JTA – Les combats en Ukraine ont été appelés « une guerre WhatsApp » en raison de l’utilisation généralisée d’applications de messagerie par les journalistes, les soldats et les civils, et de leur rôle central dans la diffusion de la propagande.
Pendant ce temps, l’inventeur de WhatsApp, un juif d’origine ukrainienne dont la création a fait de lui l’une des personnes les plus riches au monde, est resté ostensiblement silencieux tout au long du conflit. Jan Koum, qui est à la tête d’une fondation caritative de plusieurs milliards de dollars, n’a pas prononcé un seul mot en public, tandis que de nombreux autres Ukrainiens et Russes fortunés ont annoncé avoir fait des dons pour les efforts d’aide humanitaire.
Pourtant, l’examen des déclarations d’impôts déposées par la fondation de Koum avant la guerre montre que le fondateur de WhatsApp, arrivé en Californie à l’adolescence et peu disposé à se mettre sous les projecteurs, est plus étroitement lié qu’il n’y paraît aux événements qui secouent le pays qu’il a quitté à l’âge de 16 ans. Ses dons, dont seule une infime partie a déjà été signalée, s’élèvent à des dizaines de millions de dollars et ont été versés à des organisations juives qui participent aujourd’hui aux opérations de secours en Europe de l’Est.
Par exemple, de 2019 à 2020, lors de la dernière déclaration de revenus, la Koum Family Foundation a donné environ 17 millions de dollars à l’Association Juive Européenne, une organisation dont le siège est à Bruxelles et qui a lancé une campagne en mars pour fournir un logement, de la nourriture et des vêtements aux réfugiés de la guerre. La quasi-totalité du budget 2019 du groupe provient de Koum.
Avec 10,6 millions de dollars de dons sur cette même période, la fondation de Koum est également l’un des plus importants donateurs d’un autre groupe impliqué dans les efforts de secours : la Fédération des communautés juives de la CEI. Le groupe, dont le nom fait référence à la Communauté des États indépendants, une association de territoires de l’ex-URSS, a annoncé la création d’une flotte d’ambulances pour évacuer les patients dans toute l’Ukraine.
On ignore si Koum a continué à faire des dons en 2021, car sa fondation et tous les anciens bénéficiaires contactés par la Jewish Telegraphic Agency ont soit ignoré les demandes de commentaires, soit refusé de s’exprimer. La JTA a contacté plus d’une douzaine d’organisations caritatives à but non lucratif, dont plusieurs ont déclaré qu’il leur était interdit de reconnaître publiquement les dons de Koum comme une condition de leur don.
En raison de la confidentialité de ses dons et de sa vie personnelle, Koum le philanthrope est passé presque inaperçu. Cependant, ses déclarations de revenus révèlent que Koum, dont la fortune est estimée entre 9,8 et 13,7 milliards de dollars, est discrètement devenu l’un des plus grands donateurs au monde pour les causes juives.
Sa fondation a donné près de 140 millions de dollars de 2019 à 2020 à environ 70 organisations caritatives juives différentes travaillant aux États-Unis, en Europe de l’Est et en Israël. C’est à égalité avec le taux de dons des donateurs les plus importants et les plus connus du monde juif, comme la Charles and Lynn Schusterman Family Philanthropies, basée à Tulsa, dont l’empreinte est présente sur des centaines d’organisations juives, dont la JTA.
À un tel niveau de dons, Koum a un impact considérable sur la vie communautaire juive, mais sans la notoriété publique qui accompagne souvent les grandes actions philanthropiques.
Lila Corwin Berman, professeure d’histoire du judaïsme américain à l’université Temple, qui écrit sur la philanthropie, n’est pas étonnée que Koum ait réussi à passer sous les radars.
« Nous avons mis en place un système qui protège la vie privée des donateurs et exige des formes minimales de rapport et de surveillance », a-t-elle déclaré. « Ce n’est qu’en connaissant le nom de Koum que je peux farfouiller dans les dossiers fiscaux pour voir la liste des bénéficiaires – et cela suppose que la fondation ait distribué tous ses dons directement, sans avoir utilisé de fondations communautaires en guise d’intermédiaires. Les règles telles qu’elles existent semblent privilégier la vie privée et l’autonomie du donateur par rapport au public. »
La transparence en matière de financement devrait être particulièrement importante lorsqu’il s’agit d’organisations juives à but non lucratif, en raison de leur objectif de « rassembler la grande diversité de la vie juive », a déclaré Corwin Berman.
La communauté juive devrait s’en préoccuper car un donateur aussi important peut inévitablement sculpter et fixer des priorités communautaires
« La communauté juive devrait s’en préoccuper car un donateur aussi important peut inévitablement sculpter et fixer des priorités communautaires », a-t-elle déclaré.
