Les yeux de Rabbi Yaakov Ruzah ont vu des horreurs indicibles. Des horreurs à même d’ébranler un homme comme Ruzah, la plus grande autorité rabbinique au monde en ce qui concerne les lois relatives à la mort et au deuil.
« Ce que j’ai vu après le 7 octobre, je ne l’avais jamais vu avant », affirme Ruzah, assis à la table de son salon de Bat Yam, ville située au sud de Tel Aviv, dont il est le grand rabbin bénévole.
« Vous avez vu comment ils ont délibérément profané des corps, vous avez vu des corps de bébés… On ne voit jamais de bébés comme ça… C’est très difficile. Je m’accroche, mais il y a des gens, autour de moi, qui ne sont pas capables de faire face », dit-il.
En tant qu’autorité halakhique suprême en matière de mort, Ruzah a deux casquettes, l’une civil et l’autre militaire. Au terme de ses cinquante années de carrière militaire, il a atteint le grade de colonel et conseille le grand rabbin de Tsahal sur les questions liées à la mort et à l’identification des corps.
En sa qualité de président du Conseil de la dignité des défunts du Grand Rabbinat et d’ancien rabbin du Centre national de médecine légale d’Abu Kabir, il est chargé de tous les non militaires assassinés lors du massacre du 7 octobre.
Le judaïsme a développé un système juridique robuste et complexe pour définir et déterminer la mort, même en l’absence de cadavre. Le peuple juif, qui a subi les horreurs et l’hostilité des nations hôtes – païennes, chrétiennes ou musulmanes – a connu pogroms, accusation de meurtre rituel, croisades et autodafés sans oublier la Shoah. Tout au long de cette histoire sanglante, les sages ont rédigé des centaines de précédents juridiques codifiant les réponses à la quasi-totalité des atrocités imaginables.
Pour autant, même cette riche tradition juridique, développée au fil des ans, en exil, parfois dans des conditions d’extrême répression, est désarmée, dit Ruzah.
« Le massacre du 7 octobre a ravivé des règles halakhiques endormies depuis des siècles. Certains des cas qui se sont présentés étaient même absolument sans précédent » dans le corpus de la loi juive, dit-il.
Que faut-il faire, par exemple, des voitures dans lesquelles des dizaines de victimes ont été tuées par balle ? L’extraordinaire sensibilité du judaïsme au sujet des corps des personnes décédées commande que la totalité des restes humains soient retirés des voitures.
Mais pour Ruzah, c’est insuffisant.
« Même si nous parvenons à retirer tous les restes, il y a quelque chose de mauvais dans le fait de mettre à la ferraille les voitures dans lesquelles des Juifs ont été massacrés afin que les compagnies d’assurance puissent récupérer une partie de leur argent. »
La décision halakhique de Ruzah, toujours en attente de confirmation du grand rabbin ashkénaze David Lau, est d’enterrer les voitures et de faire du monticule qui en résultera un monument aux victimes.
Territoire inexploré
Le 7 octobre, près de 3 000 terroristes dirigés par le Hamas se sont déchaînés dans les communautés frontalières de Gaza, assassinant des civils chez eux ou dans les rues et s’en prenant à des bases militaires. Ils ont aussi massacré près de 360 festivaliers venus faire la fête à la rave Supernova.
Ce sont près de 1 200 Israéliens, pour la plupart des civils, qui ont été tués au cours d’actes d’une grande brutalité. Et près de 240 autres ont été pris en otage et séquestrés à Gaza.
Au lendemain de l’attaque du Hamas, Ruzah a été rappelé par la réserve de Tsahal. Depuis lors, il fait partie de l’une des trois équipes qui se relaient pour des gardes de 12 heures à la base militaire de la Shura, à la périphérie de Ramle.
Du haut de ses 79 ans, c’est sans doute le soldat le plus âgé de Tsahal.
La Shura, qui servait jusqu’au 7 octobre de centre logistique et siège du rabbinat de Tsahal, a été transformée en un immense centre de traitement des défunts.
Un « enfer sur terre », c’est ainsi que Ruzah décrit la Shura, cet endroit où des centaines de cadavres, victimes du massacre, ont été amenés aux fins d’identification. Lors des premières semaines de son service, l’odeur des morts était écrasante.
