La frêle et délicate Lauren Malka est-elle de celles qui dévorent, qui savourent ou qui se privent à l’excès ? Si l’on en juge par le nombre de publications qu’elle signe et d’émissions télé auxquelles elle contribue, elle est en tous cas une boulimique de travail. C’est pour parler de ses Mangeuses (Éd. Les Périgrines) que le Times of Israel a rencontré la podcasteuse, journaliste et écrivaine dont la réflexion se nourrit aux sources de la littérature et de la philosophie.
Pour ce récit-enquête dans lequel elle explore le rapport des femmes à l’alimentation, l’autrice a mené de nombreux entretiens avec des femmes d’âges et de milieux différents. Forte de ces témoignages, de ses lectures, de son histoire personnelle et ses origines juives marocaines, Lauren Malka met en lumière un sujet foisonnant, complexe et tabou dont elle tente de décrypter, sans jamais s’ériger en donneuse de leçons, les paradoxes qu’elle sait présents dans son propre féminisme.
Ce fut, le jour de notre rencontre, un exemplaire de son livre délesté de sa couverture qui dut servir de support à l’entretien. En cause : la coulée envahissante et peu présentable d’une tablette de chocolat qui en avait accompagné la lecture.
Belle ironie du sort pour un livre que l’on a dévoré…
La réussite d’une recette relève, en grande part, du dosage minutieux d’ingrédients choisis avec soin. Ainsi en est-il de l’enquête concoctée « à la mode Malka », qui sonde la juste proportion de contraintes et de plaisir, de tourments et de convivialité dont est fait le rapport que les femmes entretiennent avec l’alimentation.
Alors, heureuses ? « Je vais vous faire une réponse dont on pourrait dire, en cuisine, qu’elle est à la mode normande » s’amuse Lauren Malka. « Ni définitive, ni légère. Les femmes ont, officiellement, un rapport très joyeux à la nourriture et à la gourmandise. Mais officieusement, c’est un rapport silencieux, bourrelé de culpabilité et qui relève du tabou. C’est à ce tabou que je m’intéresse ».
L’alimentation est un sujet qui la passionne depuis longtemps. Elle l’explique, en partie, par la tradition culinaire liée à ses origines juives marocaines. Dans Chers fanatiques (Gallimard, 2018), Amos Oz écrivait : « En réalité, les fêtes se ressemblent. Les méchants voulaient nous tuer, nous avons survécu et maintenant, passons à table. Pharaon est venu et reparti, bon appétit ! ».
Le livre s’ouvre de fait sur la description d’une femme en train de préparer le repas du vendredi soir. La marinade échappe de peu à un déluge d’épices, ses yeux à une surcharge de maquillage, ses cheveux à une coiffure trop élaborée et sa tenue à une surenchère de coquetteries sexy. « Elle prépare à son ‘homme’ une table de roi » écrit la narratrice, bientôt rattrapée par une petite voix intérieure féministe lui reprochant de se retrouver « fourrée dans ta cuisine et excitée comme une puce à l’idée de préparer une version érotique des cantiques du dîner de Shabbat ». Il plane comme un air de vécu. Malka écrit vrai, ce qui fait dire à sa préfacière, la poétesse Ryoko Sekiguchi « qu’elle n’est pas une narratrice abstraite mais qu’elle possède bien un corps de femme qui ressent les mêmes choses que nous ».
Mélange de force et de fragilité, « la petite féministe » ne cache pas les contradictions intimes qui l’animent. Elle confie : « J’ai passé l’intégralité du livre à me demander comment j’allais essayer de dénouer mes propres paradoxes ».
Le moindre n’est pas celui qui l’a conduite à placer, en épigraphes de son livre, aux côtés de celles de Simone de Beauvoir et de Naomi Wolf, la citation de Mémé Yaëlle : « Mange, ma fille ! ».
Elle commente : « Je soutiens qu’on enjoint aux femmes de ne pas manger et je n’ai pas trouvé mieux que d’entamer le livre avec cette citation ! Mais c’est justement pour montrer que le sujet est plus complexe qu’il n’y paraît. Ma grand-mère paternelle, marocaine, mère de huit enfants, était l’épouse d’un grand rabbin de Petah Tikva. C’était la seule phrase qu’elle savait formuler en français et qu’à table, elle nous répétait à l’envi. Parfois même, elle ajoutait ‘Mais mange !’ ».