Une analyse des déclarations d’impôts de la fondation Koum montre que, plus que toute autre cause, Koum donne à des organisations à but non lucratif affiliées au mouvement Habad-Loubavitch, le mouvement juif orthodoxe hassidique international en pleine expansion, qui trouve son origine en Europe de l’Est. Habad, qui fournit des services religieux et humanitaires aux communautés juives les plus éloignées, mène toute une série d’activités dans la région.
L’Association juive européenne, par exemple, est dirigée par un rabbin affilié à Habad, et la Fédération des communautés juives de la CEI compte Berel Lazar, un important rabbin Habad qui dirige la communauté juive de Russie, parmi ses directeurs. Koum a également donné à plusieurs congrégations Habad en Californie et à d’autres organes du mouvement.
L’une des principales subventions de Koum liées à Habad est un organisme à but non lucratif connu sous le nom de Centre communautaire juif de Moscou, dont l’adresse mène à un immeuble résidentiel en briques brunes à Brooklyn, à quelques minutes de marche du siège mondial de Habad à Crown Heights.
L’organisation n’a pas de site Web et, étant donné qu’elle est répertoriée comme organisation religieuse, le Centre communautaire juif de Moscou est dispensé de remplir des documents détaillant sa mission, sa direction ou son activité financière, comme cela est exigé pour d’autres types d’organisations à but non lucratif. Mais un examen des dossiers du Trésor américain suggère que le don moyen fait à l’organisation se situait entre 15 000 et 55 000 dollars sur un certain nombre d’années jusqu’à ce que, en 2019, la donne ne change : la fondation Koum a donné 3,3 millions de dollars à l’organisation à but non lucratif. En 2020, elle a donné 5,7 millions de dollars.
Aucune personne contactée par la JTA n’a voulu s’exprimer sur les motivations de Koum, mais le Mouvement Habad est populaire parmi les Juifs qui ont grandi en ex-URSS.
« Dans leur approche, leur mode de fonctionnement et leur philosophie, les Habad ont été très accueillants et utiles aux Juifs russophones », a déclaré Misha Galperin, consultant auprès de donateurs et d’organisations caritatives et président du National Museum of American Jewish History, qui a grandi en Union soviétique.
Selon Galperin, cette affinité existe malgré le manque d’observance religieuse chez de nombreux Juifs de l’ancienne Union soviétique.
« La plupart des Juifs de l’ex-Union soviétique ne sont pas pratiquants, et ils ne sont pas particulièrement intéressés par le respect des commandements tels que Habad les entend », a-t-il déclaré. « Mais ils [Habad] ressemblent à des Juifs. Dans d’autres religions, on peut penser que les prêtres et les imams portent un uniforme. Dans le judaïsme, ce sont les [Habad] Loubavitch et les autres hassidim qui ont un look. De nombreux Juifs russophones considèrent Habad comme « ma synagogue à laquelle je ne vais pas ».
Joshua Tapper, un historien spécialiste du judaïsme soviétique qui a écrit sur le succès de Habad auprès de cette population, a déclaré que le mouvement offre un message attrayant pour les personnes dont l’identité juive a été balayée par les autorités soviétiques.
La rhétorique de Habad est la suivante : « Notre mouvement est né ici, nous avons survécu pendant des décennies dans la clandestinité, dans le désert soviétique, en nous débrouillant avec notre intelligence, notre ferveur religieuse et notre croyance en Dieu, et maintenant nous avons récupéré notre place légitime de leader des Juifs russophones », a déclaré Tapper, qui est un étudiant diplômé de l’université de Stanford et un ancien journaliste de la JTA.
Les dons de Koum ne se limitent pas à Habad ni même à des groupes religieux. Koum est également un grand partisan du système de santé israélien, faisant de nombreux dons à Hadassah et aux filiales américaines de collecte de fonds de divers hôpitaux israéliens.
Il fait également don de millions de dollars à des institutions juives de la baie de San Francisco, telles que le centre communautaire juif de la famille Oshman dans la Silicon Valley. Ses déclarations fiscales révèlent également qu’il est le donateur anonyme à l’origine d’un nouveau centre d’une valeur de 3,5 millions de dollars pour la communauté juive russophone de San Francisco.
