En ce 127e jour de la guerre, alors qu’une nouvelle manifestation se tenait, samedi soir sur la place des otages de Tel Aviv, des milliers de personnes ont entonné : « Honte ! Honte ! » après avoir écouté le message de l’intervenant, Danny Elgarat, dont le frère Itzik Elgarat a été enlevé le 7 octobre au kibboutz Nir Oz. Elgarat a reproché au Premier ministre Benjamin Netanyahu ce qu’il qualifie de « campagne pour distiller la peur » autour de la question de la libération des otages.
« Netanyahu a commencé à distiller la peur. Nous savons bien comment cela fonctionne : ‘Peres va diviser Jérusalem’ ; ‘les Arabes viennent voter en grand nombre’ ; ‘le projet nucléaire iranien’. Et aujourd’hui, il nous fait peur en nous disant qu’il y aura un massacre si nous acceptons l’accord [avec le Hamas pour un échange d’otages contre des prisonniers] », explique Elgarat.
Ces dernières semaines, lorsque la foule a commencé à crier « Honte ! », un des organisateurs de la manifestation les a immédiatement fait taire, leur rappelant qu’il ne s’agissait pas d’un rassemblement politique mais d’un rassemblement avec un seul but, à savoir la libération des otages.
Cette fois-ci, le slogan « Honte » s’est fait entendre pendant une minute environ avant que le calme ne revienne.
« C’est contre le responsable qu’ils manifestent, et le responsable, c’est Netanyahu », explique Daniel Shek, ex-ambassadeur d’Israël en France et aujourd’hui à la tête du service diplomatique du Forum des otages et des proches de disparus, organisation de soutien aux proches d’otages qui organise des rassemblements.
« Le fait qu’ils critiquent le gouvernement n’en fait pas un discours politique », explique Shek. « Il est question des relations entre des personnes qui se sentent abandonnées et qui ne veulent plus l’être. »
Un forum qui rassemble
Mais la politique s’est invitée dans le discours, en partie en raison des personnalités à la tête du Forum, organisation de bénévoles formée dans les 72 heures qui ont suivi les attaques terroristes du Hamas, le 7 octobre, par Dudi Zalmonovitz, avocat dont la fille a réchappé à la rave dans le désert Supernova et dont un proche a été pris en otage.
Au cours de l’invasion d’Israël par le Hamas le 7 octobre dernier, les terroristes ont tué près de 1 200 personnes – essentiellement des civils – et fait 253 otages. Le festival Supernova lui-même a perdu 350 de ses participants.
Dans les jours suivant le massacre, des personnalités publiques se sont joints à Zalmonovitz, à commencer par le conseiller en communication Ronen Tzur, qui a brièvement appartenu au parti travailliste à la Knesset, en 2006, et le consultant en relations publiques Haim Rubinstein, qui a quitté le milieu haredi à l’âge de 15 ans et a été le porte-parole du membre de Yesh Atid à la Knesset, Ofer Shelah.
Parmi les autres fondateurs de l’organisation se trouvent l’ex-chef du Shin Bet, Yaakov Peri, également ex-député de Yesh Atid, la consultante en communication Hagit Klaiman, qui a travaillé pendant des années avec l’ex-ministre de la Justice Tzipi Livni, cheffe du parti centriste Hatnua, aujourd’hui disparu et enfin Shimshon Liebman, qui a permis d’obtenir la libération de Gilad Shalit en 2011.
C’est le 9 octobre que le Forum a tenu sa première conférence de presse pour les familles. Des équipes ont été mises en place pour s’occuper des négociations en vue de la libération des otages, des questions juridiques, des médias, de la collecte de fonds et de l’aide psychologique aux familles.
Fin octobre, Zalmanovitz a quitté la tête de l’organisation, reprise par Tzur.
Entre-temps, un deuxième groupe de proches d’otages, beaucoup plus petit, le Forum Tikva, s’est formé pour offrir une alternative au « principal » forum. Fondé par des proches d’otages sionistes religieux pour l’essentiel pro-gouvernementaux, le Forum Tikva s’oppose à toute manifestation, rassemblement ou marche susceptible d’être interprété comme une pression sur le gouvernement pour qu’il fasse des concessions au Hamas.
Le cofondateur du Forum Tikva, Tzvika Mor, a indiqué au Times of Israël que le forum faisait la promotion de la « responsabilité collective », afin qu’Israël « ne répète pas les erreurs de l’accord Shalit ». Soldat de Tsahal pris en otage en 2006, Gilad Shalit a été libéré en 2011 dans le cadre d’un échange avec 1 027 terroristes palestiniens et prisonniers détenus par Israël.
On estime à six le nombre d’Israéliens assassinés, dans les quatre années qui ont suivi l’échange de Shalit, par des terroristes libérés dans le cadre de cet accord. Parmi les personnes libérées figurait le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar, le cerveau du massacre du 7 octobre dans le sud d’Israël.
