TORONTO – Alors que l’antisémitisme monte en flèche au Canada, un pont anodin qui surplombe une autoroute de Toronto est devenu le lieu de confrontation entre la communauté juive du pays et des manifestants anti-Israël de plus en plus virulents.
Depuis plusieurs semaines, ces manifestants organisent des rassemblements haineux et pro-Hamas sur le pont en question, visant le quartier majoritairement juif d’Armour Heights, loin du centre-ville. La police assure la surveillance du site depuis l’annonce, la semaine dernière, par le chef de la police de Toronto, Myron Demkiw, que de telles manifestations ne seraient plus autorisées.
La situation ayant atteint un point critique, Demkiw a déclaré lors d’une réunion du conseil d’administration de la police le 11 janvier : « Notre engagement à assurer la sécurité de la communauté juive dans notre ville est inébranlable. » Le même jour, il déclarait aux journalistes : « Compte tenu de tous les événements survenus ces dernières semaines, il est clair que nos communautés ne se sentent plus en sécurité… en particulier nos communautés juives dans les environs immédiats du pont d’Avenue Road [près d’Armour Heights] ».
Les manifestants n’ont pas tardé à tester la détermination de Demkiw. Deux jours plus tard, le 13 janvier, malgré une forte présence policière, une vingtaine de manifestants sont revenus sur le site pour y manifester, suite à quoi plusieurs d’entre eux ont été arrêtés.
« Les problèmes sur ce pont n’ont certainement pas été résolus », a déclaré Sharlene Wilder, 58 ans, une habitante de longue date du quartier très uni d’Armour Heights, dont la population majoritairement juive reste frustrée après des semaines de perturbations importantes causées par les manifestants et le harcèlement des habitants du quartier. « Nous avons affaire à des gens qui n’acceptent pas qu’on leur dise non et qui continueront à revenir par défi parce qu’ils estiment que leurs droits fondamentaux ont été violés », dit-elle.
Depuis le début du mois de décembre, des activistes anti-Israël organisent ainsi régulièrement des manifestations sur le pont menant à Armour Heights, décrit par ces derniers comme une « zone infestée de sionistes ». Ils défilent avec des pancartes portant des croix gammées et des messages antisémites (une photo d’Hitler a ainsi été brandie), et lancent des bombes fumigènes. Des drapeaux palestiniens et des banderoles ont été déployés sur les côtés du pont. Autant d’éléments qui risquent de distraire les automobilistes circulant à grande vitesse sur la 401 ou, pire encore, d’en percuter d’autres.
Lors de leurs rassemblements, qui ont souvent lieu le samedi, jour où de nombreux habitants se rendent à pied aux synagogues avoisinantes ou sont à la maison pour le Shabbat, les manifestants utilisent des haut-parleurs pour faire retentir leurs chants incendiaires.
Le choix de ce pont comme lieu de rassemblement anti-Israël s’inscrit dans un contexte plus large d’actes et de discours antijuifs sans précédent dans les rues et sur les campus universitaires de Toronto – sans parler du tsunami d’antisémitisme abject sur les réseaux sociaux – qui a surgi après le massacre brutal de près de 1 200 personnes aux mains de milliers de terroristes lancés par le Hamas dans le sud d’Israël, et l’enlèvement de 240 autres personnes, civiles pour la plupart, emmenées de force dans la bande de Gaza, le 7 octobre.
À la suite de cette tuerie et avant même qu’Israël ne lance sa campagne militaire, dont l’objectif est de chasser le groupe terroriste du Hamas de la bande de Gaza, les mouvements pro-palestiniens à travers le monde sont descendus dans la rue pour saluer le massacre. Dans les mois qui ont suivi, les communautés juives ont signalé une augmentation significative des incidents antisémites.
Si certains Juifs estiment que la police locale a été trop indulgente à l’égard des manifestants anti-Israël, nombreux sont ceux qui ont salué Demkiw pour sa sensibilité particulière aux problèmes sécuritaires auxquels la communauté juive fait face depuis plusieurs mois, ainsi que pour les ressources supplémentaires qu’il a déployées dans les quartiers juifs, dont des postes de commandement mobiles.
Début novembre, Demkiw et deux autres chefs de la police régionale ont reçu un certificat spécial d’appréciation pour les efforts supplémentaires qu’ils ont déployés pour protéger la communauté juive après le 7 octobre, lors de l’événement annuel le plus important de l’association torontoise Friends of Simon Wiesenthal Center (où par ailleurs travaille l’auteur de cet article). Depuis lors, Demkiw maintient des contacts réguliers avec les dirigeants juifs. Il a d’ailleurs rencontré certains d’entre eux en public dans un restaurant juif populaire quelques jours après l’assaut du Hamas.