Surgit un autre paradoxe, moins tendre, qui demeure tapi au plus profond d’elle-même : est-il cohérent de batailler pour sortir d’un carcan et d’y revenir, de son plein gré, « en préparant le repas, en conservant une taille de guêpe et en se faisant belle pour (s)on homme » ? Elle cite Kierkegaard et son image du bâtisseur qu’elle prend soin (à raison, on le confesse) de nous relire : « c’est un type qui travaille d’arrache-pied à bâtir un système de pensée […] universel embrassant toute l’existence et l’histoire du monde, mais regarde-t-on sa vie privée, on découvre ébaubi ce ridicule énorme qu’il n’habite pas lui-même ce vaste palais aux hautes voûtes mais une grange à coté….[…] ». Dans ce passage, Kierkegaard pointe aussi la susceptibilité du bâtisseur qui se fâche, au moment où on lui fait remarquer cette contradiction. Elle commente : « C’est très parlant par rapport aux féministes qui sont prises dans leurs paradoxes et ont souvent les plus grandes difficultés à s’émanciper elles-mêmes dans leur vie. Alors, je m’interroge : peut-on rêver à une grande bâtisse féministe sans y aménager corps et âme ? »
« Les femmes préparent à manger, elles servent mais elles ne mangent jamais »
Malgré les incitations de Mémé Yaëlle répétées ad nauseam, Lauren Malka affirme devoir l’une de ses premières intuitions aux femmes de sa famille qu’elle voyait se restreindre de manger. C’est, cette fois, la phrase édifiante de Roland Barthes qu’elle convoque pour illustrer son propos : « Dans l’immense mythologie que les hommes ont construite autour de l’idéal féminin, les femmes préparent à manger, elles servent mais elles ne mangent jamais ». (La Physiologie du goût de Brilllat Savarin commentée par Roland Barthes)
La conception de la bonne maîtresse de maison selon le Livre des Proverbes (31,10-15), « – Une maîtresse-femme, qui la trouvera ? […]. Elle cherche laine et lin et travaille d’une main allègre. [… ]. Il fait encore nuit qu’elle se lève […] » – ne lui a pas échappé. « Il est frappant de voir que ce texte biblique évalue la valeur d’une maîtresse de maison à la fois à l’aune de sa souffrance et à celle de son allégresse. Même si l’on n’ose pas le dénoncer parce que cela fait partie de notre culture et de nos racines, je pense que c’est un paradoxe éloquent. On voit tout de suite de quoi il s’agit, surtout quand on est femme. Nous avons vécu cela en observant nos mères, nos grands-mères, ou en le faisant nous-mêmes parce que nous l’avons intériorisé ».
Mais attention : si, en tant que féministe, elle dit se battre pour prendre conscience des mécanismes d’oppression qui l’enserrent, elle tient à souligner qu’elle ne se pose pas en donneuse de leçons : « Je ne culpabilise personne, je ne blâme pas, mais c’est une partition que l’on apprend à jouer, dès l’enfance, pour accomplir notre féminité : cette taille de guêpe qui contraint nos chairs et nos estomacs, qui nous torture souvent jusqu’au plus profond de nous-mêmes, et en même temps cette joie de vivre, cette ‘main allègre’ dans la préparation du repas, assortie d’une sorte de feinte gourmandise ».
Les recherches qu’elle a menées avec l’écrivaine et chercheuse Estelle Benazet Heugenhauser pour trouver des scènes littéraires ou cinématographiques comportant des femmes attablées pour « manger sérieusement » l’ont laissée sur sa faim. Que ce soit, pour ne citer que ces exemples, dans « L’Aile ou la Cuisse », « Les Tontons flingueurs », dans « Gargantua ou le Père Goriot », pas de grande bouffe pour les dames ! Il y a bien, dans un coin de notre tête, concède Malka, la figure d’Eve croquant une pomme mais elle « se retrouve condamnée, en une bouchée, à servir le désir masculin »…
Une vision infantilisante et érotique de la femme, « vilaine petite gloutonne »
L’image de la femme en train de manger semble liée, fatalement, à une évocation sensuelle, voire sexuelle. Cette érotisation est flagrante lorsqu’il s’agit d’aliments sucrés. « C’est un motif constant dans toutes les civilisations, depuis la Bible jusqu’aux pages Instagram actuelles », explique l’autrice qui décrit la mangeuse érotisée des publicités manifestant « un plaisir intense à la dégustation, voire une sensualité marquée ». Dans cet esprit, l’un des premiers chapitres du livre débute par un passage du Cantiques des cantiques (4,9-15) célébrant les lèvres de la fiancée dont « Le miel et le lait sont sous [l]a langue » ou encore « [T]es jets font un verger de grenadiers ».
