Il y a quelques semaines, Irwin Cotler, avocat et militant des droits de l’homme internationalement reconnu, a été nommé nouvel envoyé spécial permanent du Canada pour la préservation de la mémoire de la Shoah et la lutte contre l’antisémitisme.
Cotler occupe ce poste depuis novembre 2020, mais le 13 octobre, le Premier ministre canadien Justin Trudeau avait annoncé que cette affectation deviendrait permanente lors du Forum international sur la mémoire de la Shoah et la lutte contre l’antisémitisme à Malmö, en Suède.
Dans son discours à Malmö, M. Trudeau a déclaré que le mandat de M. Cotler consiste à contribuer à faire progresser l’enseignement de la Shoah, à préserver les histoires des survivants de la Shoah à travers les jeunes générations et à combattre l’antisémitisme national et mondial.
L’engagement renforcé du Canada à l’égard du poste d’envoyé spécial fait suite à la tenue, en juillet 2021, d’un Sommet national sur l’antisémitisme au Canada, qui comprenait des discussions avec des chefs de gouvernement, des membres du Parlement et des représentants de la société civile et de groupes religieux sur les menaces et les défis auxquels sont confrontées les communautés juives dans tout le pays.
« Le Canada est le seul pays à ce jour à avoir organisé un tel sommet », a noté Cotler dans une interview vidéo avec le Times of Israel depuis son domicile à Montréal.
La nomination de Cotler a été accueillie favorablement par les dirigeants de la communauté juive canadienne, qui plaidaient depuis longtemps en faveur de la création d’un poste d’envoyé spécial permanent disposant de ressources dédiées.
M. Cotler, 81 ans, est un choix évident pour ce nouveau poste. Ancien député, ministre de la Justice et procureur général, et professeur de droit à l’Université McGill, M. Cotler a fondé le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de l’Homme, dont il est le président international. Cotler est reconnu comme un expert en matière de liberté d’expression, de liberté de religion, de droits des minorités, de droit de la paix et de justice des crimes de guerre.
Contrairement à l’envoyé spécial des États-Unis chargé de combattre l’antisémitisme, qui se concentre uniquement sur la scène internationale, Cotler est chargé de combattre l’antisémitisme au niveau national également.
« L’antisémitisme est la plus ancienne, la plus durable, la plus virulente, la plus sophistiquée et la plus meurtrière des haines », a déclaré M. Cotler.
Cotler a mis en place un plan ambitieux en 10 points comprenant la lutte contre le déni et la déformation de la Shoah, le développement et l’amélioration de l’enseignement de la Shoah, et la collaboration avec tous les échelons du gouvernement pour combattre les crimes haineux.
« Nous avons l’intention d’invoquer les précédents et les principes parlementaires en matière de lutte contre l’antisémitisme, et d’avoir une politique de tolérance zéro en matière d’antisémitisme au sein de tous les partis politiques afin que l’antisémitisme ne devienne pas une arme à des fins politiques », a déclaré Cotler.
Cotler a résumé sa mission comme étant de faire tout ce qu’il peut pour éliminer ce qu’il appelle « les trois D : diabolisation, délégitimation et double standard concernant Israël et le peuple juif ».
L’entretien suivant avec Cotler a été édité pour des raisons de brièveté et de clarté.
Times of Israel : Il semble que le Canada ait tardé à créer le poste d’envoyé spécial pour la préservation de la mémoire de la Shoah et la lutte contre l’antisémitisme. Les États-Unis, par exemple, ont créé un tel poste en 2004.
Irwin Cotler : Des représentations avaient été faites au fil du temps au gouvernement canadien pour établir un tel poste, mais ce n’est qu’en 2020 que la décision a été prise.
Il est ironique que le Canada l’ait créé aussi tard, parce que le Canada était extrêmement engagé dans les questions qui justifient la création de poste d’envoyé spécial, en particulier notre implication dès le début avec le premier Forum international de Stockholm sur la Shoah.
