Ancien professeur d’épistémologie, le rav Raphaël Sadin est Roch Kollel [recteur d’académie talmudique] à Jérusalem. Il propose une lecture nouvelle de l’antisémitisme dont il exhume, avec son co-auteur le journaliste Antoine Mercier, les racines ontologiques fondamentales. Et si l’explication de la vivacité universelle de l’antisémitisme se trouvait dans les textes fondateurs du judaïsme ? Raphaël Sadin a accepté de répondre aux questions du Times of Israël auquel il a accordé une écoute attentive et bienveillante, ce pourquoi il convient de le remercier. Ses réponses, dont il était prévisible qu’elles seraient à l’avenant de l’orthodoxie dont il est un illustre représentant, reflètent son double savoir – talmudique et sciences profanes – et proposent une réflexion qui, développée dans son livre, s’adresse à tous les publics désireux de se confronter à une exigence de pensée, sans forcément y adhérer dans son intégralité. C’est le peuple juif, nous rappelle le rav Sadin, qui a inventé la liberté de conscience…
Le Times of Israël : Spécialiste de la Shoah, nommée par Joe Biden première envoyée spéciale pour surveiller et combattre l’antisémitisme, Deborah Lipstadt a récemment déclaré : « Les auteurs de la Haggadah de Pessah ont reconnu il y a des centaines d’années que dans chaque génération, il y a ceux qui se lèvent pour nous détruire, ce qui explique pourquoi les historiens parlent de l’antisémitisme comme de la plus ancienne des haines ». Cette haine dont parle votre livre…
Rav Raphael Sadin : Il s’agit d’une haine métaphysique, d’un antagonisme. Je précise, dans le livre, que la haine anti-juive s’associe à la haine anti-Dieu et anti-humanité. Nous prenons le soin, également, de souligner que la dichotomie entre les non-Juifs et Israël n’implique pas seulement le peuple d’Israël. Le spectre est beaucoup plus large. Je m’appuie toujours sur cette guemara, dans le Traité Meguila, page 13, selon laquelle s’appelle Juif celui qui combat l’idolâtrie. Cela signifie qu’il y aurait une humanité qui s’appelle Israël qui, si elle est en effet assumée et incarnée historiquement par le peuple juif, va au-delà du peuple national juif. Certains Juifs trahissent d’ailleurs cette vocation, tout comme des non-Juifs font partie d’Israël en ce qu’ils s’inscrivent dans cette lutte entre le nom Israël et l’antisémitisme.
Mme Lipstadt a poursuivi : « Mais il y a une deuxième partie à ce passage de la Haggadah, et elle concerne la résilience : ‘Et Dieu nous sauve de leurs mains’. Pour les croyants, il s’agit d’une main divine qui les sauve. D’autres, des croyants compris, disent que c’est grâce aux gens que nous avons réussi à résister et à faire face [aux menaces contre les Juifs]. » N’est-ce pas vers cette résilience que tend votre livre, à la lumière de votre double savoir, religieux et scientifique ?
Complètement. La résilience dont il est question dans le livre relève elle aussi d’une dimension métaphysique, que ce soit sur le plan religieux ou non. Que des Juifs très assimilés gardent, au-delà de toute logique, une forme de fidélité à l’appartenance au peuple juif est un phénomène incroyable. Il y a un rapport entre le Juif et la vocation d’Israël qui va au-delà de l’idéologie. Qu’un Juif reste Juif, même s’il mange du cochon, ne croit pas en Dieu ou s’érige contre les religieux (!), ressortit à une sorte de vibration de l’âme. C’est le pendant juif de l’antisémitisme…
Une analyse de l’antisémitisme « à la manière juive »
Pourquoi votre co-auteur, le journaliste Antoine Mercier, a-t-il indiqué que ce livre offrait une analyse de l’antisémitisme « à la manière juive » ? Est-ce parce que vous avez décidé de vous pencher sur le sujet en puisant à la source des Textes fondateurs du judaïsme ?