« Douce comme du miel, comme disait ma grand-mère ! » réagit Lauren Malka qui, dans le livre, souligne que la jeune fille sensuelle associée au sucre se glisse « de façon discrète » dans les expressions de nombreux pays. « Là encore, j’insiste, je n’accuse personne. Quand ma grand-mère disait cela, c’était une façon très douce et très affectueuse de nous interpeller. Mais il faut avoir conscience qu’il n’y a qu’un pas entre ces surnoms et une vision infantilisante et érotique de la femme, « vilaine petite gloutonne » qui doit se réprimer, se retenir vis-à-vis de pulsions qui la dépassent et d’un élan gourmand et sexuel auquel elle est ramenée à toutes les époques ».
C’est également cette gourmandise « sororale et coupable » qu’elle débusque au moment de Rosh HaShana [Nouvel An hébraïque], lorsque les femmes et les enfants attendent impatiemment la fin des prières et le retour de l’assiette en cuisine pour terminer les quartiers de pomme et le miel restants. « Dans ma famille, les femmes rient quand elle sont prises en flagrant délit et disent : ‘Mais non, on est en train de rajouter de l’amour et de la douceur à l’année qui s’ouvre !’. Il y a aussi beaucoup d’humour dans les subterfuges développés par les femmes pour échapper au péché de gourmandise auquel elles sont ramenées. Il n’en demeure pas moins que cela reste une forme de culpabilisation qui ramène ces femmes, là encore, à une pulsion gourmande incompatible avec l’élévation spirituelle ».
Côté cinéma et plaisir sucré, c’est à travers une grille de lecture très personnelle que Lauren Malka interprète l’une des scènes cultes du film « Il était une fois en Amérique » de Sergio Leone. On se souvient de la fébrilité du jeune Patsy, impatient d’obtenir les faveurs de la petite prostituée dont il est de notoriété publique qu’elles s’obtiennent en échange d’un gâteau. Sommé d’attendre sur le palier qu’elle termine sa toilette, tiraillé entre son désir sexuel et sa gourmandise d’enfance, Patsy commence par lécher délicatement la crème qui dépasse de la charlotte aux fraises avant d’engloutir le tout avec avidité, jusqu’à la cerise décorative. L’autrice y voit le refus silencieux du petit garçon de se plier aux lois viriles et sexistes dont il pressent qu’elles le forceront bientôt à renoncer au plaisir sucré de l’enfance, devenu une métaphore érotique associée aux femmes.
Son enquête l’a menée aux TCA, Troubles des conduites alimentaires (anorexie mentale, boulimie et hyperphagie boulimique) dont on estime qu’au moins 20 % de la population française est atteinte et dont elle juge la prise en charge défaillante. « Je m’appuie sur les témoignages que j’ai recueillis » explique-t-elle, en précisant ne pas avoir enquêté en parallèle auprès des services de soins.
« Selon l’Inserm » écrit-elle dans le livre, « 80 % des personnes boulimiques et 90 % des personnes anorexiques seraient des femmes ». Elle évoque un double déni : celui du patient qui nie les symptômes de son propre corps – le sentiment de faim et/ou de satiété – mais aussi le déni dont fait preuve la société. « J’ai été éclairée sur ce point en lisant ce que Michel Foucault a écrit sur la maladie mentale. Il parle de deux surdités l’une en face de l’autre. De la même manière, la société nie les complexités de ces troubles, leurs raisons et leur dimension spécifiquement féminine ».
Un acte de révolte
Selon l’autrice, ce que les femmes expriment, dans ce rapport violent et autodestructeur à la nourriture, participe d’un acte de révolte. C’est encore chez Foucault (Tome 1 de son Histoire de la sexualité intitulée « La volonté de savoir ») qu’elle a trouvé une façon très claire d’exprimer ce sentiment : « Foucault parle d’une résistance qui peut ne pas être épique. Il y a, dans les résistances – et notre histoire juive en sait quelque chose – des actes significatifs, porteurs d’un impact sur l’histoire, bien organisés en termes stratégiques. Mais il est aussi des révoltes qui relèvent d’une pure autodestruction. S’autodétruire est aussi un acte de résistance des femmes vis-à-vis de ce qu’on exige de leur féminité ».
Le mukbang, phénomène « unisexe » né en Corée et consistant à fabriquer et à avaler des quantités énormes de nourriture tout en se filmant est, selon elle, un suicide public dans lequel elle détecte une dimension politique : « j’y vois une façon de se révolter en s’autodétruisant, comme dans les maladies que je décris et dont j’essaie de retracer la genèse plus spécifiquement féminine. C’est en mangeant de la sorte que ces personnes ont décidé de s’exprimer ». Ne rappelle-t-elle pas, dans le livre, que Lévi-Strauss a défini le geste de la cuisine comme un langage ?