L’engagement de Demkiw en faveur des Juifs de Toronto reflète sa perception de la dure réalité à laquelle ils sont confrontés. La police vient de publier de nouvelles statistiques montrant que les incidents antisémites signalés dans la ville au cours des trois derniers mois ont augmenté de 168 % par rapport à la même période l’année dernière. Sur l’ensemble des crimes de haine signalés à Toronto en 2023, ceux qui visent les juifs représentent 37 % du total, alors que les Juifs ne représentent que 4 % de la population de la ville. En 2023, les crimes de haine antisémites signalés ont plus que doublé par rapport à 2022.
Si certains Juifs considèrent que l’interdiction par la police des manifestations anti-Israël à Armour Heights est en quelque sorte une victoire pour leur communauté, beaucoup, sinon la plupart, restent sur leurs gardes en raison du niveau d’antisémitisme dans le pays, tant pour ce qui est du nombre des actes que de leur gravité. Cette situation est sans précédent au Canada et ne montre que peu de signes d’apaisement.
Un déluge d’antisémitisme
Depuis le 7 octobre, les Juifs de Toronto ont été victimes d’une multitude d’actes antisémites inquiétants.
Parmi ceux-ci : des actes de vandalisme, des boycotts de commerces juifs, des attroupements visant des branches des marques israéliennes Café Landwer et Aroma, des manifestations devant un centre communautaire et une crèche juifs, des alertes à la bombe contre des synagogues et des écoles juives, des agressions contre des Juifs et, plus récemment, des actes de vandalisme et l’incendie criminel d’une épicerie et d’une épicerie fine juives, dont les vitres ont été brisées et les mots « Free Palestine » peints à la bombe sur un mur. Ces dernières semaines, des militants sont entrés dans des centres commerciaux en criant des slogans anti-Israël et ont perturbé une fête de la Saint-Sylvestre organisée par la maire Olivia Chow sur une patinoire publique devant l’hôtel de ville.
« En près de trente ans de travail pour la communauté juive, je n’ai jamais vu notre communauté aussi inquiète pour sa sécurité et sa place au sein de la société canadienne », a déclaré Adam Minsky, 52 ans, PDG et président de la fédération United Jewish Appeal (UJA) du Grand Toronto, l’organisme officiel qui sert et représente la communauté. « En tant que Canadiens juifs, nous sommes généralement très impliqués dans la société canadienne. Mais beaucoup éprouvent un sentiment d’isolement depuis le 7 octobre. Chez certains, cela provient du fait que leurs amis issus d’autres communautés ne les ont pas soutenus au moment où ils en avaient le plus besoin. »
Le Times of Israel s’est entretenu avec de nombreux membres de la communauté, qui sont tous, à des degrés divers, consternés et profondément troublés par ce qui s’est passé à Toronto ces derniers temps.
« Je pense qu’il serait impossible pour notre communauté de ne pas se sentir nerveux et préoccupé par les questions de sécurité dans le contexte actuel », a affirmé Jaime Kirzner-Roberts, 45 ans, vice-président pour la région du Grand Toronto au Centre pour Israël et les affaires juives (CIJA). « Étant donné la hausse spectaculaire des crimes de haine que nous constatons, étant donné que les Juifs visibles sont attaqués dans la rue, que les entreprises juives sont la cible de boycotts, de campagnes d’intimidation et maintenant d’incendies criminels, il est tout à fait normal que la communauté s’inquiète. »
La UJA, pour sa part, est dans un état d’alerte accru. La semaine dernière, en réponse à la peur grandissante de la communauté, elle a organisé une réunion d’information en ligne sur la situation à Toronto. La ville abrite 200 000 Juifs, soit la moitié de la population juive totale du Canada. (La deuxième plus grande communauté juive du pays se trouve à Montréal, où vivent 90 000 Juifs.) Par ailleurs, près de 1 000 Israéliens arrivés au Canada après le 7 octobre résident temporairement à Toronto. Certains d’entre eux ont perdu leur maison lors du massacre perpétré par le Hamas.