En 2008, j’ai co-fondé avec Lord John Mann [homme politique britannique] une coalition interparlementaire pour combattre l’antisémitisme, et nous avons tenu une conférence à Londres en 2009, puis une autre à Ottawa en 2010. Ces deux conférences ont permis d’ouvrir la voie à la définition de travail de l’IHRA sur l’antisémitisme. Si vous regardez le protocole issu de la conférence d’Ottawa, vous verrez qu’il contient exactement le même langage que celui qui a été adopté comme définition effective de l’IHRA [de l’antisémitisme] en 2016.
Avec qui travaillerez-vous au sein du gouvernement ?
Les ministres du nouveau cabinet [assermenté le 26 octobre 2021] auront pour tâche de s’engager dans mon rôle d’envoyé spécial, notamment le ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Justice, le ministre du Patrimoine canadien et le ministre de la Sécurité nationale. Chacun d’eux touche à mon rôle.
La bonne nouvelle est que, ayant moi-même servi au sein du gouvernement en tant que ministre de la Justice et procureur général, et en tant que membre du Parlement pendant longtemps, je connais le fonctionnement du gouvernement et les personnes qui le composent.
De plus, le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de l’Homme a mis sur pied un caucus multipartite sur les droits de la personne. Parmi les enjeux de ce caucus, il y a la commémoration et l’éducation sur la Shoah et la lutte contre l’antisémitisme, qui fait partie de l’engagement canadien plus large à combattre le racisme et la discrimination, mais également de la lutte pour les droits de la personne et la dignité, et de la lutte pour la justice internationale.
Qu’en est-il à l’extérieur du gouvernement ?
Nous travaillons également avec des organisations de la société civile. Je suis en contact régulier, parfois quotidien, avec des organisations de la communauté juive comme le CIJA, les Amis du Centre Simon Wiesenthal pour les études sur la Shoah, le Bnai Brith Canada, JSpaceCanada, et divers groupes étudiants. Il est extrêmement important de s’engager auprès des jeunes et de la culture du campus, et d’encourager l’alliance avec d’autres groupes qui sont la cible du racisme. Nous voulons établir une masse critique de plaidoyer pour combattre le racisme et la haine, au sein de laquelle se trouve un plan d’action distinct pour combattre l’antisémitisme.
Vous avez dit qu’il y a eu deux points de basculement menant à un changement et à une intensification de l’antisémitisme au Canada, et même dans le monde entier. Quel a été le premier ?
Le premier a été la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée, qui s’est tenue en 2001 à Durban, en Afrique du Sud (connue sous le nom de Durban I).
Cette conférence s’est transformée en une conférence de racisme et de haine contre les Juifs. Je le dis en tant que personne qui était présente, qui était membre de la délégation canadienne et qui a participé au forum des ONG. Un peuple – le peuple juif – et un État – Israël – ont été choisis pour être opprimés et mis en accusation. C’était un festival de haine appelant au démantèlement d’Israël en tant qu’État d’apartheid.
Un de mes collègues a dit que le 11 septembre était la Nuit de Cristal de la terreur, mais que Durban était le « Mein Kampf ». En d’autres termes, c’était un plan, un point de bascule entre l’ancien et le nouvel antisémitisme, un antisémitisme démonologique qui parle d’Israël comme d’un État nazi raciste, impérialiste, colonialiste, nettoyeur ethnique, meurtrier d’enfants et pratiquant l’apartheid. Tous ces actes d’accusation étaient présents à Durban.
En 2001, après Durban, les parties contractantes de la Convention de Genève de 1949 se sont réunies pour la première fois de son histoire afin de mettre un État au banc des accusés pour crimes contre l’humanité. Ce n’était ni la Russie, ni la Syrie, ni aucun des pays auxquels on pourrait penser. C’était Israël. Cela s’est reproduit deux fois par la suite. Je ne dis pas qu’Israël, comme tout autre État, ne devrait pas être responsable des violations des droits de l’Homme et du droit humanitaire. Israël ne mérite aucun privilège ou préférence particulière en raison de la Shoah ou des horreurs de l’histoire juive. Le problème est qu’Israël se voit systématiquement refuser l’égalité devant la loi.
Et le deuxième point de basculement ?
