En 1915, Franz Kafka lit deux ébauches de chapitres du « Procès », le roman sur lequel il travaille, à son ami et collègue, l’écrivain Max Brod.
En juin 1924, à la mort de l’auteur, âgé de 40 ans, des suites de la tuberculose, « Le procès » demeure inachevé.
Avant sa mort, Kafka – né dans une famille juive germanophone de Prague, alors capitale de la Bohême – avait laissé des instructions écrites strictes à Brod pour qu’il brûle tous ses manuscrits, à l’exception de trois ou quatre nouvelles.
Brod ne respectera pas les dernières volontés de son ami.
Sioniste convaincu, Brod fuit l’invasion de la Tchécoslovaquie par les nazis en 1939 et émigre en Palestine mandataire, où il vivra jusqu’à sa mort, à Tel Aviv, en 1968.
Unique exécuteur littéraire de Kafka, Brod fait publier des éditions posthumes des romans inédits de Kafka : « Le Procès » sort ainsi en 1925, suivi de « Le Château » en 1926 et « Le Disparu », que Brod rebaptise
« L’Amérique », en 1927.
Brod publie également deux volumes des journaux intimes de Kafka, en anglais, en 1948 et 1949. Le premier volume est traduit par Joseph Kresh, le second par Martin Greenberg en coopération avec Hannah Arendt, alors éditrice chez Schocken Books à New York.
Dans le post-scriptum du premier volume des journaux, publié en 1948, Brod affirme que les journaux sont au complet, autant que faire se peut. « Seuls quelques passages, manifestement dénués de sens en raison de leur nature fragmentaire, sont omis », écrit Brod.
Ross Benjamin, traducteur américain de littérature de langue allemande, affirme aujourd’hui que ce n’est pas tout à fait vrai.
« Non content d’avoir retiré ou modifié le nom ou les détails concernant des personnes encore vivantes au moment de la publication [des journaux], Brod les a remaniés à plusieurs reprises lorsqu’ils lui semblaient donner une mauvaise image de lui-même ou de Kafka », écrit Benjamin dans la préface de « The diaries of Franz Kafka », publié début janvier.
Il a fallu huit ans à Benjamin pour traduire les journaux depuis l’allemand et les proposer aux lecteurs anglophones dans leur version complète pour la toute première fois.
Rédigés entre 1909 et 1923, ces journaux intimes regorgent d’événements du quotidien, réflexions et observations, croquis littéraires, lettres, critiques, récits de rêves, ébauches de futures œuvres, descriptions de personnes rencontrées par Kafka et pièces en prose quasiment abouties. En 1913, Kafka écrit dans l’un de ces journaux : « Je suis fait de littérature. Je ne suis rien d’autre et je ne peux pas être autre chose. »
Benjamin avait précédemment traduit « Tyll » et « You Should Have Left » de Daniel Kehlmann et « Job » de Joseph Roth. En 2010, il s’est vu remettre le prix Helen et Kurt Wolff pour sa traduction de « Parle, Nabokov » de Michael Maar. Il a été publié dans le New York Times, le supplément littéraire du Times, Bookforum, The Nation et bien d’autres.
Le Times of Israel s’est entretenu avec Benjamin en visioconférence depuis son domicile de Nyack, dans l’État de New York, pour évoquer sa nouvelle traduction des journaux intimes de Kafka et ce qu’ils nous donnent à savoir de la vie et de l’œuvre de Kafka. L’entretien a été remanié dans un souci de clarté.
The Times of Israel : Dans la préface de ces journaux, vous vous montrez très critique à l’égard de l’ami et exécuteur littéraire de Kafka, Max Brod. Qu’a censuré Brod dans les journaux intimes de Kafka qui ont été publiés en anglais en 1948 et 1949 ?
Ross Benjamin: Brod a supprimé des passages entiers qu’il estimait trop intimes. Il a également supprimé des textes que Kafka avait rédigés dans ses journaux intimes, auxquels il a ajouté un titre avant de les faire publier comme des fictions. Brod a pris beaucoup de libertés avec les textes de Kafka : dans la mesure où il avait [vraiment] connu Kafka, il pensait savoir ce qui devait faire partie de l’héritage littéraire de Kafka et ce qui devait être caché au public.
Brod a-t-il censuré et réécrit les parties où Kafka parle de lui ?
Brod a conservé certains passages dans lesquels Kafka le critique. Ainsi, Kafka écrit à un certain moment : « Max et moi devons être fondamentalement différents. » Brod n’a pas touché ce passage. Mais il en a censuré d’autres, auxquels il était plus sensible. Par exemple, lorsque Kafka raconte que Brod est revenu d’une présentation à Berlin, en décembre 1911, et qu’un critique, Franz Werfel, a fait une critique désobligeante à son propos. Dans son journal, Kafka explique comment Brod s’y est pris pour faire supprimer ces propos désobligeants et faire réécrire la critique (dans un sens moins négatif ) dans un quotidien de Prague, le Prager Tagblatt. Brod les a fait disparaître des journaux intimes.
