La mission du sergent Leopold Karpeles était dangereuse. Il était porte-drapeau dans la Compagnie E du 57e régiment d’infanterie du Massachusetts, ce qui signifie qu’il était l’homme qui devait brandir à bout de bras le drapeau qui permettait d’identifier la position occupée par son unité – un rôle nécessaire mais qui attirait inévitablement et invariablement l’attention de l’ennemi. En mai 1864, son service avait été récompensé par la médaille d’honneur – une décoration qui avait été créée pendant le conflit. Il avait été salué à cette occasion pour avoir encouragé des soldats qui tentaient de fuir à rejoindre les rangs une nouvelle fois et pour avoir fait reculer les Confédérés pendant la bataille de la Wilderness, dans le nord de la Virginie.
L’histoire de Karpeles aura été l’une des plus marquantes parmi toutes les histoires de ces Juifs qui avaient porté l’uniforme de l’armée américaine pendant la guerre civile. Un nouveau livre, Jewish Soldiers in the Civil War: The Union Army, écrit par Adam D. Mendelsohn – il est le directeur du Centre Kaplan d’études juives de l’université de Cape Town – se penche aujourd’hui sur le narratif plus large qui avait entouré la présence des Juifs dans les rangs de ce conflit, la guerre la plus sanglante jamais connue par l’Amérique. Le livre est sorti en librairie le 15 novembre, quelques jours seulement après la Journée des vétérans.
« Les cas individuels apportent, bien sûr, une nouvelle vie et une nouvelle couleur », déclare Mendelsohn au Times of Israël, s’agissant notamment « de leur décision d’entrer dans l’armée, de leur expérience militaire – une expérience qui n’a pas été facile et en particulier pour les Juifs ».
Sur le champ de bataille, il y avait les combats meurtriers et il y avait la peur. Ainsi, Karpeles avait raconté la terreur qu’il avait ressentie sur le front en Virginie. Les Juifs, après avoir passé l’uniforme, devaient aussi faire face à l’ignorance et à l’antisémitisme – voire les deux – à la fois de la part de leurs compagnons d’armes mais aussi de la part de la hiérarchie. Lors d’un incident resté célèbre, le général Ulysses S. Grant (qui deviendra plus tard président des États-Unis), dans ses General Orders No. 11, avait exclu les Juifs dans leur totalité du Département de la guerre dont il avait le commandement dans le sud américain, au mois de décembre 1862.
« On voit clairement, au sommet de la hiérarchie militaire, [William T.] Sherman, Grant, [Benjamin] Butler et d’autres qui font écho à la vision qui était celle de la société américaine alors – celle des spéculateurs, des bons à rien juifs qui accumulaient leurs profits au détriment de l’Union », continue Mendelsohn. « Et toutes ces idées avaient atteint leur paroxysme dans l’ordre donné par Grant. »
Et pourtant, il y avait eu aussi des amitiés interconfessionnelles qui s’étaient tissées à travers l’état de dépendance mutuelle qu’impliquent la guerre et ses atrocités.
« J’ai compris comment avait pu se développer ces camaraderies », dit Mendelsohn. « Servir les uns à côtés des autres, cette expérience commune du combat, ensemble, cette vie dans la promiscuité, ça détruit les barrières ».
Après la guerre, de nombreux Juifs avaient rejoint un mouvement national de vétérans baptisé la Grande armée de la république. Certains y avaient même assumé des postes à responsabilité. Tandis que le livre déclare que les vétérans juifs n’avaient largement pas été reconnus immédiatement après la guerre, le pays désirant aller de l’avant, les choses avaient changé plusieurs décennies plus tard. Dans les années 1890, la Hebrew Union Veterans Association avait été établie dans un contexte de vague antisémite qui avait balayé la nation.
« D’une certaine manière, la guerre civile a réellement créé le mouvement des vétérans juifs », explique Mendelsohn.
Le livre s’est appuyé sur la « Shapell Roster », une initiative de recherche d’archives remarquable consacrée aux Juifs qui avaient combattu pendant la guerre – du côté de l’Union ou du côté des Confédérés. Ces archives sont constituées d’un total de 10 000 dossiers. Commencé en 2009 et encore en cours aujourd’hui, ce travail de recherche méticuleux a permis de compléter – et de corriger dans certains cas – les travaux d’archivage antérieurs qui avaient été réalisés dès 1895, avec des documents qui avaient été compilés par un célèbre juif américain de l’époque, Simon Wolf.
