« Be a significant rabbi! » (« Soyez un rabbin qui compte ! ») : le rabbin libéral parisien Yann Boissière n’a jamais oublié cette injonction d’Adin Steinsaltz, prononcée par ce maître du Talmud il y a une quinzaine d’années, alors que le premier étudiait à ses côtés à Jérusalem, dans le cadre de ses études de rabbinat.
Devenu depuis rabbin de la synagogue parisienne de Beaugrenelle (affiliée au Mouvement juif libéral de France, puis à Judaïsme en Mouvement), Yann Boissière met en œuvre cette phrase dans chacun de ses nouveaux projets, plaidant pour un judaïsme moderne, ouvert, éclairé, engagé et égalitaire entre hommes et femmes, et cherchant à « traduire » la tradition juive « en valeurs actuelles ». Si la voix juive libérale reste minoritaire en France (mais majoritaire aux États-Unis et dans le monde), elle semble aujourd’hui prendre de l’importance au sein du paysage religieux, médiatique et intellectuel français – notamment grâce aux efforts de Yann Boissière et de ses collègues rabbins.
Après son ouvrage Éloge de la loi en 2017, il publie ce mois-ci aux éditions Tallandier Heureux comme un Juif en France ?, poursuite de son travail associatif et religieux, mais aussi sociologique et philosophique.
Dans ces « réflexions d’un rabbin engagé », Yann Boissière, ancien scénariste et directeur du Talmud Torah de Beaugrenelle, traducteur du philosophe israélien Yeshayahou Leibowitz, l’un de ses principaux maîtres, livre un « bilan d’étape entre trois parcours » : celui de sa démarche vers le judaïsme ; celui de son engagement en tant que rabbin ; et celui de son investissement au sein de la société, à travers l’action de son association Les Voix de la Paix, qui œuvre à « croiser les convictions aussi bien religieuses que non religieuses dans le cadre républicain » – notamment à travers des rencontres et des débats, en milieu scolaire, en entreprise et autre.
Il revient ainsi sur son histoire personnelle et atypique, sa découverte de la religion – lui dont le mot « Dieu » avait pu par le passé « écorcher » la bouche –, sa conversion et, plus tard, son chemin vers son métier de rabbin.
De par son expérience, il s’interroge sur la place des Juifs aujourd’hui en France, leur histoire, le rapport de la communauté avec Israël et le dialogue interreligieux. Il pose une réflexion sur la citoyenneté, la laïcité, le vivre-ensemble, l’islam ou encore le retour de la question religieuse face à un certain rejet de la modernité.
« Ce récit s’inscrit dans un contexte très particulier qu’on vit tous, avec depuis quelques années le retour fracassant – dans tous les sens du terme – du religieux au sein de notre société », explique Yann Boissière. « Il y a une dizaine d’années, beaucoup de gens auraient pensé que la question religieuse n’existait plus. Depuis peu, le religieux, à travers des débats annexes tels que la laïcité, l’islamophobie, l’islamogauchisme, etc, se retrouve au centre des débats. Ce parcours qui est le mien s’inscrit dans ce contexte particulier, et c’est peut-être ce qui lui donne une actualité intéressante pour tous. »
Le rabbin dénonce également l’hydre de l’antisémitisme contemporain, qui a provoqué un grave sentiment d’abandon et dont les illustrations de ces dernières années ont « achevé de transformer l’inquiétude en quasi-certitude : il est très difficile de vivre aujourd’hui comme Juif en France ». Le phénomène est d’ailleurs marqué par le point d’interrogation, terrible et lourd de significations, du titre de l’ouvrage, qui reprend l’expression yiddish « Men ist azoy wie Gott in Frankreich », « heureux comme Dieu en France », née à une époque où les Juifs ont pu accéder à leur émancipation et devenir des citoyens de plein droit. Outre l’antisémitisme d’extrême droite ou islamiste, Yann Boissière analyse également celui exprimé sous couvert d’antisionisme, « passion virulente » et dangereuse de l’extrême gauche face à laquelle il trouve les bons mots. Aussi, il s’inquiète d’une certaine absurdité occidentale, qui consiste à voir les bourreaux comme des victimes et inversement, et de la montée en puissance des divisions et du séparatisme en France, qui menace de disloquer le pacte social.
Face à ce défi, le rabbin met en avant la force du dialogue, auquel il croit profondément. Il souligne le possible apport des pensées religieuses afin de parvenir à un certain vivre-ensemble au sein de la société française, marquée par une crise spirituelle majeure et par la laïcité – qu’il défend ardemment, tout en regrettant le clivage qu’elle a pu créer, dommageable pour le débat public, et en affirmant un objectif de réconciliation entre héritages laïc et religieux, entre « ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas, comme disait Aragon ».
Malgré son caractère critique, lucide et réaliste, l’ouvrage du rabbin tente de garder un certain optimisme pour l’avenir de la société – et avec elle celle des Juifs de France. « Les Juifs sont présents en France depuis plus de 2 000 ans. C’est la troisième communauté mondiale. Il y a ce pacte avec la République, qui est fondamental dans la psyché des Juifs de France », dit-il. « Il y a une histoire juive française à continuer, qui est doloriste, mais qui a aussi pu être glorieuse. »
Plus qu’une analyse sociologique ou un essai enthousiaste en faveur du dialogue, Heureux comme un Juif en France ? est aussi et avant tout un appel inspirant à la raison et à l’unité, plus nécessaire que jamais, dans une France en manque de mémoire, de lien et de sens.
La section nantaise de l’Amitié judéo-chrétienne de France organisera ce mercredi 24 mars de 18h à 19h30 une rencontre sur Zoom avec Yann Boissière.