« Nous sommes ici pour discuter de la montée vicieuse – et de plus en plus dangereuse – de l’antisémitisme, ici même dans notre ville et dans nos quartiers », a affirmé Jeff Rosenthal, président de l’UJA, lors de l’ouverture de la réunion en ligne. « Nous savons tous que répandre la peur, célébrer la violence et le terrorisme, crier sur les gens dans les centres commerciaux et les patinoires, bloquer les infrastructures critiques encore et encore, et cibler la communauté juive avec des tactiques agressives et intimidantes… rien de tout cela n’est lié à la liberté d’expression. Il s’agit de haine des Juifs, purement et simplement. Mais notre communauté ne se laissera pas intimider et nous ne nous laisserons pas intimider. »
Officials are investigating a fire at a Jewish-owned deli in North York that two local councillors are calling a hate crime. https://t.co/55v5NAkDwO
— CityNews Toronto (@CityNewsTO) January 3, 2024
Un réveil brutal
Le lendemain de la réunion d’information, ce sentiment de malaise et d’inquiétude était palpable lors d’une réunion publique de la communauté qui s’est déroulée dans une grande synagogue non loin d’Armour Heights. Cette réunion était organisée par l’organisation de base Yalla, créée à la suite du 7 octobre, avec l’aide du conseiller municipal juif James Pasternak.
Avant de présenter le panel réunissant des élus juifs et non juifs provenant de tous les échelons du gouvernement, dont la vice-présidente de l’opposition au Parlement canadien, Melissa Lantsman, le modérateur Jamie Gutfreund a exposé son opinion aux 500 personnes présentes et à celles, plus nombreuses encore, qui suivaient l’événement en direct.
« Ma vie a changé après le 7 octobre et je pense que, pour nombre d’entre nous, nous nous sentons en proie à une peur que nous n’avions jamais connue auparavant », a dit Grutfreund, 43 ans, présentateur de journaux télévisés très populaire. « Je dirais aussi que nos vies ont changé le 8 octobre, parce que c’est le jour où nous avons vu des gens dans cette ville et ailleurs dans notre pays et dans le monde entier descendre dans la rue pour célébrer le massacre de plus de 1 200 Juifs et ressortissants étrangers, et cela nous a tous réveillés. »
« Nous savons tous, comme l’histoire l’a prouvé, que lorsque la haine n’est pas contrôlée, cela ne se passe jamais bien pour les Juifs, et ce qui se passe aujourd’hui devrait effrayer chacun d’entre nous. »
Yaara Saks, députée et membre du cabinet israélo-canadien, figurait parmi les orateurs. Elle a reçu un accueil glacial, voire carrément hostile, au sein du gouvernement du Premier ministre Justin Trudeau, qui s’est aliéné de nombreux Juifs canadiens en raison de ses politiques et de ses déclarations concernant Israël.
Après les atrocités du 7 octobre, Trudeau a été le seul dirigeant du G7 à ne pas se rendre en Israël pour manifester sa solidarité avec son allié meurtri. À la mi-octobre, le Canada s’est immédiatement joint aux voix de ceux qui soutenaient le Hamas dans ses accusations sans preuves contre Israël pour le bombardement d’un hôpital dans la ville de Gaza, qui, selon le groupe, a tué plus de 500 personnes.
Quand Israël et d’autres pays ont apporté des preuves que l’explosion avait été causée par une roquette palestinienne mal tirée – et que ce n’était même pas l’hôpital qui avait été touché, mais son parking – il a fallu plusieurs jours au Canada pour reconnaître la vérité, sans pour autant s’excuser auprès d’Israël.
Quelques semaines plus tard, Trudeau a suscité la colère de nombreux Juifs en tenant des propos qu’ils considéraient comme trop critiques à l’égard d’Israël et de sa guerre contre le Hamas. « Le monde est témoin du massacre de femmes, d’enfants et de bébés », a-t-il déclaré avec sévérité. « Cela doit cesser. »
À la mi-décembre, le Canada a soutenu une motion aux Nations unies en faveur d’un « cessez-le-feu humanitaire immédiat », ce qui allait à l’encontre du droit d’Israël à se défendre contre le Hamas. Cette motion était en contradiction avec la position de Trudeau refusant d’appeler à un cessez-le-feu. Il a ainsi violé son engagement de ne pas se joindre aux ennemis d’Israël à l’ONU pour s’en prendre à l’État juif.
En outre, à la fin de la semaine dernière, après avoir reporté à plusieurs reprises la publication d’un communiqué promis sur la position du Canada concernant la plainte déposée par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice (CIJ), selon laquelle Israël commettrait un génocide à Gaza, Trudeau a échoué à condamner clairement les accusations contestables de Pretoria à l’encontre d’Israël.