Le départ de Ronen Tzur
La semaine dernière, Tzur a démissionné, expliquant que les membres de la Knesset avaient dit aux proches des otages qu’ils ne leur apporteraient leur soutien que s’il démissionnait.
Selon des sources proches des médias, des dizaines de proches auraient signé une pétition demandant le départ de Tzur, désireux d’avoir à leur tête un dirigeant moins engagé politiquement. Pour l’heure, les familles disent vouloir nommer à leur tête une équipe sortie de leurs rangs.
Spécialiste de longue date de la communication, Tzur a notamment travaillé pour le parti centriste Hossen LeYisrael de Benny Gantz en 2018. La même année, il a aidé la délinquante sexuelle Malka Leifer à éviter l’extradition vers l’Australie, où elle a finalement été condamnée.
Selon des experts des médias israéliens, l’engagement de Tzur en faveur des otages venait de ses ambitions politiques et de son désir de faire tomber Netanyahu. Le journaliste de droite Kalman Liebskind a écrit dans Maariv : « Confier à Tzur la question des otages, supposée réunir le consensus le plus large en Israël, était proprement suicidaire » en raison de « sa façon de monter les proches d’otages contre le gouvernement, en les mettant de surcroît dans une position très exposée, au centre de l’arène politique ».
Tzur a formellement nié ce point, assurant au Times of Israël qu’il n’y avait jamais eu « aucune activité de nature politique » au siège du Forum.
« Il s’agit d’un nouveau mensonge parfaitement ignoble colporté par un Liebskind passé maitre dans l’art d’apporter ses services aux politiciens, fût-ce au prix de l’abandon des otages », affirme Tzur. « Il s’agit d’un milieu empli de haine qui fracture la société israélienne et répand la haine entre frères… Kalman est un homme de foi, tout comme moi, et en tant qu’hommes de foi, nous savons tous les deux que le très Saint – béni soit-Il – lui fera payer d’avoir répandu la calomnie, la haine et la division. »
Les proches d’otages estiment que la seule chose qui compte est la libération des 134 otages encore à Gaza.
« Rien d’autre n’a d’importance », a déclaré Ruby Chen, père de l’otage Itay Chen, en parlant de Tzur sur la Douzième chaîne. « Il y a des choses plus importantes que les nominations et les luttes politiques ; Il s’agit des droits de l’homme et des personnes. »
La politique n’a pas sa place dans le débat sur les otages, estime la consultante en communication Klaiman, organisatrice des rassemblements autour de la question des otages. Et les proches d’otages souhaitent que la politique reste en-dehors. « Lorsque les otages ont été enlevés, personne ne leur a demandé s’ils étaient de droite, du centre ou de gauche, ni quelle était la position politique de leurs familles », ajoute-t-elle.
« Malheureusement, certaines personnes tentent de récupérer les familles en les plaçant à droite ou à gauche de l’échiquier politique », explique Klaiman. « C’est douloureux pour les familles de constater qu’ils sont l’objet de tentatives de récupération politique. C’est absurde et ça les met en colère. »
De simples citoyens dans un jeu politique
Les familles des otages n’auraient jamais pensé faire un jour les frais d’une stratégie politique contre le gouvernement par média interposé, explique le conseiller en médias Tal Alexandrovitz-Segev, qui a travaillé pour l’ex ministre de la Science, de la Culture et des Sports d’Avoda, Matan Vilnai.
« Leur situation est épouvantable : ils sont coincés mais il leur faut faire revenir leurs proches, c’est ce qu’ils tentent de faire », explique Alexandrovitz-Segev, qui conseille plusieurs familles d’otages, en hors du cadre du Forum.
Lorsque le premier rassemblement pour les otages a eu lieu, le 28 octobre dernier, il s’agissait seulement pour les familles et leurs soutiens de faire entendre leur voix en public, « parce qu’après tout ce temps, les otages étaient toujours à Gaza », explique Klaiman. « Il n’y avait pas une once de politique là-dedans. »
Aujourd’hui, les rassemblements du samedi soir attirent des milliers de personnes, avec des orateurs qui s’adressent à la foule depuis un podium installé sur la place des otages, devant le musée d’art de Tel Aviv.
L’endroit a son importance, car il fait face à la partie arrière du ministère de la Défense. Les orateurs montent sur scène et prennent la parole, pour apostropher Netanyahu et le reste du cabinet de guerre.