Oui, et je pense innovante cette tentative d’analyser l’antisémitisme non pas à partir des catégories académiques classiques mais à partir de ce que le judaïsme – et surtout les textes midrachiques – en disent. Nous avons utilisé des textes fondateurs du judaïsme talmudique qui foisonnent d’analyses sur le pourquoi et le comment du phénomène antisémite. C’est une sorte de déclaration d’indépendance conceptuelle, dans la veine de ce qui s’est fait dans certaines universités africaines ou en Amérique où a été développée une analyse sur l’esclavage s’émancipant des catégories intellectuelles de l’Occident. Notre préoccupation n’était pas de nous « émanciper » mais de comprendre ce phénomène qui, lorsqu’il est analysé à partir des catégories classiques de la sociologie, de l’anthropologie, de l’histoire ou de la psychologie, tombe toujours à coté et ne parvient pas à expliquer cette haine. Nous avons pensé que nous pouvions trouver, dans les Textes eux-mêmes, la raison de cette extraordinaire perdurance de l’antisémitisme à travers l’histoire… et la géographie.
C’est, pour ce livre, dans le Ner Mitsva du Maharal de Prague [qui parle des visions prophétiques de Daniel et de la succession des Empires sous la forme de quatre bêtes] que vous avez nourri votre réflexion… Pourquoi le Maharal ?
Le Maharal de Prague est pour moi le maître absolu de la pensée juive. Il a inspiré la naissance de la hassidout et toute la pensée juive, jusqu’au rav Kook. C’est l’irruption d’un continent conceptuel qui, en étant absolument fidèle à la Tradition et à l’orthodoxie juive, a innové de façon incroyable dans sa façon d’analyser les textes et de leur donner un sens qui n’est pas allégorique. Il s’est confronté aux Textes en essayant d’en exhumer la substance conceptuelle philosophique juive. Pour nous, c’était formidable : c’est un langage capable de toucher le monde intellectuel contemporain plus directement que la version allégorique de Philon d’Alexandrie ou de Maïmonide, par exemple.
Il existe un verset qui, comme la Bible sait le faire de façon concise, semble, à vous lire, expliquer l’histoire de l’humanité : « Et la terre était tohu et bohu et obscurité sur la face de l’abîme et le souffle de Dieu plane sur la face des eaux » (Genèse, 1,2)…
Cela résume toute l’histoire de l’humanité qui nous est racontée dès le début du livre de la Genèse. C’est le Midrash Rabba dont les termes renvoient aux quatre périodes de domination politique. La terre fait allusion à l’Egypte, la matrice des civilisations qui allaient advenir. Tohu, qui signifie « étonnement » renvoie à Babylone, civilisation un peu oubliée par les historiens et dont le centre de gravité était l’admiration, la sublimation, l’art, la beauté. Bohu, qui signifie « confusion », correspond à l’Empire perse où le plaisir physique était mis en exergue. Viennent ensuite « l’obscurité » qui renvoie à la Grèce, à la pensée autonome et au primat de l’universel et enfin tehom, l’abîme qui évoque l’Empire romain qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui dans la civilisation occidentale. Chacun représente une facette d’un absolu contre l’Absolu divin. Telle est la thèse du Maharal. L’Egypte est, comme nous l’avons dit, la matrice et Babel érige la beauté et l’art au rang de substituts du divin. Le substitut d’absolu, pour la Perse, est le raffinement quasi infini assimilé au fait de se sentir exister à partir du plaisir corporel. Imaginons, pour nous en donner une idée, la haute gastronomie française à la puissance 1 000 ! La Torah appelle la Grèce, de façon paradoxale et surprenante, ‘hochèkh, les ténèbres. Les lumières de la philosophie grecque sont une perspective intellectuelle de la pensée autonome, une pensée qui s’auto-suffit et qui essaie de poser la source de la connaissance et la source du sens non plus dans la transcendance mais dans l’immanence (pour les pré-socratiques) ou dans la raison toute puissante avec Socrate et Platon. L’obscurité dont il est ici question est celle qui voile la parole prophétique. Nos sages nous disent que la prophétie s’est arrêtée en Israël à partir de la civilisation grecque. Comme si la civilisation grecque, en hellénisant le monde, avait construit une sorte de pouvoir cognitif humain autocentré sur la conscience humaine qui obstruait totalement la capacité de captation du murmure divin présent dans la prophétie. Le dernier Empire – tehom – , « l’abîme », est l’Occident dont on ne voit pas le bout. La fin du verset [roua’h Élokim] traduit l’espoir eschatologique, l’ère messianique puisque, d’après le Midrash, on parle du messie. Vous voyez qu’en un verset, vous avez toute l’histoire de l’humanité !
