A Miami, au cœur de cette immigration juive importante, le rabbin Yisrael Frankforter dirige le « French Chabad », une organisation dont la mission dépasse largement le cadre religieux. Installé dans la prestigieuse synagogue « Bal Harbour », un bâtiment d’une valeur de 29 millions de dollars, le « French Chabad » est devenu une famille de substitution pour les juifs français chassés par l’antisémitisme ou attirés par le rêve américain.
Mon enquête débute par un éclat de rire, à l’aéroport international de Miami. Le MIA est la porte d’entrée américaine la plus fréquentée pour les passagers internationaux. Il me faut un long moment avant de rejoindre David, qui m’accueille avec un tonitruant : « Yalla, la vérité c’est bon de vous voir ». Je sens que mon chaperon a répété de nombreuses fois cette réplique de « la Vérité si je mens ». J’entends presque la sublime Ishtar nous interpréter son Alabina en toile de fond.
David travaille pour une société de production que je dois rencontrer le soir même. Il me sert de guide. Nous rejoignons son véhicule et David m’explique comment il est arrivé à Miami : « En 2002, suite à la seconde Intifada, les gens criaient ‘mort aux juifs’ dans la rue à Paris. Mes parents avaient peur et préparaient notre alyah en Israël. Puis le Hamas a fait un attentat à la bombe à ‘Yagur Junction’ dans le nord d’Israël, contre un bus. C’est là que mes parents ont décidé de venir s’installer en Floride ».
David s’est donné pour mission de me montrer un maximum de lieux où ont été tournés de grands films à Miami. Ici « L’Enfer du dimanche » réalisé par Oliver Stone avec Al Pacino et Cameron Diaz, là « Bad Boys » de Michael Bay avec Will Smith et Martin Lawrence et encore là « Arrête-moi si tu peux » avec Leonardo DiCaprio, Tom Hanks et Christopher Walken, réalisé par Steven Spielberg. Ce dernier étant son favori : « Nous les juifs, nous sommes très forts pour le cinéma, depuis notre sortie d’Egypte on raconte des histoires comme personne », me lance David dans un sourire, avant de pester contre « le festival du Cinéma de Berlin » qui a été, selon lui, une véritable tribune de l’antisionisme « une de plus ».
Il fait nuit quand nous arrivons à proximité du « Rooftop Cinema Club South Beach » où nous avons rendez-vous. A l’angle de la 16th St et Alton Road, David me montre un écran géant où est écrit « Bring Them Home » et où sont projetés les visages des otages détenus par les terroristes du Hamas à Gaza.
David n’a plus du tout envie de rire, il me gratifie d’une dernière réplique celle de Roger Hanin dans le film « le Grand Pardon » : « Aujourd’hui, dans le monde entier, tous les Juifs ils pardonnent à ceux qui leur ont fait du mal. Tous les Juifs. Sauf un, moi. Moi, je ne pardonne pas ! ».
Le lendemain, j’ai rendez-vous avec le rabbin Yisrael Frankforter au
« Mémorial de l’Holocauste », situé au 1933-1945 Meridian Avenue, à Miami Beach. Si l’adresse m’a surpris, l’œuvre monumentale m’a ému.
Cette main en bronze de 13 mètres de haut, sur laquelle grimpent des centaines de formes humaines tourmentées, martyrisées, torturées. Des scènes apocalyptiques qui renvoient à l’actualité récente et à la détresse de six millions juifs exterminés, des enfants, des hommes, des femmes, des vieillards qui dans un dernier geste de tendresse se tiennent par la main. Une œuvre à fendre l’âme.
Quand le rabbin me rejoint, je suis déjà sous le coup de l’émotion et j’accepte son invitation à la prière. Une fois retiré les téfillines, quelques clichés plus tard, nous voilà dans un restaurant proche. L’établissement est fréquenté par de nombreux juifs, qui le saluent et le sollicitent, jusqu’à l’arrière de son véhicule. Je manque un peu de temps pour lui poser toutes les questions. Nous devons nous revoir le soir, il va me présenter Chneor et Rivka Levy, un jeune rabbin et son épouse qui travaillent avec lui depuis deux ans.
Arrivé chez Chneor et Rivka, je découvre deux tornades. Rivka attrape – Menahem – le bébé par le pied, coupe des fruits en cuisine, court jusqu’au home studio vidéo pour donner une leçon via internet. Chneor n’est pas en reste, il met sa fille dans la poussette, passe un coup de fil, me sert à boire sans oublier la prière, envoie un texto et ne me quitte pas du regard pour s’assurer que tout va bien pour moi. Telle est leur mission, s’assurer que la communauté va bien, aider chacun avec un maximum de compétence et de bienveillance. J’ai eu la même sensation en rencontrant le rabbin Yisrael Frankforter, son regard et son attitude ne disaient pas autre chose :
« qu’est-ce que je peux faire pour toi ? Comment puis-je t’être utile ? ».
