliens peut être liée à la manière dont le gouvernement a initialement perçu la communauté, refusant de les reconnaître comme Juifs et posant « énormément de questions », suggère Elazar.
Les Beta Israël sont considérés comme l’une des plus anciennes communautés juives de la diaspora, mais également comme l’une des plus isolées, pratiquant une forme de judaïsme étrangère à la plupart des Juifs modernes, qui suivent les préceptes rabbiniques.
Les traditions et rituels uniques de la communauté éthiopienne avaient peu de choses à voir avec ceux de la majorité de la communauté juive, car ils reflétaient l’époque du Temple de Jérusalem.
Les débats sur l’authenticité du judaïsme éthiopien et son éligibilité à l’immigration ont fait rage pendant des décennies.
« Ils demandaient pourquoi il y avait des Juifs noirs ou pourquoi ils ne pratiquaient pas le judaïsme moderne, estimant qu’ils n’étaient peut-être pas juifs dès l’origine », explique Elazar.
Répondre à ces questions s’avère difficile car la communauté éthiopienne n’a pas de documents écrits susceptibles d’expliquer comment les Juifs sont arrivés en Éthiopie.
En sa qualité de militant juif éthiopien en Israël, Hezi Ovadia, demande à Yosef Ovadia, grand rabbin séfarade d’Israël, de rendre une décision permettant aux Beta Israël de s’installer en Israël. En 1973, Yossef statue que les Juifs éthiopiens sont juifs mais doivent recevoir une conversion symbolique.
Le grand rabbin ashkénaze de l’époque, Shlomo Goren, n’est initialement pas d’accord avec Yossef. Il lui faut deux ans pour reconnaître les Beta Israël comme d’authentiques Juifs, en 1975.
Au fur et à mesure que le véritable récit sera connu, la jeune génération se sentira plus forte et plus autonome, espère Yilma.
« Cela prendra du temps », estime-t-il.
« Quand les Israéliens connaîtront toute l’histoire, leur point de vue changera. Les gens me disent qu’ils ne savaient pas et qu’ils sont affectés par ce qu’ils entendent. »
La communauté israélo-éthiopienne doit être traitée sur un pied d’égalité, affirme Yilma, évoquant un sondage réalisé en 2019 par Midgam Research & Consulting montrant que 33 % des Israéliens juifs ne veulent pas que leurs enfants épousent des Israéliens éthiopiens, 22 % doutent du judaïsme des Beta Israël, 16 % ne veulent pas vivre près d’Israéliens éthiopiens, 15 % pensent que permettre l’immigration éthiopienne a été une erreur, 10 % ne travailleraient pas sous les ordres d’un Éthiopien et 9 % ne veulent pas que leurs enfants se renseignent sur la communauté éthiopienne.
« À quoi bon être miss Israël si on vous demande constamment votre carte d’identité », suggère Yilma, qui estime que le passage à tabac par la police du soldat de Tsahal né en Éthiopie, Damas Pakada, en 2015, a poussé de nombreux Éthiopiens au bord du gouffre.
« À quoi bon avoir un excellent curriculum vitae ou être un excellent officier de l’armée », ajoute-t-il.
« Le sectarisme est la réalité quotidienne d’un nombre significatif de jeunes Éthiopiens et cela doit changer. »