Vous dressez, dans le livre, un portrait de chacun de ces quatre Empires. Force est de constater qu’à chaque fois, le Juif est l’empêcheur. Pourquoi le Juif a-t-il toujours été l’incarnation de l’antagonisme ?
La guemara se joue à faire une sorte de comparaison phonétique et nous dit que lorsque la Torah a été donnée au Sinaï, la Sin’ah [la haine] du Juif est apparue dans le monde. La cause n’est pas du tout la jalousie, l’argent ou je ne sais quoi : la cause de l’antisémitisme est la Torah. Le Maharal pose la question fondamentale : comment se fait-il que, dès le deuxième verset du récit de la Création, est signifiée, fût-ce de façon allusive – de façon midrashique —, la naissance des Empires qui vont aller contre Dieu ? Pourquoi y a-t-il déjà la présence du mal ? Je n’ai pas rencontré de meilleure définition que celle-ci : l’origine métaphysique du mal vient du fait que Dieu, qui est Absolu, crée autre chose que Lui. Cette « autre chose que Lui » va avoir tendance à réclamer son autonomie absolue, sa substance oublieuse de son origine. Dès lors surgissent toutes les formes du mal : la violence, la colère, l’avarice, la jalousie… qui relèvent toujours de l’auto-proclamation d’une toute-puissance oublieuse des autres.
Le Maharal dit que dès la Création, il y a irruption de la racine métaphysique du mal qui va s’incarner dans les quatre Empires, chacun essayant, de façon politique, d’investir le champ de l’absolu. Le Juif – au sens de tout homme combattant l’idolâtrie -, est un révolutionnaire : il est celui qui résiste à la main-mise idéologique. Ces quatre formes de pouvoirs différents vont être combattues, parfois par le simple fait de ne pas y adhérer, par l’image du Juif qui n’entre pas dans cette domestication de la transcendance et de la vérité. Dès lors, il est l’homme à abattre.
L’Egypte, qui n’apparaît pas dans la prophétie de Daniel et dont le Maharal ne parle pas, donne à votre livre des pages passionnantes auxquelles nous renvoyons nos lecteurs. Revenons à la civilisation babylonienne – l’aigle à la tête de lion dans l’interprétation de Daniel – qui exalte le panache, la beauté, la gloire, la volonté de se surpasser. Un désir de produire du beau a priori salutaire mais critiquable quand il se mue en ambition prométhéenne ?
Disons, pour répondre à votre question, qu’il s’agit de la divinisation de l’homme. Les rois de Babylone se prenaient pour des dieux. Ce sera aussi le cas à Rome plus tard et l’on peut retrouver cette tentation dans le monde artistique, littéraire, philosophique… ces mondes où l’on produit du concept, des idées, de l’art… L’art est une merveille en soi mais ce qui fait problème à un moment donné, c’est que cette production devient un tel absolu que toutes choses à côté n’existent plus. Ce n’est pas un hasard si la plupart des très grands artistes sont des gens impossibles : c’est parce qu’ils sont babyloniens ! Ils sont tellement investis du pouvoir divin qui est en eux que tout ce qui les entoure n’a plus d’importance…
La civilisation babylonienne est, selon vous, l’archétype de l’antisémitisme identitaire de la fin du 19e siècle et du milieu du 20e siècle (la mal nommée Belle Epoque), incarné de façon haineuse par Drumont [ndlr : sur cette époque, on renvoie au livre de Christophe Donner, La France goy, Grasset 2021, et à sa suite, Ce que faisait ma grand-mère à moitié nue sur le bureau du Général, Grasset, 2023], Maurras et Barrès. L’idée du rattachement à un terroir ?