La guerre du Kippour de 1973 a donné à Ruzah une sorte de cours intensif sur les subtilités de la halakha en matière de vérification de la mort, d’identification des cadavres, du caractère sacré des morts et de la shiva, la période de deuil de sept jours qui suit l’enterrement.
Mais rien de ce qu’il a vécu lors de cette guerre et dans les années qui ont suivi, en tant que rabbin du Centre national de médecine légale d’Abu Kabir, de 1994 à 2021, ou dans l’unité d’identification des corps de Tsahal, ne l’a vraiment préparé aux atrocités perpétrées lors de la fête juive de Sim’hat Torah, cette année.
L’ampleur du massacre et sa cruauté sont absolument sans précédent, non seulement sur le plan historique, mais aussi sur le plan halakhique. Des corps brûlés au point d’être méconnaissables, de sorte que même une vérification ADN est impossible ; un chaos tellement extrême qu’il a fallu des mois pour déterminer qui était porté disparu et qui était mort ; les cimetières situés en zone de guerre, empêchant l’inhumation des défunts ; Les restes humains et le sang des morts répandus sur le sol, requérant l’enterrement d’objets, jusqu’aux voitures.
Le membre d’une famille est porté disparu. Est-il mort ? Est-il vivant ? Ruzah est l’autorité halakhique ultime vers laquelle les familles se tournent pour être libérées de leurs tourments. Pouvoir ou non faire shiva, pour un fils, une fille, un père, une mère, une épouse ou un mari dépend de la décision de Ruzah. Une femme devient veuve, un enfant, orphelin. Mais, si les preuves font défaut, l’incertitude persiste.
La majorité des Israéliens ne sont pas orthodoxes en termes d’observance quotidienne, mais la plupart d’entre eux s’en remettent aux rabbins orthodoxes tels que Ruzah en matière de deuil et de mariage. Ruzah est un éminent spécialiste, au niveau national, des rites de passage des Juifs dans l’autre monde. Cette responsabilité est grande. Il prend son travail très au sérieux.
Une seule fois au cours de cette interview et de la correspondance qui s’en est suivie, Ruzah s’est mis en colère. C’était en réponse à une question laissant entendre que ses décisions étaient fondées sur des « hypothèses raisonnables », et non sur une vérité absolue.
« Personne ne fait shiva sur la base d’une hypothèse raisonnable », rappelle, agacé, le rabbin. « Une personne ne fait shiva qu’en ayant la certitude absolue que le parent est mort. Une femme ne se remarie qu’après qu’il a été établi, sans l’ombre d’un doute, que son mari est mort. »
« Comment cette décision est-elle prise ? Je ne peux pas vous le dire exactement parce que j’ai signé une clause de confidentialité, donc je ne peux pas révéler les renseignements auxquels j’ai accès. Mais je peux vous dire que les preuves sont absolues, c’est à 100 % sûr. »
Ruzah explique que l’interrogatoire des terroristes du Hamas capturés a permis de recueillir des preuves. Comme les vidéos filmées par le Hamas. Les médecins légistes étudient les vidéos à la recherche de signes de vie. Les mouvements du thorax sont un indice de respiration. Un corps qui demeure inerte, alors qu’il est frappé à plusieurs reprises par une foule en colère laisse penser à la mort. Une blessure peut être considérée comme mortelle ou non. La Halakha, dit Ruzah, s’appuie sur des diagnostics d’experts, parfois adossés à des vidéos.
Lorsqu’il y a un corps, l’ADN est l’outil d’identification le plus puissant. Durant des dizaines d’années, confie Ruzah, les rabbins se sont méfiés de l’ADN parce qu’ils ne comprenaient pas les éléments scientifiques induits. Mais le 11 septembre a changé la donne, et plusieurs éminents rabbins se sont formés sur la question.
Dignité des morts
La tradition juive accorde la sainteté au corps. Les autopsies sont interdites, sauf lorsque cela est nécessaire pour le bien des vivants, par exemple pour appréhender un meurtrier. Lorsqu’une autopsie doit être menée, on veille à ce qu’elle soit la moins intrusive possible.
