Face aux critiques qui lui sont adressées pour avoir inclus les pogroms polonais contre les Juifs pendant la Shoah dans son dernier rapport sur les dommages causés par l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, le président du comité polonais qui a rédigé le document s’est justifié sou prétexte que « Les nazis auraient dû les protéger ».
Au début du mois, le gouvernement polonais a publié un document de plus de 1 300 pages en trois volumes, intitulé « Rapport sur les pertes subies par la Pologne du fait de l’agression et de l’occupation allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale, 1939-1945 », qui a été présenté comme une estimation des réparations que la Pologne estime mériter de la part de l’Allemagne.
Le troisième volume comprend une liste de 9 293 villages, villes et agglomérations où des « atrocités nazies allemandes » ont été commises, ainsi que leur nombre de victimes. La Pologne a réclamé à l’Allemagne 1,3 billion d’euros de réparations pour les dommages subis, et principalement pour les pertes humaines causées par la guerre.
L’Allemagne a rejeté cette demande.
Cette liste comprend un certain nombre de villages qui ont été le théâtre de pogroms perpétrés par des Polonais de souche au cours desquels des centaines, voire des milliers de Juifs ont été massacrés.
Le village de Jedwabne, dans le nord-est de la Pologne, est le site le plus connu de l’un de ces pogroms, au cours duquel de nombreux Juifs, le nombre exact pourrait atteindre 1 600, ont été brûlés vifs ou assassinés par leurs voisins polonais en juillet 1941. Des atrocités similaires ont été commises dans d’autres villages de la région au cours de l’été 1941, lorsque l’Allemagne a repris la région aux Soviétiques, lesquels l’occupaient avec brutalité depuis 1939.
« En raison de l’agression de l’Allemagne, le Troisième Reich et l’URSS ont occupé les terres polonaises. Les conventions internationales stipulent que les occupants sont responsables de la sécurité, de la vie et des biens de la population. Jedwabne était sous occupation de l’URSS et du Troisième Reich, qui ont tué les citoyens de la Deuxième République », a écrit Arkadiusz Mularczyk dans un tweet.
Mularczyk, le président du comité polonais qui a rédigé le rapport, faisait apparemment référence aux Conventions de La Haye de 1907, qui exigent qu’une puissance occupante « assure, dans la mesure du possible, l’ordre et la sécurité publics. »
Interrogée sur cette justification, la chercheuse israélienne spécialiste de la Shoah, Havi Dreifuss, a utilisé l’expression yiddish, « nu shoyn » [« oui, et alors »], pour montrer son exaspération tout en déclarant que cette affirmation était « une mauvaise blague ».
Havi Dreifuss, professeure d’histoire à l’Université de Tel Aviv et chercheuse au Centre mondial de la Shoah de Yad Vashem, qui dirige le Centre de la Shoah en Pologne, a déclaré que, au moins, Mularczyk reconnaissait que les Polonais avaient perpétré un pogrom à Jedwabne, car il y a eu dans le passé des affirmations polonaises erronées selon lesquelles ce serait des soldats allemands qui étaient à l’origine de ce pogrom.
Dire que c’était la responsabilité des Allemands d’empêcher ce pogrom est une mauvaise blague.
Dreifuss a rejeté le rapport, estimant qu’il s’agissait davantage de géopolitique actuelle que de données historiques.
« Le rapport n’est pas un essai historique, c’est un document politique. Il utilise et détourne l’histoire pour exiger des revendications économiques et morales », a-t-elle déclaré au Times of Israel lundi.
La Pologne est aux prises avec son héritage de la Shoah depuis des décennies, et plus particulièrement avec ce qui s’est passé à Jedwabne depuis l’an 2000, date à laquelle un historien américain d’origine polonaise, Jan Tomasz Gross, a écrit un livre sur cet événement intitulé Neighbors, qui a suscité un vif intérêt en Pologne lors de sa sortie.
Pendant des décennies après la guerre, alors qu’elle était sous influence soviétique, la Pologne s’est largement considérée comme exempte de reproches au sujet de la Shoah, se concentrant sur le rôle qu’avaient joué les partisans dans la lutte contre les nazis et sur les actions des « Justes parmi les nations », ces non-Juifs qui ont sauvé des Juifs pendant la Shoah, comme s’ils étaient la norme et non l’exception.