Babylone est caractérisée non seulement par le fait de déifier l’homme mais aussi par le fait de déifier la terre, l’appartenance à la beauté du pays, à la noblesse de la terre. À cela, le Juif est étranger par excellence. Cet antisémitisme est d’ailleurs aussi très souvent anti-atlantiste : il n’aime pas davantage les Américains parce qu’il n’aime pas la mer, il aime la terre ; il n’aime pas ce qui est universel, il aime ce qui est national. À ses yeux, le Juif est un étranger déguisé en Français qui ne pourra jamais pactiser dans l’acte idolâtre que constitue la passion pour la patrie et l’appartenance raciale ou territoriale. C’est un antisémitisme moins violent que les autres : il rejette le Juif en lui déniant la possibilité de faire partie de la patrie.
Vous écrivez : « l’identité d’Israël n’est donc pas structurée par un rapport à la terre mais par l’acceptation d’une Loi ». Le rapport du Juif à la terre d’Israël, une question de mérite et de transcendance ?
Le premier Rachi demande pourquoi la Torah commence par la création du monde et non par les premières mitsvot. La réponse est étonnante, qui dit que nos racines ne sont pas dans la terre. Nos racines sont dans le Ciel. Mais Dieu ne voulant pas que nous soyons un peuple de poètes purement conceptuels, Il nous a donné une terre pour que nous puissions y exercer les mitsvot. Vous voyez bien que dans ce mouvement, le primat n’est pas la terre. C’est la raison pour laquelle la Torah est donnée dans le désert, en dehors de toute patrie, de toute nationalité : c’est non seulement pour incarner sa dimension universelle mais aussi pour signifier que la spiritualité n’est pas le produit de la terre. Elle est le produit du Ciel. Il y a de grandes discussions autour du sionisme en Israël. Le judaïsme orthodoxe considère qu’habiter en Israël est une immense mitsva mais qu’il faut considérer le fait d’habiter la terre d’Israël non comme un absolu mais comme un moyen d’émanciper à son maximum la spiritualité donnée par le Ciel. La terre d’Israël n’a de sens que si elle est le lieu où peut s’émanciper la révélation divine. Si elle devient le lieu d’un oubli de la révélation divine pour normaliser le peuple juif et en faire un peuple parmi les autres, fidèle à sa patrie, on a tout faux.
Ces considérations vous inspirent des propos très sévères à l’encontre de la démocratie…
Cela vaut plutôt pour le quatrième Empire. Aujourd’hui, en temps pré-messianiques, je reprendrai la phrase de Churchill qui disait : « La démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres. » Je ne suis pas un « idolâtre » de la démocratie dans laquelle il y a de gros problèmes et où les despotismes avancent masqués. On pourrait parler d’une « publicratie » – le monde publicitaire, le monde des médias, la multiplication et le nivellement des opinions – qui représente une destruction majeure de l’élection, de la hiérarchie du savoir, de la noblesse et de l’intelligence. Mais d’un point de vue politique, je ne suis pas du tout anti-démocrate ! Je suis démocrate dans la mesure où je considère que tout autre système politique serait pire que la démocratie. Pour moi, le meilleur système sera le système messianique…
Dans le chapitre consacré à l’empire perse se trouve une formule édifiante : « Le hors du monde des Juifs met le monde hors de lui »…
Elle nous a été inspirée par Jean Genet, écrivain pour qui le Juif était « immonde ». Des propos peu amènes que ce grand antisémite, qui était aussi un grand malin, nuançait en affirmant que le Juif est « hors monde ». Un peu comme Alain Badiou qui se bat de toutes ses forces contre ce qu’il appelle « le prédicat juif ». Par contre, le prédicat corse ou le prédicat auvergnat ne le dérangent pas. Le Juif n’épouse pas les catégories de l’Être. Il est le témoin, comme le disait Levinas, du « radicalement Autre », au-delà de l’Etre.