La tradition juive interdit la profanation du corps humain parce que les humains ont été créés à l’image de Dieu. Les corps sont des véhicules pour les actes sacrés, qui à leur tour les imprègnent de sainteté. Des textes ésotériques tels que le Zohar enseignent que le corps contient une sagesse unique, non limitée par une cognition finie, qui sera révélée dans la résurrection.
Le prélèvement rigoureux de tout le sang, des os et des tendons est effectué pour s’assurer que la totalité du cadavre soit inhumée, même si cela signifie rouvrir la tombe pour ajouter des restes.
L’inhumation rapide des défunts est aussi un témoignage de l’attention que porte le judaïsme à leur dignité. Ruzah dit qu’en raison du grand nombre de victimes, les enterrements se sont faits très rapidement, parfois sans attendre que tous les restes n’aient été récupérés, sauf demande expresse des familles.
Certains corps ont été à ce point détruits que les restes de plusieurs personnes ont été enterrés par erreur dans une seule tombe.
« Je me souviens d’un cas où, après l’enterrement, nous avons reçu le compte-rendu de la tomodensitométrie mettant en évidence la présence de deux colonnes vertébrales », confie Ruzah.
« Il s’agit de deux personnes entrelacées – soit ligotées ensemble, soit mortes en s’étreignant – brûlées au point d’en être méconnaissables. Nous avons réparé notre erreur et les avons séparés », explique-t-il.
Pour un des cas survenus dans le kibboutz Beeri, Ruzah a dû faire preuve de toute son autorité et de ses relations avec le directeur général du ministère des Affaires religieuses, Yehuda Avidan, pour surmonter les oppositions à sa décision.
Les habitants du kibboutz Beeri étaient confrontés à un dilemme : ils voulaient que leurs morts soient enterrés dans le cimetière du kibboutz, car ils prévoyaient de s’y installer à nouveau. Mais dans les jours et les semaines qui ont suivi l’attaque puis la guerre qui s’est déclarée, il est devenu trop dangereux d’organiser des funérailles. Des terroristes auraient pu se cacher encore dans les parages ou il aurait pu y avoir une nouvelle invasion ou encore des tirs de roquettes.
Ruzah a trouvé une solution.
« Il était inenvisageable pour moi de les laisser dans les réfrigérateurs pendant des semaines », assure Ruzah, « alors j’ai décidé que le défunt soit inhumé temporairement, et plus tard, transféré à Beeri. J’ai fait face à beaucoup d’opposition, mais je ne pouvais pas laisser ces corps comme ça pendant des semaines. »
« Nous avons utilisé des cercueils avec des revêtements imperméables et nous avons laissé des cordes attachées autour des cercueils pour qu’il soit facile de les exhumer. On ne sait toujours pas qui paiera les frais, mais en temps de guerre, on agit et on règle les questions d’argent plus tard. »
Un cadre pour les situations impossibles
Les décisions de Ruzah sont étayées par des précédents halakhiques datant de centaines, voire de milliers d’années. Il en résulte un sentiment de continuité, dit Ruzah, convaincu que c’est la tradition qui relie les générations dans un destin commun.
« La Halakha fournit un cadre, un sens de l’orientation, dans les situations impossibles », affirme Ruzah.
La révolte de Bar Kochba, lancée en 132 de notre ère par les Juifs de Judée contre l’Empire romain, est une source citée par les rabbins depuis toujours. Il s’agit d’un précédent pour organiser des funérailles et commencer le processus de deuil même lorsque le corps de l’être cher, tué à la guerre, est dépourvu de sépulture et n’est pas accessible.
Un autre précédent important pour l’inhumation sans corps est un cas survenu à Mayence, cité par le rabbin médiéval Asher Ben Yechiel (1250-1327), connu sous le nom de Rosh, un acronyme de son nom.
Un Juif avait été assassiné par un charretier avec lequel il voyageait, ce qui ne devait pas être inhabituel à une époque correspondant peu ou prou avec les croisades. En 1096, les Juifs de Mayence, ainsi que les Juifs de deux autres communautés juives de Rhénanie, furent massacrés par des maraudeurs chrétiens qui se rendaient à Jérusalem.