Klaiman et l’équipe du Forum donnent une seule instruction aux orateurs, « qui viennent de tout l’échiquier politique – droite, gauche, religieux, laïcs, ultra-orthodoxes, même la fille de l’ex-grand rabbin séfarade Ovadia Yosef », explique Klaiman. « La seule instruction que nous leur donnons, c’est que le discours ne soit pas politique, car c’est ce que les familles souhaitent. »
Les interventions des orateurs ne sont pas vérifiées et certains d’entre eux parlent sans notes. Tous ceux qui souhaitent s’exprimer sont les bienvenus, rappelle Klaiman.
Les orateurs sont des proches d’otages, des dignitaires en déplacement en Israël ou des personnes « venues sur le moment », indique Shek.
Ces dernières semaines, cependant, on a pu entendre la foule crier alors que les proches d’otages prenaient la parole, pour leur reprocher d’être de gauche en demandant un accord sur le sort des otages.
Ceux qui font une chose pareille « ont l’empathie d’un bulldozer », analyse Shek.
« Qui est capable de crier sur des personnes qui vivent un tel traumatisme ? »
Tout accord de libération des otages passera nécessairement par la libération d’un grand nombre de prisonniers de sécurité palestiniens, y compris ceux qui ont du sang sur les mains, et par un cessez-le-feu à Gaza.
Certains pensent que ce type d’accord se retournerait immanquablement contre Israël à l’avenir, en jetant les bases de nouvelles attaques du Hamas.
On estime à 130 le nombre d’otages enlevés par le Hamas le 7 octobre encore à Gaza, pas tous vivants. Cent cinq civils ont été libérés à la faveur d’un cessez-le-feu d’une semaine, fin novembre, auxquels s’ajoutent quatre otages libérés avant cela. Trois otages ont été secourus par l’armée et les corps de 11 autres ont été retrouvés, dont trois tués par erreur par l’armée.
Sur la foi de renseignements obtenus par les soldats déployés à Gaza, l’armée israélienne a confirmé la mort de 31 otages toujours aux mains du Hamas. Une autre personne est portée disparue depuis le 7 octobre sans que l’on sache ce qu’il est advenu d’elle.
Le Hamas détient également deux Israéliens, Avera Mengistu et Hisham al-Sayed, qui seraient tous deux vivants : les deux hommes sont entrés dans la bande de Gaza de leur plein gré, respectivement en 2014 et 2015. S’y ajoutent le corps des soldats israéliens morts au combat depuis 2014 Oron Shaul et Hadar Goldin.
« Il y a une tension constante entre l’objectif de libération des otages et la guerre », rappelle Alexandrovitz-Segev. « L’accord doit être maintenu, mais c’est difficile. Il n’y a pas d’autre solution. Et il n’y a pas de politique ici, mais quand la tension monte, on ressent la pression. »
Multiplication de manifestations antigouvernementales distinctes
Des manifestations antigouvernementales appelant à de nouvelles élections ont également eu lieu ces deux derniers mois à Tel Aviv, Jérusalem et dans d’autres villes samedi soir, avant les rassemblements organisés pour les otages.
Ces évènements ne sont pas liés aux rassemblements hebdomadaires organisés par le Forum pour les otages et leurs familles, expliquent les organisateurs du Forum, même si certaines personnes assistent aux deux. Mais le slogan « Honte ! » entendu récemment lors du rassemblement pour les otages est le même que celui entendu lors des rassemblements antigouvernementaux organisés le samedi soir à Tel Aviv et dans d’autres villes durant les neuf premiers mois de 2023 contre les projets de refonte judiciaire.
« La place des otages est faite pour les familles des otages : elle est déconnectée de tout le reste », insiste Klaiman. « Ces familles veulent juste retrouver leurs proches. »
Alexandrovitz-Segev souligne que même si les deux manifestations hebdomadaires se renforcent, il s’agit de questions distinctes qui ne doivent en aucun cas être considérées comme connexes.
Au Forum, il s’agit de représenter toutes les familles d’otages, rappelle Klaiman, y compris celles qui ne veulent pas d’un accord impliquant la libération de terroristes palestiniens emprisonnés en Israël.
L’ex-diplomate Shek « aime dire que le Forum ne travaille pas pour le gouvernement – nous ne travaillons pas contre eux, nous travaillons à ses côtés ». Il ajoute : « Parfois, dans cette question des otages, notre ton n’est pas le même que celui du gouvernement. Nous ne nous en cachons pas – il y a des points de divergence. »
L’organisation « travaille dans un cadre très positif, plein de bonne volonté, de bonnes vibrations et d’espoir », affirme Shek.
Cela dit, ajoute-t-il, ses membres viennent d’horizons différents.
« Personne n’est vierge de toute influence », dit-il. « Ce que les gens faisaient dans leur travail, avant cela, n’a rien à voir avec ce qu’ils font aujourd’hui. Ils sont venus aider des gens en grande détresse, suite à la tragédie qui s’est abattue sur le pays… Nous voulons tous avant tout aider ces familles. »
Mati Wagner a contribué à cet article.