Le rabbin Adin Steinsaltz, qui a démocratisé le Talmud, est décédé à 83 ans
Le savant, lauréat du prix d’Israël, est l’auteur d’une traduction et de commentaires exceptionnels de textes juifs fondateurs, considérés comme l’œuvre du millénaire
Marissa Newman est la correspondante politique du Times of Israël
Le rabbin Adin Even Yisrael Steinsaltz, dont la traduction et le commentaire révolutionnaire de l’ensemble du Talmud babylonien et de la Bible ont été loués pour avoir rendu accessibles les anciens textes fondateurs juifs, est décédé ce vendredi à l’âge de 83 ans.
Ses funérailles ont eu lieu cet après-midi dans la section Habad du cimetière du Mont des Oliviers à Jérusalem. En raison des restrictions relatives aux coronavirus, seule la famille y a assisté, mais la procession a été retransmise en direct en ligne.
« Conformément à la coutume de Jérusalem, il n’y aura pas d’oraison funèbre », a déclaré le Centre Steinsaltz dans un communiqué avant les funérailles.
« Nos cœurs pleurent le décès du rabbin Adin Even Israel Steinsaltz, que sa mémoire soit bénie », a déclaré le président Reuven Rivlin. « C’était un homme d’un grand courage spirituel, d’un savoir profond et d’une pensée brillante, qui a apporté le Talmud à Am Yisrael [au peuple d’Israël], en hébreu et en anglais, et l’a rendu clair et accessible à tous. »
Le Premier ministre Benjamin Netanyahu s’est dit « profondément attristé » par la mort de Steinsaltz, dont il avait suivi plusieurs cours par le passé.
« Le rabbin Steinsaltz illustrait le personnage du juif ‘persévérant’ », a-t-il dit. « Il a réalisé un travail assidu sur ses projets d’interprétation, en premier lieu son commentaire du Talmud qui a démocratisé l’apprentissage de la Gemara et l’a rendu accessible à un large public dans un langage clair et compréhensible. Son œuvre cruciale restera pour des générations la pierre angulaire de la tradition juive, et représente un hommage éternel à sa mémoire. »
Le ministre de la Défense Benny Gantz, Premier ministre d’alternance, a défini Steinsaltz comme un « grand rabbin qui était un expert dans la compréhension et l’assistance à l’âme humaine. Il n’a jamais fait la différence entre une personne religieuse et non-religieuse, et il nous a laissés des traductions de la Gemara qui accompagneront le peuple juif pendant de nombreuses générations. Sa capacité à rassembler les gens est un symbole de ce dont nous avons le plus besoin en ce moment ».
Les grands rabbins d’Israël Yitzhak Yosef et David Lau l’ont décrit comme « un homme d’esprit qui a gagné l’honneur de rendre la Torah accessible au public et d’éduquer des milliers d’étudiants. Par sa méthode et son parcours uniques, tel un phare, il ouvre la voie pour beaucoup d’entre nous ».
Roi Abecassis, directeur général du mouvement de jeunesse juif World Bnei Akiva, a déclaré que « le rabbin Steinsaltz a transmis la Gemara, de l’exclusivité des centres d’études où les érudits l’étudient, jusque dans les maisons. Avec son commentaire, il a rendu la Gemara et sa beauté accessible aux Juifs du monde entier. Sa mort est une grande perte pour le monde juif ».
L’organisation rabbinique Tzohar a fait l’apologie de Steinsaltz comme d’« un guide exceptionnel de la Torah et de l’amour de la terre. L’œuvre de sa vie a ouvert d’innombrables portes pour que les gens puissent étudier et a aidé à unir les diverses communautés du monde juif. Il restera à jamais dans les mémoires comme un maître, défini par le soin passionné qu’il apporte à son peuple et la diffusion de la beauté du judaïsme dans le monde entier ».
Éducateur de longue date, auteur prolifique de plus de 60 livres et lauréat du prix d’Israël, Steinsaltz (qui a choisi il y a des années d’utiliser une version hébraïque de son nom de famille, Even-Israel, sans jamais abandonner l’original), était également un physicien et chimiste instruit, un critique social acerbe, et un personnage public bien-aimé en Israël – reconnu pour son esprit encyclopédique, et admiré pour son attitude terre-à-terre et généreuse. (Son prénom signifie « doux » en hébreu, et de toute évidence, il l’était.)
Mais l’œuvre majeure de Steinsaltz est incontestablement son projet de 45 ans de vulgarisation du corpus du droit juif rabbinique vieux de 1 500 ans – une entreprise intellectuelle « unique en un millénaire », avait écrit le Time Magazine en 2001. Cela lui a valu des comparaisons avec Rachi, savant français du XIe siècle dont les commentaires couvraient une portion du Talmud et de la Bible.