Au cours des 20 dernières années, nous avons vu les retombées de Durban I, comme les théories du complot selon lesquelles les Juifs étaient responsables du 11 septembre, le lancement du mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) et la condamnation d’Israël par le Conseil des Droits de l’Homme des Nations unies. Cela a conduit au point de basculement de la guerre de mai 2021 entre Israël et le Hamas à Gaza.
Au Canada, les Juifs ont été pris pour cibles et menacés dans leurs quartiers et leurs rues, sur les campus [universitaires] et dans leurs communautés. Des synagogues ont été incendiées, des monuments commémoratifs de l’Holocauste ont été dégradés, des cimetières ont été profanés et des institutions juives ont été vandalisées.
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Les données empiriques montrent que l’année 2020 a connu la plus forte hausse annuelle des crimes de haine contre les Juifs (qui avaient augmenté pendant quatre années consécutives). En mai 2021, on avait atteint le niveau de toute l’année 2020. On a assisté à une explosion de discours haineux incendiaires sur les réseaux sociaux.
Selon Statistique Canada, la communauté juive est le groupe religieux le plus ciblé par les crimes de haine au Canada, avec entre 300 et 400 rapports de police chaque année. D’où vient l’antisémitisme au Canada ?
L’antisémitisme a été orienté. C’est une approche triangulaire – extrême droite, extrême gauche et islam radical. Mais il devient de plus en plus courant et provient de secteurs que je considère comme la gauche progressiste.
Qu’est-ce qui vous dérange le plus ?
Je suis troublé par le fait que l’antisémitisme a pour la première fois été intégré, normalisé et légitimé dans la culture politique. Il y a une absence d’indignation sous-tendue par l’indifférence et l’inaction. Je suis également très préoccupé par la mondialisation de l’antisémitisme. Grâce à la mondialisation et aux réseaux sociaux, ce qui se passe à Paris et à Londres trouve son expression à Montréal et à Toronto.
Il y a aussi la marginalisation de l’antisémitisme dans la lutte contre le racisme lui-même. Par exemple, lorsqu’un groupe consultatif a été mis en place dans les forces armées canadiennes pour lutter contre le racisme, il a énuméré les autres racismes contre les autochtones, les Noirs, les personnes de couleur, les musulmans et les Asiatiques – mais il n’a fait aucune référence aux Juifs. Lorsque le ministère des Affaires mondiales a mis en place son programme d’éducation et de formation à la lutte contre le racisme, il a parlé des autres racismes, mais pas des Juifs.
Ce qui est le plus inquiétant, c’est la pratique de l’antisémitisme sous le couvert de l’antiracisme. Dans la culture des campus, les Juifs sont considérés comme des suprématistes blancs. Ils n’ont même pas l’impression de pouvoir exprimer leur identité. Les étudiants juifs sont exclus et diabolisés comme étant des suprématistes blancs et des apologistes de « l’État juif d’apartheid ».
Quels sont les principaux défis à relever ?
Il y a quatre défis principaux.
Premièrement, l’antisémitisme est un phénomène mondial, nous devons donc travailler de concert avec d’autres pays et avoir un plan d’action mondial pour lutter contre l’antisémitisme, notamment en ce qui concerne les réseaux sociaux. Au Canada, nous devons adopter une loi qui rendrait les plateformes de réseaux sociaux responsables, en réformant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel à cette fin.
Deuxièmement, nous devons sensibiliser les gens à l’antisémitisme, et pas seulement à la Shoah. Les deux sont inter-reliés.
Troisièmement, nous devons tenir les pays responsables de leurs engagements de Malmö.
Le Canada a pris huit engagements et il existe des mesures pour tenir le pays responsable de ces engagements.
Quatrièmement, les Parlements ont des rôles importants à jouer, et pas seulement les gouvernements. Par exemple, en février 2015, le Parlement canadien a adopté à l’unanimité une résolution en réponse à l’escalade mondiale alarmante de l’antisémitisme, demandant au gouvernement canadien de faire de la lutte contre l’antisémitisme au niveau national et international une priorité.