Selon Dreifuss, en Pologne, ces « Justes » devaient cacher leurs activités non seulement aux Allemands mais aussi (et parfois même principalement) à leur entourage polonais.
“[Pendant la guerre froide,] il n’y a pas eu de recherche indépendante en Pologne. Celle-ci a commencé de manière très impressionnante après la chute du rideau de fer. Mais même avant cela, il y avait des voix plus critiques concernant l’implication de la Pologne dans la tragédie juive pendant la Shoah », a déclaré Dreifuss.
En 1987, un critique littéraire juif polonais, Jan Błoński, a écrit un article très controversé dans un journal local, demandant que la Pologne reconnaisse sa passivité pendant la Shoah, ce qui avait suscité une vive réaction et l’insistance de certains sur l’innocence polonaise, mais aussi une délibération légitime de la part d’autres.
Ces débats se sont intensifiés après la sortie de Neighbors, qui a donné lieu à une enquête gouvernementale révélant que les Polonais avaient effectivement brûlé vifs leurs voisins juifs à Jedwabne et commis d’autres pogroms ailleurs.
Les raisons pour lesquelles les Polonais ont agi ainsi sont moins claires. L’antisémitisme à lui seul, qui existait sans aucun doute dans ces régions, ne saurait suffire à l’expliquer.
« Entre les deux guerres mondiales, les Juifs ont été confrontés à l’antisémitisme en Pologne, surtout à partir du milieu des années 30. Pour autant, il n’y a pas eu de massacres (ou même quoi que ce soit qui y ressemble) comme ce fut le cas pendant la Shoah », a déclaré Dreifuss.
« Ces massacres de Juifs par leurs voisins polonais se sont produits dans le contexte de la politique antisémite de l’Allemagne nazie, de l’ancienne occupation russe et de la brutalité de la Seconde Guerre mondiale. Mais dire que c’était la responsabilité des Allemands d’empêcher les massacres de Juifs par des Polonais pendant la Shoah est tellement hors contexte que cela ressemble presque à une mauvaise blague. Les responsables polonais connaissent l’histoire ; par conséquent, cette affirmation est non seulement sans fondement historique mais aussi très inquiétante », a-t-elle déclaré.
Au cours des 20 années qui ont suivi la publication de Neighbors, d’autres études ont été rédigées, révélant une implication encore plus grande des Polonais dans l’exécution de la solution finale. Un chercheur, Jan Grabowski, estime qu’environ 200 000 des 3 millions de Juifs polonais tués pendant la Shoah l’ont été directement ou indirectement par des Polonais.
Au début du mois, Jan Grabowski a déclaré au Times of Israel que le rapport polonais était « épouvantable » et a accusé le gouvernement d’ignorer intentionnellement l’implication de la Pologne dans la Shoah.
Le gouvernement polonais actuel a explicitement cherché à modifier le récit du rôle du pays dans la Shoah.
Il s’est, par exemple, battu avec force et succès contre l’expression erronée « camps de concentration polonais » pour décrire les camps nazis, comme Auschwitz ou Treblinka, sur le sol polonais.
Nous assistons à une nouvelle étape de la déformation de la Shoah. Le gouvernement polonais… déforme ou même ment carrément en ce qui concerne les cas où les Juifs ont été tués par des Polonais.
Plus récemment, en 2018, la Pologne a criminalisé le fait d’affirmer que l’État polonais était responsable ou partiellement responsable des crimes nazis. La décision a suscité un tollé de la part d’Israël, et le différend a été en grande partie résolu après que la Pologne a accepté de modifier la loi pour supprimer toute sanction pénale.
Cependant, elle a ouvert la voie à des poursuites civiles, dont plusieurs intentées contre des chercheurs sur la Shoah, en Pologne et à l’étranger, y compris Grabowski.
Entre-temps, Tomasz Gross, chercheur à l’université de Princeton, a fait l’objet d’une enquête des autorités polonaises pour une loi similaire, mais différente, notamment « l’insulte » à la nation polonaise.