L’entreprise formidable de Steinsaltz a commencé en 1965 alors qu’il n’avait que 27 ans, trois ans après être devenu le plus jeune directeur d’école d’Israël. Il l’a achevée en 2010, à 72-73 ans.
« Lorsque j’ai entrepris ce travail à un âge relativement jeune, je n’avais évidemment pas pris la mesure de l’immense effort que cela nécessiterait, non seulement le travail de recherche et d’écriture, mais aussi de nombreux obstacles logistiques », avait-il déclaré au quotidien Yediot Aharonot en 2009.
« Mais parfois, quand une personne en sait trop, cela l’amène à ne rien faire », songeait Steinsaltz, ajoutant « qu’il semble qu’il vaut mieux, parfois, pour l’homme comme pour l’humanité, ne pas trop anticiper les difficultés pour pouvoir croire en ses possibilités ».
Lorsqu’en 2010, il a achevé sa traduction des 41 volumes du Talmud en hébreu moderne avec un commentaire courant (dont des morceaux ont depuis été traduits en anglais), son œuvre a été saluée comme un exploit révolutionnaire, qui a démocratisé ce texte souvent obscur, partiellement écrit en araméen, élargi sa portée, et encouragé son étude plus approfondie.
Mais comme toute production littéraire-rabbinique juive digne de ce nom, elle a subi sa part de critiques déchaînées, interdictions acharnées, doigts accusateurs et pinaillements en cours de route.
Les rabbins lituaniens ultra-orthodoxes, menés par feu le rabbin Elazar Shach, ont même interdit la collection au prétexte de son contenu, son changement de format par rapport à la mise en page traditionnelle, et ce qu’ils considèrent comme une simplification ridicule du texte fondamental de la loi orale juive. Pourtant, approuvée par feu le rabbin Moshe Feinstein aux États-Unis, la traduction de Steinsaltz aurait également été applaudie par la secte hassidique Gur.
L’ancien grand-rabbin séfarade Shlomo Amar avait loué sa capacité à « repousser les frontières de la sainteté » pour inclure ceux qui ne connaissent pas bien le Talmud, bien qu’il craigne que sa facilité d’utilisation ne contribue à la disparition des anciennes méthodes d’étude des étudiants en yeshiva, ce qui irait à l’encontre de l’ordre de « s’adonner avec peine à l’étude de la Torah ». Avec d’autres, il a ainsi accusé Steinsaltz d’en alléger la rigoureuse discipline.
« Il n’y a pas de paresse telle que la paresse intellectuelle », avait déclaré Amar à la station de radio ultra-orthodoxe Kol Berama en 2009, déplorant le recours aux « commentaires faciles » des étudiants en yeshiva. L’édition Steinsaltz a également rencontré des critiques académiques, notamment de Jacob Neusner, chercheur américain au Bard College.
La traduction de Steinsaltz n’est pas la première traduction du Talmud babylonien. Mais ce qui fait scandale, c’est qu’il s’agisse de la première traduction en hébreu moderne avec son propre commentaire mot-à-mot, lequel apparait aux côtés des commentaires médiévaux Tosafot et de ceux de Rachi.
Interviewé, Steinsaltz avait répliqué qu’une grande partie des critiques des haredim ultra-orthodoxes s’expliquait par leur opposition à la communauté Habad-Loubavitch à laquelle il était affilié, plutôt qu’à son travail. L’étude traditionnelle du Talmud, avait-il insisté, est enlisée dans des détails techniques qui empêchent les étudiants d’en sonder les profondeurs.
« Ma traduction non seulement n’amoindrit pas la Gemara, mais elle permet plutôt dans un certain sens une [étude] et un avancement plus approfondis », avait-il déclaré au Yedioth il y a une dizaine d’années. « Au final, mes explications visent avant tout à résoudre les problèmes techniques : les difficultés linguistiques, les problèmes d’absence de linéarité, les problèmes qui émanent du fait que le Talmud n’est pas un texte structuré avec une montée en puissance progressive… Malheureusement, la méthode d’étude traditionnelle consacre tellement de temps à surmonter les problèmes techniques qu’en pratique, il ne reste plus beaucoup de temps pour une [étude] approfondie et innovante. »
En 2016, le logophile, qui a savamment parsemé les 2,5 millions de mots hébreux et araméens sans ponctuation des 6 000 pages du Talmud babylonien, a perdu l’usage de la parole après un accident vasculaire cérébral, avait déclaré son fils au journal Makor Rishon en 2018.
