LONDRES — Une nouvelle exposition à la Wiener Holocaust Library de Londres met en lumière 150 ans d’actions en France, en Allemagne et au Royaume-Uni pour lutter contre la haine des Juifs. Intitulée « Combattre l’antisémitisme, de Dreyfus à nos jours », l’exposition se poursuit jusqu’en septembre 2022. Parmi les objets exposés figurent des journaux français proclamant l’innocence d’Alfred Dreyfus, des tracts visant à réfuter la propagande nazie antisémite dans les années 1920 et des photos représentant d’anciens militaires juifs manifestant contre les réunions fascistes dans la Grande-Bretagne d’après-guerre.
L’exposition met en évidence la persistance quelque peu décourageante de l’antisémitisme en Europe et les tentatives louables de le contrer. Elle met également en lumière des avancées dans l’attitude des États et des forces de l’ordre. « Une grande partie de ce que nous savons sur l’antisémitisme au cours du siècle dernier provient du travail de ceux qui l’ont surveillé et contesté », explique-t-on dans cette exposition.
La décision d’organiser l’exposition, explique Barbara Warnock, conservatrice principale et responsable de l’action éducative, a été prise en regard des inquiétudes face à la montée de l’antisémitisme, mise en évidence par le Community Security Trust (CST). En février, le CST, qui surveille l’antisémitisme en Grande-Bretagne et protège les lieux juifs, a enregistré le nombre le plus élevé jamais enregistré d’incidents haineux anti-juifs au Royaume-Uni. Ces chiffres ont été exacerbés par la propagation de théories complotistes antisémites en ligne durant la pandémie.
L’exposition, ajoute Warnock, répond également au souhait de la bibliothèque de diffuser des documents sur son propre rôle dans la lutte contre l’antisémitisme.
La bibliothèque abrite la plus ancienne et plus vaste collection d’archives originales au monde, et aussi la plus grande de Grande-Bretagne sur l’époque nazie et la Shoah. Elle trouve son origine dans le travail du Dr Alfred Wiener, qui a lutté contre le nazisme dans les années 1920 et 30 et recueilli des preuves sur l’antisémitisme et la persécution des Juifs en Allemagne.
Après avoir fui l’Allemagne avec sa famille en 1933, Wiener a créé le Bureau central d’information juif (JCIO). Il a recueilli des informations sur les nazis et diffusé des campagnes de sensibilisation de la population au sujet de leurs exactions.
Les documents, exposés pour la toute première fois par la bibliothèque, témoignent par exemple de ce qu’était l’édition et le milieu de la presse en France à l’époque de l’affaire Dreyfus. Les partisans de Dreyfus, ce militaire inculpé d’espionnage et de trahison sur la base de fausses preuves, et les opposants, qui ont mené une campagne antisémite calomnieuse contre lui, se sont livré des batailles par livres, journaux et brochures interposés.
Les « Dreyfusards » considéraient leur combat comme faisant partie de la défense du libéralisme et des valeurs républicaines françaises. Comme l’a écrit le journaliste et écrivain Bernard Lazare, en 1897 : « C’est parce qu’il est Juif qu’il a été jugé ; c’est parce qu’il est Juif qu’il a été condamné. »
Dreyfus avait le soutien de journaux comme L’Aurore, édité par le futur Premier ministre, Georges Clemenceau. Le Petit Parisien a d’ailleurs publié les détails d’une enquête militaire – opportunément disparue – qui désignait le major Charles Esterhazy comme l’espion qui avait fait passer des renseignements militaires français aux Allemands.
Toutefois, une grande partie de la presse française s’est livrée à la diffusion d’images et de discours antisémites violents. Une caricature, par exemple, représentait l’écrivain Émile Zola, l’un des plus éminents défenseurs de Dreyfus, comme le masque d’un Juif stéréotypé derrière lequel se cachait un militaire prussien.
Anticiper la montée du nazisme
L’exposition présente également une multitude de documents inédits de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres.
Au lendemain de la défaite du pays en 1918, Wiener a rapidement vu le danger d’une résurgence de l’antisémitisme au sein des mouvements nationalistes allemands. « On craint que l’Allemagne républicaine ne se forge une réputation à la polonaise en perpétrant elle-même des pogroms», avertissait-il en 1919, trois ans avant qu’une milice de droite n’assassine le ministre juif des Affaires étrangères, Walther Rathenau.
À une époque où les Nazis étaient encore une force politique minoritaire, Wiener les avait déjà identifiés comme dangereux pour les Juifs allemands. En 1925, par exemple, il a publié une critique de Mein Kampf d’Adolf Hitler.
