JTA – Dès la création de la ferme juive Adamah à l’automne 2019, Alex Kohanski a utilisé le pronom non-sexiste ‘they-them’.
Bien qu’une identité masculine lui ait été attribuée à la naissance, Kohanski ne s’est jamais vraiment senti à l’aise dans son corps et dans son identité de genre. Un jour, alors qu’il était enfant, il s’est mis nu devant le miroir et s’est dit que Dieu avait dû faire une erreur le concernant.
Mais à l’issue du programme de trois mois proposé par la ferme au cours duquel nombre d’agriculteurs juifs ont obtenu leur diplôme, Kohanski se sentait plus à l’aise. A l’aise avec le métier qu’il vient d’apprendre et à l’aise avec son identité transgenre, qu’il assume pleinement. D’ailleurs, dans une séquence assez émouvante, Kohanski a été autorisé par les femmes de la ferme à les rejoindre pour un bain de Mikveh avant Shabbat.
A la fin du programme, Kohanski s’identifie clairement comme trans.
« J’ai rejoint la ferme Adamah car j’avais entendu dire que c’était un espace safe pour les queers et les trans. On m’avait dit aussi que pour les personnes en quête d’identité comme moi, j’y apprendrai beaucoup de choses sur l’identité transgenre. », déclare Kohanski. « C’est un peu comme une Mecque pour les Juifs queers et Trans », poursuit-il.
Dans le monde agricole juif, on ne parle pas souvent du fait que de nombreux juifs, en plus de découvrir les méthodes d’agriculture et le rapport à la terre juive, découvrent également autre chose : un nouveau rapport au genre.
Selon Shamu Sadeh, qui dirige le programme Adamah, pas moins de 10 % des inscrits changent de sexe à l’issue de la formation. L’écrasante majorité des participants à l’issue de la formation est passée de pronoms masculins à des pronoms non sexistes.
L’année dernière, lors de la conférence du Réseau des Agriculteurs juifs, les trans furent très nombreux à y participer. La communauté homosexuelle y était également très représentée et à la fin des repas, des échanges, des discussions, eurent lieu entre trans et homosexuels. Par exemple, un participant sur six lors de la conférence de 2020 était trans ou non-binaire. Lors de la visioconférence de 2021, un tiers des inscrits utilisaient des pronoms non-binaires.
« Il se passe quelque chose dans l’exploration des identités lors de ces programmes », déclare Sadeh. « Lorsqu’ils participent à ces conférences ou à ces programmes, les gens opèrent un travail sur eux-mêmes : sur leur identité, sur leur socialisation primaire, leur identification de genre assignée à la naissance etc. Les gens réfléchissent également au corps et à la force corporelle, à ses différentes formes et notamment à l’utilisation de leur corps comme force productive », poursuit-il.
Ce phénomène est en partie dû à un effort souhaité par les institutions juives qui s’occupent de ces programmes et qui souhaitent rendre leurs espaces, leurs programmes plus inclusifs. Adamah est d’ailleurs réputée pour « son inclusivité radicale ». Idem pour le réseau des agriculteurs juifs qui essaie d’inclure le plus de juifs trans ou non-binaires. Lors de la conférence de cette année, un espace leur a été dédié pour qu’ils puissent librement s’exprimer sur leurs expériences.
La place de la Nature dans ces programmes y est également pour beaucoup. En effet, le travail de la terre, la plongée dans la Nature invite les participants à se questionner sur les liens entre leur corps et l’espace naturel. Ce qui a évidemment des conséquences sur la remise en cause des normes de genres.
« On s’y construit un cocon et on y cultive un rapport fort à la terre et à la Nature », selon Simcha Halpert-Hanson, aujourd’hui âgée de 35 ans et étudiante rabbinique au Hebrew College, qui est passé par Adamah en 2016. Elle s’y était engagée suite à une rupture amoureuse douloureuse et une remise en cause profonde de son corps.