Pour Saks, qui occupe le poste de ministre de la Santé mentale et des Addictions au sein du gouvernement Trudeau et soutient pleinement son patron, l’hostilité à laquelle elle a été confrontée lors de l’assemblée générale n’était pas nouvelle. Interrogée par le Times of Israel sur le ressentiment de nombreux Juifs canadiens à l’égard de Trudeau et de son gouvernement, elle a éludé la question.
« La communauté juive du Canada entretient des liens extrêmement étroits avec Israël », a déclaré Saks, 50 ans, qui a passé 11 ans en Israël. « Comme de nombreux Juifs canadiens ont des liens directs avec les victimes, beaucoup de membres de la communauté vivent des traumatismes, des déchirements, des pertes profondes et des peurs, en particulier avec la montée choquante et omniprésente de l’antisémitisme au Canada. Mais malgré la diversité des sentiments au sein de la communauté, il se dégage une unité à toute épreuve afin d’assurer la sécurité de la communauté juive et de défendre le droit d’Israël à l’autodéfense. »
« Quand des gens qui ont la haine tiennent des propos haineux, il faut les écouter »
La semaine dernière, après des mois d’indignation croissante chez de nombreux Juifs, Trudeau a tenu une réunion privée et non officielle à Toronto avec 30 dirigeants juifs à Beth Tzedek, la plus grande synagogue du pays. Selon les personnes présentes, cette réunion n’a guère amélioré les relations avec la communauté juive.
Membre du parti libéral de Trudeau, Michael Levitt a effectué deux mandats au Parlement avant de devenir président et directeur général des Amis du Centre Simon Wiesenthal en 2020.
« Au lendemain du 7 octobre, la réalité pour les Juifs canadiens a été une montée alarmante et insondable de l’antisémitisme », a déclaré Levitt, 53 ans. « Cette situation est d’autant plus alarmante qu’elle survient à un moment où nous avons besoin que notre gouvernement fédéral tienne la promesse qu’il a faite : ‘Nous soutiendrons toujours la communauté juive et Israël’, mais cela n’a pas été le cas. »
Depuis le 7 octobre, Eynat Katz, consultante en éducation à Toronto, est activement impliquée dans l’organisation d’événements et d’autres initiatives au sein de la communauté en soutien à Israël, et en particulier dans la défense de la cause des otages toujours retenus en captivité à Gaza par le Hamas.
« Au fur et à mesure que les manifestations anti-Israël se poursuivaient, il est devenu tout à fait clair qu’elles avaient déclenché une haine profonde non seulement contre l’État juif, mais aussi contre le peuple juif dans son ensemble », a déclaré Katz, 53 ans, représentante à Toronto du Forum des familles d’otages et de disparus.
« J’étais convaincue que ces manifestations étaient le fait de groupes marginaux et qu’il suffisait de les laisser s’éteindre. Malheureusement, j’ai découvert que j’avais tort… Mes nombreuses années d’engagement dans l’enseignement de la Shoah m’ont appris que, lorsque des personnes qui ont de la haine tiennent des propos haineux, il faut les écouter. Nous devons nous y opposer. »
À Armour Heights, les habitants sont résolus à s’accrocher, malgré les défis considérables auxquels ils sont confrontés.
« En tant que résidente juive de Toronto, je n’ai jamais vu un antisémitisme aussi ouvert », affirme Loren Cohen, 25 ans, qui travaille dans le domaine du marketing. « Malheureusement, c’est la réalité actuelle à Toronto et la situation ne semble pas s’améliorer. »
« Si notre gouvernement et les autorités municipales n’agissent pas rapidement, la situation pourrait continuer à s’aggraver et conduire à des actes de violence. Personnellement, ces personnes ne me touchent pas, mais certains de mes amis m’ont dit qu’ils ne parlaient pas ouvertement de leur judaïsme et qu’ils ne se sentaient pas en sécurité en sortant de chez eux. Je ne peux dire comment je me sentirais dans le futur si la situation perdure », a affirmé Cohen.
Au début du mois, Marsha Lederman, chroniqueuse juive bien connue du journal national canadien The Globe and Mail, a publié un article intitulé « For Jewish Canadians, the number of places we feel unwelcome keeps growing » (« Pour les Juifs canadiens, le nombre d’endroits où nous ne nous sentons pas les bienvenus ne cesse d’augmenter »). Il s’agit d’une triste réflexion sur la situation actuelle.
« Vous pouvez vous plaindre autant que vous voulez », écrit-elle. « Mais je ne comprends pas pourquoi les Canadiens qui sont Juifs devraient être ciblés pour ce que le gouvernement israélien ferait à Gaza. »