La « Shapell Roster » est une initiative qui « utilise une technologie très minutieuse pour identifier les soldats juifs », explique Mendelsohn. « Le service militaire et la judéité sont vérifiés – ce qui est très difficile à faire, avec une étude des registres pour retrouver les soldats qui ont été inhumés dans un cimetière juif, la recherche d’un certificat de mariage juif [ketoubah] ou d’autres éléments susceptibles de prouver la judéité de ces individus ».
Mendelsohn, universitaire originaire d’Afrique du sud, avait commencé à s’intéresser à la guerre civile américaine alors qu’il effectuait une thèse de doctorat à l’université Brandeis sous la direction du Jonathan Sarna, expert de l’histoire de la guerre. Il travaille aujourd’hui sur un nouveau volume consacré aux Juifs qui ont servi sous les couleurs des Confédérés, en s’appuyant encore une fois sur la « Shapell Roster ».
« C’est beaucoup, beaucoup plus dur avec les Confédérés », explique-t-il. « Avant tout, leurs registres n’étaient pas bien tenus. Et avec la destruction de Richmond à la fin de la guerre, beaucoup de documents ont été perdus ».
Avec les registres de l’Union, Mendelsohn a cherché à définir des modèles. De nombreux soldats juifs étaient nés à l’étranger – ce qui reflète bien une armée qui était formée à 25 % de combattants d’origine étrangère. La majorité des Juifs, dans les rangs de l’Union, venaient de la confédération allemande. C’était dans l’état de New York qu’il y avait le plus grand nombre de Juifs. Et quel était le nom de famille juif le plus commun ? C’était Levy. Quel était donc le rôle militaire non-traditionnel le plus banal qui était occupé par les Juifs ? Celui de musicien.
« Les Juifs étaient plus ou moins susceptibles d’entrer dans l’armée selon l’endroit d’où ils étaient originaires », note Mendelsohn.
« Les Juifs de Bavière étaient différents de ceux qui venaient de Baden. Ils étaient différents selon l’endroit où ils s’étaient installés. Par exemple, les Juifs du nord de l’Ohio se comportaient différemment de ceux qui vivaient à Baltimore ou à Philadelphie … On peut identifier des modèles qui sont par ailleurs indétectables si on se contente d’étudier des cas individuels ».
Les cas individuels révèlent toutefois des nuances. Edward Salomon, dont la photo figure sur la couverture du livre, était un immigrant allemand qui se préparait à entrer en politique quand la guerre avait éclaté. Il avait découvert son aptitude au commandement quand il était devenu lieutenant colonel du 82e régiment d’Infanterie de l’Illinois, qui avait combattu dans des campagnes déterminantes comme avait pu l’être la Marche de Sherman vers la mer. Après la guerre, Salomon était devenu gouverneur du territoire de Washington, une première pour un Juif américain qui s’identifiait comme tel.
Un autre immigrant allemand, Marcus Spiegel, avait quitté une petite ville de l’Ohio pour rejoindre le 120e régiment d’Infanterie de son état. Son épouse, Caroline Spiegel, une Quaker qui s’était convertie au judaïsme, s’était opposée à cette décision. Marcus était initialement hostile au nouveau président américain, Abraham Lincoln, dont l’élection avait été à l’origine de la sécession du sud. En 1862, quand Lincoln avait émis la Proclamation d’Émancipation, Marcus avait critiqué la décision prise d’élargir les visées de la guerre – qui étaient, jusque-là, la nécessité de rassembler l’Union et qui allait dorénavant avoir aussi pour objectif d’abolir l’esclavage. Et pourtant, alors qu’il se trouvait dans le Mississippi, découvrant de ses propres yeux les horreurs de l’esclavage, Marcus avait changé d’avis – comme cela avait également été le cas de nombreux autres soldats de l’Union qui étaient devenus des abolitionnistes convaincus.
Marcus ne devait pas voir la fin de la guerre. Il était mort dans une embuscade en 1864. Son frère, Joseph Spiegel, qui était cantinier de son régiment, avait été fait prisonnier à la même occasion.
Contrairement aux frères Spiegel, d’autres Juifs qui avaient combattu dans l’armée de l’Union s’étaient retrouvés sous-représentés – ils n’étaient qu’une poignée, parfois, parmi les mille hommes qui formaient un régiment. Les cantiniers servaient du porc aux combattants et la journée de repos hebdomadaire était le dimanche et non le samedi, ce qui rendait impossible le respect du Shabbat.