Le fils de l’homme assassiné, qui avait cherché le corps pendant un mois avant d’abandonner les recherches, avait demandé l’avis de Rabbi Elyakim, fils de Yossef, lequel lui avait dit, citant un ancien Midrash, de commencer immédiatement à compter les sept jours de deuil.
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Sur la base de ce responsum du Rosh, lorsqu’un fils, une fille ou un autre parent proche a abandonné l’espoir de retrouver un jour le corps de cette personne chère, alors il lui est permis de faire shiva. Ruzah évoque cette décision pour justifier l’organisation de funérailles pour les soldats de Tsahal ou les civils dont les corps sont détenus par le Hamas à Gaza.
Ruzah a, par ailleurs, fait un ajout important.
« Il est clair pour moi que le gouvernement est responsable de la restitution du corps à la famille. La politique du gouvernement n’est pas de négocier avec les terroristes pour récupérer les corps, ce qui établit que le gouvernement a abandonné l’espoir de récupérer le corps et que la famille peut faire shiva. »
Permettre au processus de deuil de commencer – en déchirant un vêtement et en faisant shiva durant sept jours – permet à la famille de tourner la page. Mais Ruzah dit qu’en fin de compte, il s’en remet aux volontés la famille.
« Si la famille ne veut pas faire shiva sans le corps, nous ne la forçons pas », dit-il.
C’est la décision prise par la famille du sergent Shaked Dahan, 19 ans, du 77e bataillon de la 7e brigade blindée, originaire d’Afula. Dahan a été déclaré mort par le grand rabbinat de Tsahal, en accord avec Ruzah, six semaines après sa disparition le jour de l’attaque. Mais la famille de Dahan a choisi d’attendre, dans l’espoir que le corps de Dahan lui soit rendu.
Que se passe-t-il si une famille décide, sur la base de la décision d’un rabbin, d’organiser des funérailles sans corps et commence à faire shiva, et qu’au milieu de la shiva, le corps est découvert ? La famille doit-elle recommencer le processus de deuil après l’inhumation du corps ?
C’est ce qui est arrivé à la famille de l’un des Israéliens assassinés le 7 octobre.
Ruzah a découvert un précédent peu connu, du rabbin Yechiel Michal Epstein (1829-1908), auteur du Aroukh Hachoulchan, qui a statué que la famille n’avait pas besoin de recommencer le processus de deuil.
Ruzah estime que l’une des questions les plus émouvantes reçues par lui ces dernières semaines est celle du père d’un soldat de Tsahal mort au combat.
L’homme voulait tenir son fils dans ses bras avant l’inhumation. Mais il craignait que cela ne soit interdit parce que c’est un Cohen. Selon la tradition, les membres de la classe sacerdotale du peuple juif sont autorisés à toucher le cadavre d’un parent proche – et seulement dans ce cas – à la condition que le corps soit intact.
L’homme s’était engagé à faire don des valves cardiaques de son fils décédé, ce qui avait pour conséquence logique que le corps n’était pas intact.
Pouvait-il encore serrer son fils dans ses bras ?
« J’ai failli pleurer quand j’ai entendu cette question », raconte Ruzah.
« Cela en dit long sur les tourments de ce père, alors que son fils est mort. »
Sur la base d’un recueil de responsa appelé Tzitz Eliezer, du rabbin Eliezer Yehudah Waldenberg (1915-2006), Ruzah a statué que le père pouvait étreindre le corps de son fils. Un corps est considéré comme entier tant que toutes les parties externes sont intactes. L’absence d’organes internes ne rend pas un corps « incomplet ».
Interrogé sur la manière dont il était affecté par ce qu’il a vécu ces deux derniers mois, Ruzah a répondu par une pirouette : « Rien ne m’affecte. »
Mais les yeux de Ruzah ne souriaient pas.
« Ce qui s’est passé soulève des questions en matière de foi. Pourquoi nous a-t-on infligé cela ? », s’interroge-t-il. « Ce qui est clair, c’est que Dieu nous a durement frappés. Ce n’était pas qu’une gifle. »