Nous partons en pleine nuit, en pleine rue, bien au milieu de la rue, avec la poussette en direction de la synagogue « Shul of Bal Harbour ». Je lui fais part de mon étonnement quand les voitures le contournent gentiment.
« Il n’y a pas de trottoir dans ce coin mais c’est la ‘Petite Jérusalem’, nous sommes chez nous. Ici 70 % de la population est juive, nous sommes tranquilles », dit Chneor.
C’est exactement ce que dit Anthony, âgé de 42 ans, marié et père de quatre enfants qui vit à Miami depuis 13 ans : « La sécurité et la quasi-absence de petite délinquance contribuent à un sentiment général de tranquillité, renforçant ainsi la détente et la sérénité de ses habitants. Miami pourrait surprendre par sa sainteté (kedoucha) omniprésente. La ville facilite la pratique de la prière, l’étude de la Torah, et l’observance de la casheroute. Aventura, au nord de Miami, est peut-être la seule ville aux États-Unis à compter exclusivement des synagogues, sans aucune église. À Surfside, on trouve quatre synagogues de rites différents à courte distance les unes des autres, dont chabad, syrien, ashkénaze, et séfarade
marocain. ».
Chneor me fait visiter « Shul of Bal Harbour », la synagogue est proprement époustouflante, son histoire aussi.
« Shul of Bal Harbour » a été fondée par le rabbin Sholom Lipskar à Miami Beach en 1969. Jusque dans les années 1980, les juifs n’étaient pas les bienvenus dans cette région, pas plus que les noirs d’ailleurs, ni les chiens, des pancartes en attestaient. Après un procès en discrimination, la donne a changé, et la synagogue n’a cessé de s’agrandir.
Le lendemain, je suis toujours dans « la petite Jérusalem » sur Harding Avenue dans le quartier de Surfside. Ma mission est de découvrir la carte d’un restaurant italien casher tenu par un français, le « Cine Citta Caffe ». La tarte aux pommes est juste incroyable, Franck le restaurateur accepte de me donner la recette : « pâte feuilletée au beurre, très fines lamelles de pommes et bien sûr notre dulce de lèche maison – caramel ».
Quand j’interroge Franck sur la fierté des gens de Surfide, il me répond :
« Nous sommes dans un quartier juif, nous n’avons pas besoin de baisser la tête entre nous. Nous sommes plutôt dans une phase de derekh eretz [expression pour dire qu’il faut respecter les autres avant tout, avant même la Torah : « derekh eretz kadma laTorah »,] entre juif et non juif. On vit dans une sorte de bulle, même si les premiers signes d’antisémitisme apparaissent aux USA. ».
Laurent, un voisin, envisage d’aller vivre en Israël avec son épouse et ses quatre enfants : « jusqu‘au 7 octobre nous vivions sans antisémitisme, sans crainte d’élever nos enfants et de sortir avec nos kippot [couvre-chefs] et tsitsit [« franges » ou « tresses » façonnées au coin des vêtements de juifs pratiquants]. Je pense que nous sommes à une période où les juifs doivent comprendre que le seul pays pour les Juifs est Israël. Nous sommes heureux ici mais j’envisage de partir vivre en Israël. ».
Steeve, lui n’envisage pas de quitter Miami. Marié, père de trois enfants, il travaille pour le plus gros régulateur des marchés financiers aux États-Unis. Il vit en Floride depuis 2003. Il travaillait près des Twin Towers au moment de l’attentat du 11 Septembre, suite à quoi il a choisi de rejoindre ses parents en Floride et il ne regrette pas son choix : « Je pense que c’est le meilleur endroit au monde pour les juifs, sur le plan communautaire et spirituel. Étant ressortissant français la plupart des membres de notre communauté est sans famille proche ici. Nous sommes devenus comme une famille étendue en quelque sorte. Ceci a été possible grâce à des organismes comme le ‘French Chabad’ qui nous réunit régulièrement et qui nous unifie à travers toutes ses bonnes actions et ses initiatives. La ‘petite Jérusalem de Miami’ est un miracle du peuple juif, qui est un bastion de lumière parmi les peuples de par ses accomplissements gigantesques, alors que nous sommes une fraction de la population mondiale. Je peux vous trouver plusieurs autres raisons historiques, mais j’espère que vous savez comme moi que tout vient d’un seul endroit, hakol Min Hachamayim [tout vient de D…]. »
Le lendemain, je suis de retour à l’aéroport international de Miami, direction Paris avec un vol de nuit. Je suis ravi de toutes ces belles rencontres mais déçu de ne pas avoir pris plus de temps avec le rabbin Yisrael Frankforter. Alors que je suis tranquillement installé à la terrasse d’un café, je vois un homme, qui me fait un signe de la main, de loin. Plus il se rapproche, plus je trouve que ce monsieur ressemble au rabbin Frankforter. Quand il me sert la main, le doute n’est plus permis, c’est bien le rabbin Frankforter. Nous sommes surpris l’un et l’autre de nous trouver ici, à attendre le même vol. Il ne voyage en France qu’une fois par an pour voir sa famille, et son vol est le même jour et à la même heure que le mien. Il n’y a pas de hasard, juste des rencontres.