L’incarnation la plus violente de l’antisémitisme perse : le régime nazi ?
Tout à fait. On l’a vu aussi avec Aman, chez les Perses, qui avait le même programme. L’antisémitisme perse se nourrit de la frustration corporelle. Cette civilisation du corps crée un fantasme selon lequel le Juif est celui qui vole le plaisir du corps. Il devient, de façon totalement illusoire, celui qui empêche le corps de s’épanouir. Or quand le corps est frustré, la réaction est meurtrière. C’est ainsi que l’on en arrive à un antisémitisme assassin qui vise à éliminer le Juif. Autant il s’agit, dans l’antisémitisme babylonien, de ne pas fréquenter le Juif, autant l’antisémitisme perse a pour but de l’éliminer.
Nous renvoyons, là encore, nos lecteurs à votre livre pour découvrir le chapitre édifiant sur la Grèce dont nous avons déjà un peu parlé : sa volonté de saisir le monde et un antisémitisme qui vit très mal le particularisme juif…
Ce qui est intéressant dans cet Empire grec, c’est qu’il est très contemporain. L’antisémitisme grec, qui refuse le particularisme juif, refuse en réalité l’altérité. Que le fait de reprocher aux Juifs leur particularisme passe pour une posture progressiste et non condamnable est l’un des mystères de l’idéologie contemporaine. La culpabilité du Juif est l’élément commun aux quatre Empires mais l’Empire grec s’incarne aujourd’hui dans l’antisémitisme bourgeois de la gauche bien pensante et dans celui d’intellectuels anti-sionistes, qui ne reconnaissent pas au peuple juif le droit d’avoir un État. Il est très surprenant de ne pas entendre s’élever une critique de cet antisémitisme de gauche, alors qu’il existe une critique très forte de l’antisémitisme de droite.
Nous sommes encore aujourd’hui dans le quatrième et dernier Empire, celui de Rome, marqué par le règne de la civilisation du marché, du primat de l’économique, de la mondialisation, du consumérisme, « d’un affadissement généralisé » face auquel vous écrivez que « seule la maison d’étude juive trouve la force de résister ». Permettez-nous de souligner qu’il eût été étonnant de trouver, dans le livre d’un Roch Kollel, une proposition autre…
Vous pouvez le dire comme cela mais vous pouvez aussi le comprendre comme le fait que j’essaie d’être fidèle à mes idées et de vivre ma vie selon la façon dont je pense qu’il faut vivre. Il ne s’agit pas seulement du beth-Hamidrach. C’est aussi l’espoir juif. Edom [l’Occident] a trouvé l’astuce la plus forte de toutes les civilisations pour combattre Dieu : c’est ce que le Maharal de Prague appelle « l’Empire du rien ». C’est le néant. À son époque, au XVIe siècle, il n’y avait pas tellement de signes montrant que l’Occident était l’Empire du rien. Aujourd’hui, c’est éclatant, avec la pensée moderne selon laquelle la vérité n’existe pas, l’homme n’existe pas, rien n’existe, tout est absurde. La force du néant est prodigieuse en ce sens que lui seul est capable de combattre la vérité et la divinité. C’est ce que j’ai appelé la force du « pourquoi pas ». L’argument le plus fort du néant est de dire : « pourquoi pas ». Le Juif est l’un des rares à incarner la notion d’espoir qui n’est pas rétrograde : c’est l’espoir d’une vérité qui reste à conquérir par l’étude et l’attente messianique. Le Juif n’a pas renoncé à l’utopie de la vérité et du bonheur universel.