Il a continué à travailler, à relire et corriger ses travaux précédents, tout en faisant silencieusement signe à son fils de transmettre ses modifications.
Steinsaltz laisse sa femme, ses trois enfants et de nombreux petits-enfants dans le deuil.
« Le Talmud est un livre de bon sens »
Né à Jérusalem en 1937 dans une famille communiste laïque, Steinsaltz a grandi dans le quartier de Katamon, non loin de ses contemporains, les écrivains israéliens Amos Oz et A.B. Yehoshua. Bien que son père ne se soit pas porté vers la religion, il a cherché un tuteur pour enseigner le Talmud au jeune Steinsaltz, affirmant que s’il était libre d’être athée, « aucun membre de ma famille ne sera un am haaretz [ignorant] » – comme le rabbin l’a raconté dans des formulations légèrement différentes au fil des ans.
Après avoir choisi un lycée religieux, Steinsaltz a adopté la pratique juive orthodoxe et est devenu plus tard un disciple dévoué du chef du mouvement Habad-Loubavitch, le rabbin Menachem Mendel Schneerson.
Fusionnant son éducation sioniste typique du Yishuv pré-étatique avec son amour pour le Talmud, Steinsaltz a inventé un langage de débat acerbe et de raisonnement brillant dont il espérait qu’il serait un jour intégré dans la culture israélienne.
« Le Talmud est le livre de la raison. Et quand vous l’étudiez, cela vous confère une certaine raison », avait-il déclaré au Times of Israël en 2012, suggérant que les rabbins les plus fanatiques étaient rarement de grands talmudistes. Après tout, la Gemara consiste principalement en des échanges logiques et rationnels sur des questions juridiques, visant à parvenir à une vérité factuelle, a-t-il souligné. Quoi de plus sain d’esprit ?
« Ce fut une grave erreur de fonder autant l’éducation en Israël sur la Bible », avait ajouté Steinsaltz. « Parce que la Bible a été écrite par des prophètes. En lisant la Bible, vous devenez en quelque sorte dans votre esprit un petit prophète. C’est ainsi que les Israéliens se parlent – il n’y a pas de dialogue, car ils croient tous avoir une connaissance complète et illimitée. L’apprentissage du Talmud apporterait une grande évolution dans l’esprit israélien, car il traite de dialectique, à laquelle il est lié. »
Fondateur d’un réseau de yeshivot en Israël et dans l’ex-Union soviétique, Steinsaltz était également un acteur de la sensibilisation des Juifs au-delà du rideau de fer. En 1989, lorsqu’il a fondé une yeshiva à Moscou, elle est devenue la première institution d’études juives de la ville à être sanctionnée par l’État depuis 60 ans, selon la Jewish Telegraphic Agency.
En 2004, il a également dirigé le mouvement de droite israélien pour la réhabilitation du Sanhédrin, ou tribunal religieux suprême. Il a démissionné en 2008.
Dans ses dernières années – alors même que ses livres ont été traduits dans de nombreuses langues, se vendant à des millions d’exemplaires dans le monde, et qu’il terminait son commentaire biblique – Steinsaltz était toujours intimidé face au travail encore inachevé.
Dans l’une de ses dernières interviews en 2016 au périodique « Israéliens » de l’université Ben Gourion, il a dit : « Je n’ai jamais pensé à ce qui sera écrit sur ma pierre tombale, cela ne me préoccupe pas vraiment. Mais je suis soucieux de ce dont on se souviendra. J’ai fait quelque chose, mais je n’en ai pas fait assez, je n’ai même pas fait une fraction des choses que je voulais faire. J’ai écrit tels et tels livres – c’est bien. J’ai donné telle ou telle conférence – c’est bien. J’ai écrit autant d’articles qu’il y a de sable sur la plage – ce n’est pas suffisant. Qu’est-ce que j’aurais voulu faire ? Je voudrais laisser [derrière moi] un petit arbre qui grandira. »
« Je vais vous raconter une dernière histoire », avait-il poursuivi. « Dans mon jardin, il y a des années, j’ai planté deux cyprès. L’un a été volé et l’autre était un petit cyprès dont la tête avait été coupée. J’ai eu pitié de lui, j’ai simplement pris sa tête et je l’ai collée sur le tronc encore frais. Je n’ai rien fait d’autre. Je l’ai laissé grandir, j’espérais que la fissure guérirait. Aujourd’hui, ce cyprès mesure près de trois mètres de haut, c’est un arbre puissant ! C’est ce que j’aurais voulu faire, planter un petit cyprès, même cassé, qui deviendra un grand arbre. »
Raphael Ahren a contribué à cet article.