Au moins quelques-uns de ses dons reflètent ses opinions politiques de droite sur Israël. Des dons de 600 000 dollars sont allés à la Fondation Maccabee Task Force, une organisation fondée par feu le méga-donateur républicain Sheldon Adelson pour soutenir la défense d’Israël sur les campus universitaires. La fondation a également donné 6 millions de dollars aux Amis d’Ir David, la branche américaine de collecte de fonds d’Elad, un groupe qui tente d’étendre l’implantation juive dans certaines parties de Jérusalem-Est, majoritairement arabe, et 175 000 dollars au Fonds central d’Israël, qui a été accusé de soutenir des extrémistes violents en Israël.
Les seuls dons non juifs importants de la fondation Koum sont allés à deux universités : 1 million de dollars à Fordham en 2020 et quelque 41 millions de dollars à Stanford depuis 2017. Son affinité pour ces institutions est quelque peu surprenante si l’on considère que la seule université que Koum a fréquentée est l’université d’État de San Jose, qu’il a abandonnée pour se concentrer sur son premier grand emploi dans la high-tech, chez Yahoo.
Subventions distribuées par la Fondation de la Famille Koum 2016-2020
L’histoire de Koum est un véritable conte de fées. C’est celle d’un immigrant qui est arrivé aux États-Unis sans rien, qui a cherché à s’en sortir, qui a travaillé dur et est devenu fabuleusement riche en développant un produit utilisé par des milliards de personnes chaque jour. Comme il n’a accordé que très peu d’interviews, l’essentiel de ce que l’on sait de sa vie ne peut être glané que dans quelques sources, notamment un profil rédigé par Forbes au moment où lui et ses partenaires vendaient WhatsApp à Facebook pour 22 milliards de dollars en 2014.
L’année dernière, un procès inédit intenté contre Koum à Los Angeles par un ancien employé de l’une de ses méga-maisons a permis de faire le point sur les années écoulées depuis l’acquisition et après le départ de Koum de Facebook en 2018. Koum y est dépeint comme le thésauriseur de certaines des maisons les plus chères de Californie et un protecteur zélé de sa propre vie privée.
Koum a grandi dans la banlieue de Kiev, dans la ville de Fastiv, qui a été bombardée par les forces russes au début de la guerre actuelle.
En 1992, après la chute de l’Union soviétique, dans un contexte de troubles politiques et de tensions antisémites, l’adolescent et sa mère ont immigré à Mountain View, en Californie, et ont vécu dans un appartement de deux chambres mis à disposition par l’assistance publique. Son père, resté sur place, meurt en 1997.
Ils s’alimentent grâce à des coupons alimentaires ; sa mère fait des baby-sitting et Koum balaie les sols d’une épicerie. Sa mère a rapidement été diagnostiquée d’un cancer, ce qui a permis à la famille de recevoir une pension d’invalidité pendant un certain temps. Elle est décédée en 2000, laissant Koum orphelin à l’âge de 24 ans.
Autodidacte dans le domaine des réseaux informatiques, il s’est intéressé au monde émergent des start-ups de la Silicon Valley, et a finalement intégré Yahoo aux côtés du futur cofondateur de WhatsApp, Brian Acton. Les deux hommes se sont rapprochés grâce à leur attitude de « fonceurs ». « Aucun de nous n’est capable de raconter des conneries », a déclaré Acton à Forbes.
Le binôme a finalement quitté Yahoo en 2007 pour prendre une année sabbatique, qu’il a passée à voyager en Amérique du Sud et à jouer à l’Ultimate Frisbee. Suite à un retournement de situation qui allait s’avérer ironique, ils ont postulé pour travailler chez Facebook, mais ont tous deux été rejetés.
En 2009, l’iPhone venait d’être lancé et l’App Store n’avait que sept mois. Koum y a vu une opportunité et a commencé à réfléchir à des idées avec des membres de la communauté russophone de San Jose. Forbes décrit de longues conversations au sujet de WhatsApp autour d’un thé entre Koum et Alex Fishman, un diplômé du Technion, l’Institut israélien de technologie qui les a accueillis dans son appartement de San Jose.
Deux ans après son lancement, WhatsApp figurait parmi les applications les plus téléchargées dans le monde encore naissant des applications, offrant des messages, des appels téléphoniques, des vidéos et d’autres contenus cryptés et gratuits. L’entreprise a poursuivi sa forte croissance et, début 2013, WhatsApp comptait 200 millions d’utilisateurs actifs et un effectif de 50 employés.
La start-up, qui opérait dans un bâtiment discret sans le moindre logo en vue, a attiré l’attention de Mark Zuckerberg. Après une longue cour, Zuckerberg a réussi à convaincre Koum et Acton de vendre ; Facebook a alors racheté WhatsApp pour 22 milliards de dollars en espèces et en actions en 2014. À l’initiative de Koum, les trois hommes ont signé l’accord en se tenant à l’extérieur du bâtiment qui abritait autrefois l’agence d’aide sociale où Koum recevait des coupons alimentaires.