« Chères filles et femmes, prenez soin de vous et surtout aimez-vous telles que vous êtes, peu importe ce que la société ou les médias vous dictent », a écrit la ministre de la Promotion de la condition féminine, May Golan, à l’annonce du décès en mai 2023 de l’ancien mannequin Karin Bauman à l’âge de 35 ans, après avoir lutté contre le trouble alimentaire de l’anorexie mentale pendant plus de dix ans. Un article publié sur le site du Times Of Israel rappelait, en 2017, qu’en Israël, selon la loi dite « Photoshop », votée en 2012, il est interdit de présenter une publicité avec un mannequin qui a l’air d’être trop maigre, d’engager comme mannequin une personne trop maigre (avec un IMC inférieur à 18,5) et d’utiliser un logiciel de retouche pour montrer un mannequin plus mince que dans la réalité sans le préciser. En France, la loi mannequin a été adoptée en 2017.
Si la maigreur est une façon de s’extraire de l’attente sexiste visant à faire de la chair des femmes une rondeur disponible (Malka parle de « tripotabilité »), on oublie, selon l’auteure, que la minceur « à la garçonne » est une revendication et un combat féministes advenus dans les années 1920, au moment où les femmes ont décidé d’aller travailler, de se débarrasser des corsets et jupons qui les entravaient et de concurrencer les hommes « dans une esthétique de l’action et du dynamisme » ajoute l’autrice qui parle de backlash, cet effet boomerang d’une minceur devenue une obligation torturante et tyrannique, opportunément récupérée par l’industrie cosmétique qui a flairé la bonne affaire. Elle illustre cette tendance féminine à ne se nourrir que « de mots et d’images » par un article du New York Times, cité par Naomi Wolf, s’amusant – ou s’attristant- de constater que « les derniers ingrédients en vogue pour soigner sa peau peuvent se confondre avec le menu d’un restaurant chic » ! À la carte : des soins aux intitulés hypercaloriques, pour des masques de beauté enrichis en miel ou en lait, des crèmes à la banane, au chocolat, à la cacahuète, des « mascaras à 2 000 calories pour les cils trop minces »…
Qu’écrirait-elle si elle devait plancher sur le programme littéraire des classes préparatoires scientifiques de cette année 2023/2024 : « Faire croire » ? Parlerait-elle de ces femmes que, dans son livre, elle décrit comme ne sachant plus « qui elles sont et [qui] tremblent des pieds à la tête à l’idée que l’on regarde ce qui se cache sous leur masque de « femme idéale » ? Elle serait curieuse, dit-elle, de connaître la réflexion que ce sujet va déclencher chez les candidates. « Pour Simone de Beauvoir, la femme hésite entre le rôle d’objet qui lui est proposé et la revendication de sa liberté. Nous sommes constamment en train d’hésiter entre rester des objets souriants et allègres et revendiquer notre liberté ».
Une lueur d’espoir se profile : fût-ce à « bas bruit », nous dit Malka, les femmes commencent à donner de la voix car elles ont faim. « Faim de pain et de rêve » écrit l’autrice qui a trouvé mention, chez Marc-Alain Ouaknin, de la proximité linguistique entre le pain (Le’hem) et le rêve (‘Halom) qui contiennent les mêmes lettres hébraïques (Bibliothérapie. Lire, c’est guérir, Seuil, 1998).
Dans son dernier ouvrage paru, Réflexions talmudiques sur les rêves, (Editions In Press), Ariel Toledano nous entraîne dans l’univers talmudique des rêves dont il dévoile la symbolique et les multiples clés d’interprétations. Avec, en exergue, cette courte histoire qui laisse… songeur :
Un rabbi demande à un de ses fidèles :
-Qu’est-ce qui te fait vivre ?
Le fidèle lui répond :
-Je suis boulanger
Le rabbi lui dit :
– Je ne te demande pas de quoi tu tires ta subsistance ! Je souhaite savoir à quoi tu rêves. Qu’est-ce qui te fait vivre…
Et elle, Lauren Malka, à quoi rêve-t-elle ? À un génitif. « La langue française instaure une différence ultradiscrète entre les deux expressions : homme de plaisir et femme de plaisir. L’homme de plaisir est celui qui se prête à des parties de plaisir (sexuels, alimentaires) quand la femme de plaisir est celle qui marchande le plaisir. La femme de plaisir est objet, elle le donne. L’homme de plaisir est sujet de son plaisir, il le prend. Il en va du sexe comme du plaisir culinaire : le rêve serait que la femme passe de l’autre côté de la barrière de la préposition génitive afin qu’elle devienne le sujet de son existence et de son plaisir ».
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Lauren Malka, Mangeuses, Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès, Les Périgrines, 288 pages, 20 €