Brod a passé des dizaines d’années à défendre l’oeuvre de Kafka dans le monde entier. Mais il a également remanié la vie et la biographie de Kafka. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Brod, qui idéalisait l’écrivain Kafka, a dit un jour que « la clef de compréhension de Kafka était sa sainteté, pas la littérature ». Personnellement, je pense que c’est bien la littérature. Je n’ai pas l’impression que Brod ait fait de Kafka une figure de sainteté. Je pense que c’est comme ça qu’il percevait Kafka, du moins après sa mort.
Les décisions éditoriales de Brod ont-elles modifié l’œuvre de Kafka de manière significative, en particulier en ce qui concerne les trois romans de Kafka publiés à titre posthume ?
Brod a ajouté une ponctuation plutôt standard et corrigé la syntaxe là où elle était confuse. Kafka, après tout, écrivait à la hâte. Brod a également remanié les textes de ces romans et librement décidé de la chronologie des chapitres. Ainsi, dans « Le Procès », il a purement et simplement supprimé les passages qu’il n’est pas parvenu à reconstituer. Mais d’autres versions de cette oeuvre ont depuis été publiées [en version papier], respectueuses des aspérités de la prose de Kafka, que la version de Brod avait dénaturées.
Vous décrivez les journaux intimes de Kafka comme « un laboratoire de son œuvre littéraire ». Qu’entendez-vous par là ?
Souvent dans ses journaux intimes, Kafka écrit davantage comme un narrateur fictif que comme un diariste. Chaque fois que Kafka écrivait, il produisait de la littérature.
Votre nouvelle traduction de ces journaux intimes semble porteuse de révélations sur la sexualité de Kafka. Vous dites, par exemple, que Brod a supprimé une phrase dans laquelle Kafka dit que le « membre d’une taille impressionnante d’un passager du train fait un gros renflement dans son pantalon ». À un autre moment, Kafka se rend dans un sanatorium naturiste et aperçoit deux garçons suédois. Dans la version de Brod, on lit simplement : « Deux beaux garçons suédois avec de longues jambes. » Dans votre version on lit quelque chose de très différent, à savoir : « Deux beaux garçons suédois avec de longues jambes, qui sont si formés et fermes qu’on aurait envie de parcourir leur corps du bout de la langue. »
Les passages que j’ai rétablis, et qui avaient été supprimés par Brod, montrent clairement des moments de désir homo-érotique de Kafka, peu mis en avant [par les traductions anglaises des journaux]. Mais je crois qu’ils nous permettent de mieux comprendre la sexualité de Kafka. Kafka a toujours été un chercheur et un explorateur, dans tous les domaines de sa vie. Il est logique pour moi que Kafka ait exploré d’autres aspects de sa sexualité dans ses écrits.
Brod et Kafka se sont rendus dans des maisons de passe ensemble à Prague, Milan, Leipzig et Paris. Certains épisodes sont relatés dans la version originale anglaise des journaux intimes de Kafka par Brod. Brod a-t-il censuré certains détails ?
Le récit des visites de Kafka à des maisons de passe n’a pas été totalement censuré. Mais il est très aseptisé dans la traduction anglaise de Brod. Par exemple, lorsque Kafka se rend dans cette maison de passe à Milan [en 1911], il écrit : « La fille près de la porte, avec son visage renfrogné, est espagnole. Elle met sa main sur ses hanches et s’étire dans une robe de soie prophylactique qui ressemble à s’y méprendre à un corsage. Un déluge de poils couvre son corps, du nombril à ses parties intimes. » Dans la version du journal de Brod, la dernière phrase a disparu. Pourquoi ? Difficile à dire. Peut-être parce qu’il estimait que c’était trop grossier et charnel ?
Que nous disent ces journaux intimes de la relation de Kafka avec les femmes ?
Kafka avait une relation très difficile et torturée avec les femmes en général. Sa description des femmes dans [ces journaux] relève souvent de ce qui semble être du dégoût, mais aussi de l’attirance / répulsion. Lorsque Kafka parle de sa rencontre avec Felice Bauer [avec laquelle il se fiancera à deux reprises], on a le sentiment qu’il parle de quelqu’un qu’il trouve assez laid, inintéressant et ennuyeux. Il dit qu’elle a presque « le nez cassé et des cheveux raides sans aucun charme ». Mais Kafka écrit ensuite des lettres à Felice Bauer dans lesquelles on perçoit son attirance pour elle. Kafka avait du mal avec ce que nous appellerions aujourd’hui la monogamie hétéronormative.