« Nous assistons à une nouvelle étape de la déformation de la Shoah. Le gouvernement polonais ne nie pas l’Holocauste – au contraire, l’Holocauste est très important pour lui – mais seulement des parties spécifiques de celui-ci : ils soulignent les cas, bien sûr majoritaires, où des Allemands ont tué des Juifs, mais dissimulent, déforment et même réécrivent les cas où des Polonais ont tué des Juifs – et ces cas font également partie de l’histoire de la Shoah. »
Selon Dreifuss, il s’agit notamment d’exagérer le nombre de Juifs sauvés par des Polonais « justes parmi les nations », de diminuer le nombre de Juifs tués par des Polonais, voire de trouver de prétendues « justifications » à ces attaques, et de gonfler le nombre de Polonais tués pendant la guerre.
Dans le cas de Jedwabne, certains responsables polonais ont tenu par le passé des « propos qui n’ont aucun fondement historique ». Certains ont essayé de relier ou même de justifier les massacres de Juifs par leurs voisins polonais en accusant les Juifs de soutenir les Soviétiques, mais cela ne reflète pas l’histoire réelle compliquée, ni le fait que de nombreux auteurs du pogrom ont eux-mêmes servi à la fois les Soviétiques et les nazis.
Cette explication peut au contraire être considérée comme « une tentative de rendre les Juifs responsables de leur propre mort », a-t-elle ajouté.
Selon Mme Dreifuss, cela fait partie d’un effort global du parti de droite au pouvoir en Pologne, Prawo i Sprawiedliwość (PiS), ou Droit et Justice, pour assimiler l’expérience polonaise de la Shoah à l’expérience juive de la Shoah.
« Il faut voir cela comme une lutte pour la victimisation. Le PiS tente de présenter les Juifs polonais assassinés pour leur judéité, au même titre que les autres Juifs d’Europe, comme faisant partie des victimes polonaises tuées pendant la Seconde Guerre mondiale. En brouillant le meurtre de masse d’hommes, de femmes et d’enfants juifs avec la souffrance polonaise, ils affirment que les Polonais et les Juifs ont été persécutés de manière égale et soulignent le tourment polonais. Les Polonais et les Juifs ont été des victimes inégales et doivent être considérés comme tels ; l’Allemagne nazie a été aidée pour ses actes meurtriers dans toute l’Europe, y compris en Pologne », a-t-elle déclaré.
Cela a conduit à un désaccord diplomatique permanent entre Varsovie et Jérusalem. Israël a annulé les voyages scolaires, et ceux de l’armée israélienne en Pologne, suite à l’insistance du gouvernement polonais à dicter le contenu éducatif de ces voyages.
Dreifuss a toutefois souligné que certains éminents universitaires polonais ne se pliaient pas à la ligne du gouvernement et effectuaient des recherches approfondies sur la Shoah ; certains d’entre eux ont même été ou sont poursuivis en justice pour cela.
« Ces collègues polonais ne sont pas seulement de superbes historiens, mais aussi des universitaires courageux, professionnels et dévoués que j’admire pour leurs travaux universitaires novateurs », a-t-elle déclaré.
Dani Dayan, président du mémorial de la Shoah Yad Vashem à Jérusalem, a également décrié le phénomène croissant de déformation de la Shoah, qui, selon lui, peut être observé non seulement en Pologne mais aussi en Russie, en Ukraine, en France et dans d’autres pays d’Europe.
« En général, cela se passe comme ça », a déclaré Dani Dayan au Times of Israel lundi, à la suite d’un événement organisé au musée en l’honneur des survivants de la Shoah.
“ [Ils disent] ‘bien sûr que la Shoah a eu lieu, et bien sûr que les six millions de Juifs ont été massacrés, et qu’il y avait des chambres à gaz et des fosses de fusillade’. Mais chaque pays dit : ‘Mais dans mon pays, tous les citoyens ont essayé d’aider’. La vérité, bien sûr, c’est que c’est faux. Dans presque tous les pays européens sous occupation allemande, il y a eu beaucoup plus de collaborateurs, sans parler des spectateurs, que de Justes parmi les nations – ceux qui ont sauvé des Juifs. »
Dayan, qui a fait ses remarques le matin même où le président iranien Ebrahim Raissi avait émis des doutes sur la Shoah, a déclaré que cette question de la distorsion était profondément inquiétante car elle est perpétrée par des gouvernements et des partis politiques disposant de ressources importantes, contrairement à la « négation flagrante et sans nuances de la Shoah », qui est devenue davantage un phénomène marginal.
« Le problème de la distorsion est plus grave que le problème de la négation pure et simple qui est limitée aux fondamentalistes et aux antisémites, comme Raissi », a déclaré M. Dayan.