Koum est resté dans l’entreprise, rejoignant le conseil d’administration de Facebook, mais en 2018, il a annoncé qu’il s’en retirait. Le Washington Post a rapporté que Koum est parti, déçu des pratiques de plus en plus laxistes de Facebook en matière de confidentialité.
Le milliardaire n’a communiqué que certains de ses points de vue via Facebook à environ 90 000 personnes qui suivaient ses publications. Il partageait des liens vers des articles pro-Trump et anti-immigration et exprimait une position pro-israélienne intransigeante. Finalement, il a pratiquement cessé de poster sur les réseaux sociaux.
La façon dont Koum occupe son temps aujourd’hui reste un mystère. Lors d’un don de campagne effectué l’année dernière, Koum, âgé de 46 ans, a déclaré être « retraité ».
Il possède six immenses demeures dans l’enclave de la Silicon Valley d’Atherton et à Malibu, dont au moins deux valent près de 100 millions de dollars.
Il a créé une société dans le seul but d’exploiter ces propriétés, selon un procès intenté par une ancienne employée de la société nommée Carina Walker. En 2019, elle a été embauchée à un salaire annuel de 100 000 dollars pour entretenir l’aménagement paysager d’une seule de ces propriétés, à Malibu. Environ trois mois plus tard, elle a été licenciée. Walker a rapidement poursuivi Koum, affirmant qu’il l’avait licenciée en raison de son handicap et de son état de santé, en violation des protections anti-discriminatoires.
Selon l’action en justice, Koum n’apprécie pas voir ses employés. « Chaque fois que Koum arrivait sur l’une de ses propriétés, ses employés étaient obligés de la quitter de sorte que Koum ne les croise pas », est-il expliqué dans la poursuite.
L’année où Koum a vendu WhatsApp, il a transféré 556 millions de dollars à la Silicon Valley Community Foundation, une organisation caritative qui distribue de l’argent au nom de donateurs. On ignore où cet argent a pu aller. Mais l’année suivante, Koum a créé sa propre fondation, et une petite partie des affaires de Koum a été révélée au grand jour.
Il a alimenté la fondation avec des centaines de millions de dollars d’actions Facebook, en vue de constituer un fonds de dotation évalué à plus de 2 milliards de dollars en 2020. Bien que les déclarations de revenus détaillant ses dons ne soient pas encore disponibles après cette année-là, l’obligation légale pour une fondation de distribuer au moins 5 % de ses actifs chaque année suggère que ses dons caritatifs n’ont fait qu’augmenter depuis.
La dévotion de Koum à financer le mouvement Habad et d’autres groupes juifs est devenue de plus en plus évidente s’il on se réfère aux déclarations de revenus de 2018 de la fondation.
Hormis les déclarations pro-israéliennes antérieures, il n’avait pas vraiment revendiqué publiquement son identité juive, de sorte que la divulgation de ces dons a semblé sortir de nulle part.
Mais les aventures de Koum en matière de philanthropie s’inscrivent dans une longue tradition de dons de la part de Juifs de l’ex-Union soviétique, ainsi que dans une récente vague de philanthropie portée par la nouvelle génération.
Lena Katsnelson, directrice de l’UJA FSU, la division de l’UJA-Federation of New York consacrée aux Juifs de l’ex-Union soviétique, a fait remarquer que cette communauté a une histoire de plus de 30 ans de dons caritatifs.
Galperin, quant à lui, a noté que Koum n’est pas le seul donateur de ce qu’il caractérise comme une vague de Juifs russophones qui sont devenus riches dans la high-tech et dans d’autres secteurs. Il a cité les exemples d’Eugene Fooksman, né en Russie, qui a rejoint WhatsApp très tôt pour travailler comme ingénieur logiciel et a créé une fondation qui a fait quelque 1,1 million de dollars de dons en 2020, et de Max Levchin, cofondateur de PayPal, qui est né en Ukraine et fait des dons à diverses causes juives, mais pas par le biais d’une fondation dédiée.
« Cette génération a pris son temps pour s’installer, développer les moyens et les intérêts pour devenir de véritables philanthropes », a déclaré Galperin,
Il a ajouté que, parmi tous les Juifs, ce groupe a une histoire particulière qui incite beaucoup d’entre eux à faire des dons à des causes juives avant tout.
« C’est parce que pour beaucoup d’entre eux, le fait de quitter l’Union soviétique et de venir, que ce soit en Israël, aux États-Unis ou au Canada, a beaucoup à voir avec leur identité juive », a-t-il déclaré.
Jacob Henry a contribué à la rédaction de cet article.