Kafka a été fiancé trois fois à deux femmes différentes, mais il ne s’est jamais marié. Il écrivait de manière obsessionnelle dans ses journaux intimes sur son statut de célibataire. Cela semblait beaucoup l’angoisser.
Oui. Le mot célibataire revient des centaines de fois dans les journaux intimes. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette question, par rapport à la sexualité de Kafka. Kafka a un jour formulé ce conflit moral en évoquant l’écrivain français, Gustave Flaubert, qui affirmait être célibataire dans le but de se consacrer pleinement à son art et à sa littérature. Kafka a adhéré à ce mythe. Mais ce conflit intérieur entre le célibat et le mariage et le fait d’avoir une famille est constant dans ses journaux intimes, parce qu’il ne l’a jamais résolu.
Vous estimez également que les conflits intérieurs et angoisses de Kafka ont été de très puissants ressorts créatifs.
Absolument. Kafka inventait constamment de nouvelles métaphores, images et allégories pour évoquer ces conflits [psychologiques] intérieurs, qui l’inquiétaient beaucoup. Kafka a beaucoup souffert mentalement, mais il a utilisé sa créativité pour faire de cette souffrance une œuvre littéraire.
Dans la préface de ces journaux, vous suggérez que Brod a voulu faire disparaître les preuves « des manquements occasionnels de Kafka à son ouverture d’esprit envers les Juifs d’Europe de l’Est ». Vous évoquez par exemple cette compagnie de théâtre yiddish itinérante de Lemberg (Lviv), qui s’est produite plusieurs fois à Prague en 1911 et 1912, que Kafka a vue plus de 20 fois et sur laquelle il a écrit dans ses journaux intimes. Kafka s’est d’ailleurs lié d’amitié avec un des membre de la troupe, l’acteur polonais Jizchak Löwy. Qu’est-ce que Brod a censuré dans ces passages ?
Il convient tout d’abord de préciser que le père de Kafka cultivait un certain snobisme, typique de nombreux Juifs d’Europe occidentale, envers les Juifs d’Europe de l’Est. Kafka a écrit sur la question dans ses journaux intimes, rappelant les propos méprisants de son père sur son amitié avec Löwy. Son père aurait même comparé Löwy à un animal ou un insecte. En allemand, l’expression péjorative pour désigner les Juifs d’Europe de l’Est était Ostjuden [Juifs de l’Est]. Dans ses journaux intimes, Kafka utilise le terme de « Juifs orientaux ».
Mais pour revenir précisément à votre question, je dirais que la rencontre de Kafka avec cette troupe théâtrale yiddish d’Europe de l’Est a été très stimulante. Kafka se trouve à un moment donné au théâtre avec Jizchak Löwy, [qui] lui parle de sa gonorrhée. Brod a censuré ce passage. Puis Kafka écrit : « J’ai penché la tête, j’ai touché la sienne et j’ai eu peur d’attraper des poux. » Il semble que Kafka ait manifesté sa peur de l’hygiène de ce Juif d’Europe de l’Est. Kafka savait probablement que ses angoisses étaient des préjugés courants chez les juifs occidentaux. À mon avis, il est beaucoup plus intéressant de voir Kafka se dépêtrer de cette question plutôt que de la supprimer [comme l’a fait Brod], en [suggérant] que Kafka avait une attitude toujours ouverte d’esprit et positive à l’égard de ses amis juifs d’Europe de l’Est.
Pouvez-vous nous parler de la redécouverte par Kafka de son identité juive – en particulier de son vif intérêt pour la culture yiddish et le sionisme – qui est venue tard dans sa vie ?
Kafka s’est vraiment engagé dans sa propre judéité au moment de la rédaction de ces journaux. Mais l’intérêt de Kafka pour le sionisme, comme pour nombre de mouvements contemporains [politiques, culturels ou philosophiques], était quelque peu distant et toujours sceptique. Il a commencé à apprendre l’hébreu relativement tard, dans l’idée peut-être de partir s’installer en Palestine. Mais dans un passage célèbre de ses journaux intimes, il écrit : « Qu’est-ce que j’ai en commun avec les Juifs ? Je n’ai même rien en commun avec moi-même. »
Comment résumeriez-vous le personnage de Kafka ? Le monde littéraire le présente parfois comme une sorte d’épave nerveuse ou un introverti anxieux. Quelle est la réalité ?
Kafka n’était ni extraverti ni grégaire. Mais il sortait beaucoup et aimait beaucoup la vie en société. Et il appréciait vraiment l’amitié. L’idée que Kafka a vécu comme un reclus est fausse. Mais c’était quelqu’un de réservé.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans la traduction de ces journaux intimes?
Le caractère inachevé du texte. J’ai réalisé qu’il me fallait abandonner toute idée de certitude pour cette traduction. J’ai aussi fait en sorte que le texte puisse prêter le flan au plus grand nombre d’interprétations possibles.