« Alfred Wiener a fait preuve d’une grande clairvoyance et de beaucoup d’intuition face aux nazis et à la menace qu’ils constituaient », dit Warnock. « À un moment, au beau milieu des années 1920, où beaucoup ne prenaient pas les nazis au sérieux, lui a pressenti les choses. Il a su détecter… [que] la centralité de l’antisémitisme dans les idées nazies était susceptible de représenter une menace exceptionnelle. »
L’exposition présente également des publications produites par un petit bureau semi-clandestin, Büro Wilhelmstrasse (le Bureau de la rue Wilhelm), créé par l’Association centrale des citoyens de confession juive (CV) pour laquelle Wiener a travaillé. La mission du Büro était de surveiller l’antisémitisme en Allemagne, diffuser de l’information aux partis politiques et politiciens antisémites et communiquer sur l’action des Nazis.
Hans Reichmann du Büro a compilé Anti-Anti, une collection de tracts contenant des éléments de langage pour les personnes désireuses de réfuter les affirmations nazies et la propagande antisémite dans les discours comme dans la presse. Le propagandiste et archiviste du Büro, Walter Gyssling, écrivit plus tard Der Anti-Nazi, sur la critique des politiciens et politiques nazis. Au cours des quatre années qui ont précédé l’accession d’Hitler au pouvoir, en janvier 1933, en sa qualité de chancelier, Gyssling a sillonné le pays dans le cadre de réunions publiques, où il a à la fois condamné et débattu avec les nazis. C’était très dangereux. Il était souvent pris à partie et menacé par des membres de la SA.
Les sacrifices et le patriotisme dont avaient fait preuve les Juifs allemands au cours de la Première Guerre mondiale aurait pu être un puissant antidote contre la propagande nazie. Une affiche produite par l’Association des soldats juifs en 1920 déclarait : » À la mère Patrie allemande ! 72 000 soldats juifs sont tombés pour la Patrie au champ d’honneur : héros chrétiens et juifs se sont battus ensemble et reposent ensemble en sol étranger. »
Les Juifs allemands n’étaient pas non plus sans alliés. Le Reichsbanner Black-Red-Gold, organisation militante pro-démocratie fondée par d’anciens combattants, à la main de membres du Parti social-démocrate de centre-gauche, s’était attiré le soutien des partisans du Parti du centre catholique et du Parti démocrate allemand libéral.
En 1924, l’organisation déclarait : » Nous, républicains, n’oublierons jamais que les soldats juifs se sont battus et ont donné leur sang aux côtés des catholiques, des protestants et des libres penseurs. […] Cet antisémitisme stupide, qui empoisonne jusqu’à l’âme des enfants, non seulement couvre l’Allemagne de ridicule de par le monde, mais s’avère aussi une menace au niveau national et international. »
Alors même que le Parti communiste allemand comptait des éléments antisémites, son opposition farouche aux nazis lui a valu un certain soutien de la part des Juifs.
Alliés en Allemagne et à l’étranger
Comme le dit Warnock, une des surprises de l’exposition est la révélation de l’existence de réseaux chargés de collecter et compiler des informations sur l’antisémitisme en Allemagne après l’arrivée au pouvoir des Nazis.
Le JCIO de Wiener était un important centre d’échange pour ces informations. En 1935, Fritz Fürstenberg et Käthe Smoszewski ont traversé l’Allemagne depuis la frontière avec la Hollande jusqu’à Berlin avec leur chien. Leur mission était simple mais périlleuse. Chaque fois qu’ils voyaient un panneau antisémite dans la rue, ils devaient le prendre en photo. Les photographies étaient ensuite transmises au JCIO de Wiener à Amsterdam, qui prétendait qu’elles avaient été prises par un motocycliste néerlandais, afin de protéger l’identité du couple.
Au lendemain de la Nuit de Cristal, le JCIO s’est dépêché de recueillir des témoignages oculaires de l’attaque nazie contre la communauté juive allemande. Une fois rassemblés, les documents et témoignages ont été publiés dans le but d’amener la communauté internationale à prendre conscience des persécutions endurées par les Juifs en Allemagne. Wiener a transféré le JCIO, composé d’une petite équipe d’exilés juifs principalement allemands, à Londres, à l’été 1939.
Dans l’entre-deux-guerres, la Grande-Bretagne est grandement restée à l’abri de la montée du fascisme et les Juifs du pays se sont unis pour organiser nombre de manifestations contre les Nazis. En réponse au boycott des entreprises juives organisé par les Nazis deux mois après leur arrivée au pouvoir, le Comité représentatif juif pour le boycott des biens et services allemands a été créé afin de coordonner les initiatives de boycott à travers le pays.