« Les arbres se fichent complètement de ce que je suis », déclare-t-elle. « L’eau s’en fiche également. Dans la nature on peut être tout et n’importe quoi. Cette fluidité est très importante pour se constituer des espaces rassurants et sécurisés. Cela permet également de développer un sentiment d’appartenance. Le monde ordinaire, le monde civilisé est tellement obsédé par les normes et les critères, qu’il est bien normal que les personnes trans se rapprochent de la Nature pour ne plus subir ces dernières et pour qu’elles ressentent davantage de liberté. »
Le monde ordinaire, le monde civilisé est tellement obsédé par les normes et les critères, qu’il est bien normal que les personnes trans se rapprochent de la Nature
Micah Chetrit, fondateur de la ferme éducative Midbar Project qui a vu le jour en 2018 et qui est située sur le terrain d’une synagogue à Tucson, déclare que l’aspect physique de l’agriculture a profondément influencé son adhésion à la transidentité.
Selon Chetrit, le travail agricole crée un sentiment un lien « avec votre corps que vous n’avez sûrement jamais ressenti avant ». « Cette expérience m’a vraiment invité à reconsidérer mon corps, dans chacune de ses parcelles. Toutes les personnes qui se lancent dans l’agriculture doivent ressentir la même chose, qui découvrent qu’ils sont transexuels. Pourquoi ? Parce que l’agriculture nous permet de nous rendre compte de ce qu’il ne va pas sur nos propres corps. Si vous vous rendez compte que finalement le genre que l’on vous a assigné n’est pas le bon, que l’identité que l’on vous a assigné n’est pas bonne, alors il faut faire le pas et opérer un changement », poursuit Chetrit.
D’un certain point de vue, la forte représentation des trans dans l’agriculture juive reflète l’évolution démographique que connaît l’agriculture américaine dans son ensemble. Aujourd’hui les gens qui veulent se lancer dans l’agriculture ont une identité complètement différente des « fermiers types » aux Etats-Unis, qui sont généralement des hommes blancs non-hispaniques. L’agriculture, aujourd’hui, attire des jeunes trans, des femmes, des non-hétéros.
Selon les données d’une enquête réalisée en 2017 auprès de 3 500 agriculteurs âgés de moins de 40 ans, 1 % d’entre eux s’identifient comme trans et 2 % d’entre eux se considèrent comme « autres » ou refusent de donner leur sexe. Bien que nous n’ayons pas de chiffres précis concernant la part des trans dans la population nationale, on s’accorde à dire cependant que ces derniers représentent environ 0,5 % de la population américaine.
Isaac Sohn, chercheur rattaché à l’Université du New Hampshire, s’est intéressé à la population d’agriculteurs homosexuels aux Etats-Unis. Dans un article qu’il a rédigé en 2017, il propose trois clés de compréhension au fait que l’agriculture attire les personnes transgenres. Les trois pistes qu’ils proposent collent aux expériences rapportées par de jeunes trans juifs qui ont expérimenté la vie agricole. Tout d’abord selon Sohn, les trans apprécient les tenues de travail non binaires et non sexistes nécessaires aux activités agricoles. Deuxièmement, le fait que l’agriculture se pratique dans des communautés rurales plus ou moins isolées constitue un facteur d’attrait pour les trans qui y voit le moyen de se constituer des territoires rassurants ou des espaces safe. Puis, le fait de pratiquer des travaux qui culturellement sont assignés à des hommes cisgenres, constitue toujours selon Sohn, le troisième critère qui séduit les trans pour la vie et le travail agricole.
« Je pense que les critères de Sohn sont vrais dans le monde des agricultures juifs et dans le monde de l’agriculture inclusive » déclare S.J.Seldin, l’un des fondateurs du Réseau des agriculteurs juifs. « Bien que l’agriculture soit difficile, que les revenus ne soient pas forcément attrayants, les trans demeurent attirer par cette vie et ces types de travaux car ils y trouvent un rapport à leur corps, une relation à la terre qu’ils ne trouvent nulle part ailleurs ».