Quelques figures, « certes minoritaires », incarnent tout de même une forme de philosémitisme. Celle de Tolstoï, notamment, au sein de l’Empire babylonien…
Ce grand écrivain incarne un renversement spectaculaire et parle du peuple juif comme celui dont le peuple russe devrait s’inspirer. C’est remarquable et c’est l’exception qui confirme la règle.
Le livre déploie une réflexion sur la fracture identitaire entre Israël, porteur de son élection, « témoin du radicalement Autre » et les Nations. Or, ces dernières semaines, Israël a renvoyé l’image d’une société fracturée, face à la refonte judiciaire radicale imposée par le gouvernement. Que vous inspire cette situation ?
D’abord de la tristesse. Dans son histoire, le peuple juif n’a jamais été vaincu par ses ennemis, sauf dans les périodes de luttes ou de guerres internes. C’est triste mais c’est aussi dangereux. Reste que cela ne m’étonne pas, dans la mesure où il existe trois points de tension dont on ne peut pas faire abstraction en Israël : le problème Juifs – Arabes, le problème gauche – droite et le problème religieux – laïcs.
Cette formidable dimension multifacettes d’Israël est aussi, je trouve, ce qui fait la beauté du pays. Mais il y a deux projets très différents : d’un côté, le projet d’un sionisme qui ne rêve en réalité que de faire sur la terre d’Israël une société à l’image de l’Occident, avec les valeurs libérales de la démocratie occidentale, et de l’autre côté, un projet qui voit dans le sionisme non pas simplement la création d’un État dans lequel on peut vivre tranquillement mais l’élaboration d’une société qui va pouvoir faire jaillir les grandes idées du judaïsme. Je le dis en « marchant sur des œufs » car je suis tout à fait conscient qu’avec les instruments politiques contemporains dont nous disposons, la hauteur spirituelle du judaïsme est détruite dès qu’il s’incarne politiquement. D’où d’énormes problèmes. Le judaïsme est, à ma connaissance, la seule religion qui n’a pas prévu de punir celui qui ne croit pas ou qui est contre la Torah.
Le Maharal de Prague l’explique par la liberté de conscience. C’est le peuple juif qui a inventé la liberté de conscience. Il n’y a de valeur à l’adhésion de la spiritualité de Dieu que si elle est libre. Or le politique est toujours contraignant. Nous sommes donc confrontés à la difficulté d’une accointance entre la vocation spirituelle du peuple juif et les instruments politiques et sociologiques restreints que nous donne la démocratie. Cela ne « marche » pas forcément bien ensemble. Les gens n’ont pas suffisamment pris conscience de ce problème, ce qui conduit à des crispations et des incompréhensions. Il faut dire aussi qu’en deux mille ans d’exil, le judaïsme a vécu dans la situation d’étudier, de prier et de produire des concepts.
Aujourd’hui, nous sommes, en Israël, obligés de nous demander quelle forme de société nous voulons élaborer. Elle sera forcément contraignante et aliénante pour l’un des deux camps. Une société purement libérale blesserait et détruirait l’univers spirituel et religieux de ceux qui sont fidèles à la tradition d’Israël et si l’on essaie d’imposer la Torah par des lois ou par la force politique, on verse dans une sorte de théocratie qui n’a plus aucun rapport avec le judaïsme. Nous sommes en quelque sorte pris au piège de notre propre histoire. La solution est, d’après moi, dans une exigence d’élévation perpétuelle de la beauté de la Torah pour permettre une adhésion par la liberté et non pas par la contrainte. Ce que je dis est un peu utopiste mais je ne vois pas d’autre solution.
Le livre se termine sur un paragraphe consacré à la délivrance messianique. « Nous y sommes… presque » écrivez-vous. Le spectacle du néant romain que vous décrivez vous inspire-t-il vraiment cette conclusion ?
Tous les signes sont là mais vous savez, cela fait très longtemps que les rabbins disent que nous y sommes presque ! Cela fait partie de l’espérance messianique, d’y être « presque ». Il suffit qu’on bouge un peu. Mais on peut ne pas bouger pendant mille ans encore. C’est un « presque » ontologique, et non un « presque » temporel…