Cependant, la situation des Juifs britanniques – différente de celle des Juifs allemands – était menacée par la montée des agressions et harcèlements antisémites alimentés par des partis tels que l’Union britannique des fascistes (BUF), de Sir Oswald Mosley. Bien qu’électoralement insignifiantes, ses tentatives d’attiser la violence dans des quartiers juifs de Londres, tels que Bethnal Green et Whitechapel, ont provoqué une réaction des groupes juifs et de la gauche britannique. En 1936, par exemple, les syndicalistes ont créé le Conseil du peuple juif contre le fascisme et l’antisémitisme. Il a tenu des réunions de rue antifascistes et travaillé à mobiliser contre les fascistes.
Une défense inébranlable
Les organisations municipales ont également senti le danger. Le Board of Deputies of British Jews a créé une commission de coordination, dénommé plus tard Commission de défense juive, pour superviser son travail de lutte contre l’antisémitisme. Il a recueilli des renseignements sur les groupes fascistes et antisémites, surveillé les incidents antisémites et formé des orateurs chargés de prendre la parole lors de réunions publiques. Des documents montrent également qu’il a enquêté sur les sources de financement des organisations fascistes.
Au-delà de la communauté [juive], le Parti communiste de Grande-Bretagne a réussi à attirer des membres juifs en raison de sa volonté d’affronter les fascistes dans des combats de rue et de perturber leurs réunions.
L’exemple peut-être le plus célèbre de résistance au fascisme est celui de la « bataille de Cable Street », en octobre 1936. Après avoir été autorisé par le ministre de l’Intérieur à défiler dans l’East End, à Londres, Mosley a reçu la protection de 7 000 policiers pour lui et ses sympathisants fascistes. Une foule nombreuse de militants antifascistes a finalement forcé Mosley à une retraite humiliante et la marche a été annulée.
Une partie de la légende entourant la bataille de Cable Street, présentée comme un tournant dans la défaite du mouvement fasciste britannique, est contestée par l’exposition. Il est noté qu’une semaine après la retraite de Mosley, des fascistes se sont rendus dans un quartier principalement juif de l’est de Londres, pour intimider les habitants et attaquer des magasins juifs dans la rue voisine de Mile End Road. Le nombre de membres de la BUF a également augmenté dans le sillage de Cable Street.
Mosley et nombre de ses sympathisants fascistes ont été incarcérés pendant la guerre. La défaite des Nazis n’a pas empêché l’ancien dirigeant de la BUF de tenter un retour, après-guerre, en créant le Mouvement de l’Union en 1948. Une fois de plus, l’est de Londres a été l’épicentre d’affrontements entre partisans de Mosley et manifestants antifascistes, déterminés à faire face à la menace. L’Association of Jewish Ex-Servicemen a programmé des réunions publiques à la fois autour de Londres et dans les villes du pays, y compris Derby, Bristol et Brighton.
Alors que le Board of Deputies of British Jews a été critiqué pour son attitude jugée passive face à la menace fasciste d’après-guerre, les documents de la Commission de défense juive, déposés à la bibliothèque en 2011, révèlent une réalité plus complexe. La Comission a soigneusement évité la confrontation directe avec les fascistes, qu’elle considérait comme contre-productive, privilégiant la mise en place d’une vaste campagne de surveillance non médiatisée. Des volontaires ont été envoyés sous couverture à des réunions fascistes et ont ensuite compilé les informations recueillies. La Commission de défense juive a également documenté et signalé des agressions antisémites, ainsi que des cas d’inaction de la par de la police.
Le Groupe 43 s’est montré bien moins regardant en matière de publicité et bien moins opposé à une action directe contre les partisans de Mosley. Fondé par d’anciens militaires juifs en 1946, il n’a pas hésité à perturber des réunions du Mouvement de Mosley, attaquer des fascistes ou envoyer des agents infiltrer les mouvements d’extrême droite.
La plus célèbre d’entre eux, Doris Kaye, qui était juive, aidée de James Cotter, son petit ami catholique, ont réussi à pénétrer le Mouvement, gagnant même la confiance de Mosley. Ils ont transmis de précieux renseignements au Groupe 43. Le groupe lui-même a reçu peu de sympathie de la police. Au cours des semaines d’affrontements autour de Ridley Road dans l’East End, en 1947, la police a interpelé trois fois plus d’antifascistes que de partisans de Mosley.
La Commission de défense juive s’est, pour sa part, intéressé à Colin Jordan dès les années 1940, bien avant qu’il ne prenne de l’importance en fondant le Mouvement National-Socialiste, en 1962. Jordan, qui était enseignant dans la ville de Coventry, a perdu son emploi grâce au lobbying discret du Board of Deputies of British Jews auprès du ministère de l’Éducation et des autorités locales.