« Je pense qu’il y avait une ignorance des besoins alimentaires des Juifs relativement à leur foi, de leurs besoins en matière de culte », note Mendelsohn. « Les Américains n’avaient pas la même familiarité avec les Juifs et avec le judaïsme que ce n’est le cas aujourd’hui ».
Toutefois, au moins un Américain avait cherché à favoriser un climat militaire plus inclusif : le président Lincoln.
Pour Mendelsohn, Lincoln avait compris la nécessité « de maintenir l’unité au sein de la population très diverse qui vivait dans la nation. Lincoln était très, très attentif aux besoins d’une grande variété de groupes – Allemands, Irlandais et tous les autres… Et Lincoln était très attentif également aux besoins des Juifs ».
« Il s’était assuré que des Juifs étaient nommés… à des postes d’autorité. Concernant les aumôniers, Lincoln comprenait bien que le langage utilisé dans les aumôneries était en lui-même bourré de préjugés antisémites. Ce sont des éléments tels que ceux-là qui, une fois encore, témoignent de l’homme qu’était Lincoln », poursuit-il.
Autre exemple : La réponse apportée par Lincoln à l’ordre donné par Grant d’interdire les Juifs dans l’armée.
Cet ordre avait été donné dans un contexte de tensions entre le département du Commerce et les militaires. Pour dynamiser l’économie des États-Unis pendant la guerre, le gouvernement fédéral avait acheté du coton dans les états du sud – une initiative très controversée – et notamment le long du fleuve Mississippi, où Grant se trouvait avec ses troupes, le fleuve ayant une grande importance stratégique.
Pour Grant, les choses avaient pris une tournure beaucoup plus personnelle quand son propre père, Jesse Grant, avait établi un partenariat commercial avec les frères Mack, des industriels fortunés de Cincinnati qui étaient Juifs. L’achat du coton allait donner un nouvel élan aux affaires des deux frères. Pour les aider, Grant, le père, avait tenté d’exploiter sa relation avec son fils. Ce qui avait entraîné la fureur de ce dernier, qui avait alors choisi d’émettre l’ordre controversé.
Dans plusieurs endroits, les Juifs « ont dû quitter leurs maisons », signale Mendelsohn. « Ils ont alors organisé un mouvement de protestation et ils ont envoyé un représentant qui s’est rendu en toute hâte à Washington pour y rencontrer Lincoln. Quand Lincoln a pris connaissance de l’ordre qui avait été donné, il l’a rapidement annulé ».
Il y avait eu, chez les combattants, des « répercussions plus larges », explique Mendelsohn avec « un ou deux soldats juifs qui ont démissionné à cause de l’ordre qui avait été donné par Grant. »
Au-delà de ces exemples, dit-il, « j’ai vraiment le sentiment que cet ordre aura été profondément blessant et troublant pour les soldats Juifs. Certains ont exprimé leur colère réelle à l’égard de Grant, sans mentionner directement l’ordre. Dans d’autres cas, certains ont soudainement gardé le silence, des soldats qui écrivaient auparavant de nombreuses lettres, des journaux intimes, qui entretenaient jusque-là de nombreuses correspondances… Ils évitaient le sujet ou ils l’abordaient sans parler directement de l’ordre – mais en faisant part de leur colère à l’égard de Grant, de leur fureur, en disant qu’il était un général terrible… Je pense que c’est un moment qui a entraîné un véritable choc chez les Juifs qui se trouvaient sur le front ».
Toutefois, de nombreux Juifs étaient restés dans les rangs de l’armée de l’Union et ils avaient continué à exceller.
Le 6 mai 1864 – c’était pendant la Bataille de la Wilderness, cette bataille qui avait permis à Karpeles d’être décoré d’une médaille, et c’était d’ailleurs aussi le même jour – un autre Juif avait fait preuve, lui aussi, de sa bravoure. Cet homme était le sergent-major Abraham Cohn, du 6e régiment d’infanterie du New Hampshire.
Comme Karpeles, Cohn avait persuadé des hommes qui battaient en retraite de se regrouper face à l’ennemi. Deux mois plus tard, le 30 juillet, Cohn n’avait pas flanché sous les tirs constants alors qu’il faisant remonter les ordres du commandement sur le front. Des actes qui avaient valu à Cohn de recevoir également la médaille d’honneur. Lui et Karpeles s’étaient distingués par leur courage dans les rangs de l’Armée de Potomac.
Le nom du commandant de cette armée ? Le général Ulysses S. Grant.