Le parcours et l’expérience de Seldin en sont la preuve. Il n’y a pas si longtemps que cela, elle s’appelait Sarah (son nom de naissance). Mais l’an dernier, elle s’est rendue compte qu’elle n’était pas à sa place parmi les femmes cisgenres. Lors de la conférence du réseau l’an dernier, elle est allée à la rencontre des fermiers juifs trans et non-binaires.
« C’est parmi eux que j’ai eu pour la première fois l’impression d’être vraiment à ma place, nous dit-elle. « J’ai eu un déclic, j’ai senti que mon âme et que mon corps étaient à leur place ! Ils avaient enfin trouvé leur peuple ».
La plupart des agriculteurs juifs trans sont d’accord pour dire qu’il existe un lien ‘naturel’ entre l’agriculture, le judaïsme et l’identité sexuelle. Mais pour le moment, la nature de cette relation reste complexe à démêler.
Pour certains d’entre eux, la Nature constitue un refuge face au jugement des autres et face aux tumultes intérieurs causés par la dysphorie du genre. Pour d’autres, elle permet de renouveler un lien avec son corps. D’autres trouvent dans l’agriculture un moyen de s’épanouir solitairement et de se réfugier face aux attentes de la société. Cette ‘mise à l’écart’ offre l’opportunité de découvrir un sentiment trans et offre un espace sécurisé pour essayer de nouvelles identités. Pour la plupart des fermiers juifs, ces trois types d’expériences s’imbriquent les unes avec les autres.
« Je n’ai qu’un seul souvenir de mon expérience. Celui de m’être retrouvé sur un tas de composte et d’avoir enfin découvert que j’étais trans, » déclare Shai Schnall, 30 ans et berger dans le comté californien de Mendocino. « Tout ce que j’ai pu vivre avant ce déclic est vrai et honnête. Je mélange toutes ces expériences et j’avance avec. Comme je m’offre un espace de réflexion sur moi-même, quelque chose de nouveau apparaît, quelque chose de profondément juif. Je fais partie d’un tout, je suis comme les plantes, je vis et je meurs et cela fait partie de mon identité transe et de mon identité juive ».
Jusqu’au milieu de la vingtaine, Schnall était une femme cisgenre hétérosexuelle. Mais le déclic a eu lieu lors d’une célébration juive du nouveau mois hébraïque à laquelle elle participait aux côtés de juifs queer et trans. A l’occasion de cette célébration, une de ses amies s’est décrite comme une trans-femme. Schnall s’est tout de suite identifiée à ce témoignage. Les membres du groupe se sont très rapidement mis à utiliser les pronoms non-sexistes ‘they-them’ afin de donner sens à des sentiments que beaucoup d’entre eux ressentaient depuis longtemps mais n’arrivaient pas à nommer, à décrire, à exprimer. En 2019, après avoir déménagé en Californie pour rejoindre la ferme juive queer de Potter Valley (Sister Moon Farm), Schnall s’identifie comme transsexuel.
« Quand je suis arrivé à la Sister Moon Farm, personne ne me connaissait mais j’ai pu enfin parler vrai, avec des gens qui me comprennent, » continue Schnall. « J’ai pu librement me présenter comme trans masculin mais ça ne m’empêche pas de toujours aimer porter des paillettes ! »
Soshana Mackay, femme transgenre vivant dans une ferme juive en Caroline du Nord, nous confie que son identité trans a précédé son entrée dans l’agriculture. Quand elle a commencé à travailler la terre, à observer la nature, elle s’est aperçue que celle-ci était faite de comportements non conformes au genre. Ce qui l’a profondément aidée et lui a fait défendre l’idée qu’elle n’avait pas et ne devait pas se justifier de son identité.
« Pour beaucoup de personnes trans, moi y compris, ces expériences dégagent beaucoup d’énergie et nous convainquent que nous sommes légitimes », selon Mackay. « Voir qu’une chèvre biologiquement femelle peut avoir ce qu’un vétérinaire appellerait des ‘comportements mâles’, renforce nos convictions, notre identité et surtout nous montre que la Nature fait ce qu’elle veut, qu’elle joue aux fléchettes et qu’elle n’a pas de tabous ! »