L’ascension éphémère de Jordan, au début des années 1960, s’est heurtée à l’action du Groupe 62, formé par des membres plus jeunes du Groupe 43 dissous. Un rassemblement du Mouvement National-Socialiste à Trafalgar Square en 1962, très relayé par la presse à l’époque, a toutné à l’émeute lorsque des membres du Groupe 62 et des groupes de gauche ont attaqué le petit groupe de partisans de Jordan.
Bien que le Groupe 62 lui-même ait pris fin en 1975, au moment où le Front national d’extrême droite commençait à monter, ses anciens membres ont créé un certain nombre de groupes et publications antifascistes importants, encore actifs aujourd’hui, comme le magazine Searchlight, HOPE Not Hate et le CST.
Un antisémitisme persistant dans l’Allemagne post-nazie et ailleurs
Peut-être plus choquant encore que le retour raté de Mosley en Grande-Bretagne a été la façon dont l’antisémitisme a persisté dans l’Allemagne d’après-guerre.
En 1946, des études de l’armée américaine avaient révélé que 18 % des Allemands étaient encore des « antisémites radicaux », 21 % des « antisémites » et 22 % des « racistes modérés ». Un sondage de 1947 révélait qu’un tiers des Allemands ne voulaient pas que les Juifs vivent en Allemagne. De telles attitudes aident à expliquer les poussées ultérieures d’antisémitisme violent : plus de 800 agressions ont été signalées en Allemagne entre le 25 décembre 1959 et la mi-février 1960, par exemple. Quatre ans plus tard, le NPD néo-nazi était formé, avec un certain succès aux élections locales dans les années 1960.
Cependant, depuis la fin des années 1960, l’État allemand a adopté une position plus dure contre l’antisémitisme. Le chancelier Willy Brandt s’est agenouillé dans le ghetto de Varsovie et l’Allemagne a pénalisé le fait de minimiser ou glorifier les crimes des Nazis.
Malgré des victoires occasionnelles lors d’élections locales, les partis d’extrême droite ont continué à exister de manière marginale en Grande-Bretagne, à la différence d’autres pays européens tels que la France, l’Italie et certains pays nordiques.
Néanmoins, comme chez ses voisins, les nouvelles formes d’antisémitisme – telles que la négation de la Shoah ou la haine d’Israël – posent de nouveaux problèmes à ceux qui luttent contre la haine anti-juive, en particulier du fait de la popularité des réseaux sociaux.
La conservatrice [de la bibliothèque Wiener, lieu de l’exposition] Warnock dit qu’il est possible de dégager des « points communs » dans la manière dont l’antisémitisme a été combattu au fil des décennies.
Le renseignement et l’infiltration sont à l’avant-garde de la bataille depuis les années 1930. Il en est de même pour les actions de médiatisation et protestation contre les mouvements fascistes et antisémites.
En outre, alors que les Juifs ont été le fer de lance de la lutte contre le fascisme, ils ont toujours été en mesure de gagner le soutien d’autres groupes au-delà de leur propre communauté, le plus souvent des groupes de gauche et des syndicalistes (bien que la montée de la gauche dure et des positions anti-israéliennes dans les années 1970 et au cours de la dernière décennie ait transformé certains anciens alliés en adversaires).
Quelques changements sont intervenus : de vastes opérations de surveillance des réseaux sociaux, par exemple, ont remplacé l’action directe utilisée par les militants antifascistes dans les années 1930 et après-guerre, à mesure que l’activité d’extrême droite se déplaçait en ligne.
La persistance de l’antisémitisme suggère-t-elle que la lutte est en grande partie inutile ?
Warnock estime que la période d’après-guerre a, malgré quelques revers, enregistré des avancées très positives. En Grande-Bretagne, par exemple, la police, autrefois considérée comme indifférente – sinon proche – de l’extrême droite, est devenue un partenaire proche de groupes tels que CST dans la lutte contre l’antisémitisme. Plus généralement, de nombreux États d’Europe occidentale ont accru leur sensibilité voire leur action dans ce domaine. Le président français Emmanuel Macron a, par exemple, ouvert l’automne dernier un musée consacré à l’affaire Dreyfus.
Mais les paroles de Macron à l’ouverture – et les résultats de la récente élection présidentielle française, au cours de laquelle la candidate d’extrême droite Marine Le Pen a remporté plus de 40 % des suffrages – suggèrent que l’optimisme doit être tempéré par une extrême prudence.
« Je dis aux jeunes : n’oubliez rien de tous ces combats », a déclaré Macron lors de l’inauguration du musée Dreyfus. Dans le monde dans lequel nous vivons, dans notre pays et dans notre République, ils ne sont pas terminés. »
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