Finalement, avec un petit surclassement dans l’avion, nous allons pouvoir voyager ensemble. Il me reste toute la nuit pour finir mon entretien avec le rabbin.
Entretien entre Miami et Paris
Times Of Israël : Pouvez-vous vous présenter ?
Yisrael Frankforter : Je suis né à Paris et je suis arrivé aux USA en 1986 pour faire mes études de yeshiva et ensuite recevoir mon diplôme de rabbin puis de dayan [juge rabbinique]. Mes études rabbiniques ont pris place à la yeshiva du 770 auprès du Rabbi de Loubavitch. C’est à Crown Heights (le quartier Loubavitch de New York) ou j’ai rencontré Louisa. Mon épouse est née à Kiev en Ukraine et a eu la chance d’avoir pu quitter l’Union Soviétique avec ses parents pour s’installer à Tsfat en Israël où elle a grandi. Elle est elle aussi arrivée à New York en 1986 pour faire ses études au séminaire de Beit Rivka dans le même quartier de Crown Heights. Nous nous sommes mariés en 1989 puis avec la bénédiction du Rabbi nous sommes partis nous installer à Miami en 1991. Barouh Hachem nous sommes bénis avec cinq enfants et de nombreux petits-enfants.
Parlez-moi du French Chabad…
Ma femme et moi avec notre premier bébé de 11 mois sommes donc arrivés à Miami en 1991. J’étais envoyé par le Rabbi en tant qu’enseignant dans l’école Habad de Miami Beach. Dès notre arrivée, en 1991 donc, j’ai mis une annonce dans le journal offrant des cours de Torah en français. Une personne m’a répondu et nous avons commencé à étudier la Torah ensemble. Après quelques années cette personne et toute sa famille sont maintenant très pratiquantes. En tout cas c’est comme ça que le futur « French Chabad » a commencé.
En 2002 beaucoup de Français ont commencé à venir s’installer à Miami. Je prenais alors un après-midi par semaine pour aller visiter tous ces nouveaux arrivants français. Au fur et à mesure des années, cette communauté française a tellement grandi que depuis nous avons plusieurs personnes qui travaillent à temps plein pour le « French Chabad », plusieurs intervenants réguliers pour des cours à travers toute la région et un groupe important de volontaires. Le « French Chabad » est maintenant un Talmud Torah dans deux emplacements, un Gan Israël, des activités pour les ados, les jeunes adultes et une dizaine de programmes hebdomadaires pour hommes et femmes. Nous avons aussi des événements mensuels pour les dames, des fêtes comme Hanoukka et Pourim et une superbe publication hebdomadaire, le tout en français.
La synagogue de Bal Harbour est impressionnante…
C’est un endroit extraordinaire, une vraie ruche d’abeilles qui bourdonne d’activités et de programmes. Le tout développé grâce au dévouement extraordinaire du Rav Chalom Lipsker et de son épouse la Rabbanite Chana Lipskar. Il faut savoir que peu avant leur installation à Bal Harbour il y avait des panneaux dans certains endroits qui disaient “interdit aux chiens et aux juifs.” Grâce à leurs efforts, « Bal Harbour » est maintenant une communauté juive très vibrante. Nous sommes très reconnaissants à la « Shul de Bal Harbour » de recevoir le « French Chabad ».
Quel lien faites-vous entre l’antisémitisme et l’installation de juifs en Floride ?
Je pense que le lien est très fort. Beaucoup ont quitté la France et se sont installés aux États-Unis justement à cause de l’antisémitisme et de la sensation de ne pas avoir d’avenir juif en France. Il y a plus de 650 000 juifs en Floride du Sud c’est-à-dire Miami et ses banlieues éloignées. Nous avons plus de mille familles françaises dans cette même région.
Est-il nécessaire d’être pratiquant pour fréquenter le « French Chabad » ?
Absolument pas ! La Torah et le judaïsme sont l’héritage de chaque juif. Le degré de pratique n’enlève rien à ce fait. Notre but est de faire découvrir, approfondir, renforcer ce lien inné entre un juif et son héritage.
Quels liens entretenez-vous avec Israël ?
La Terre d’Israël est notre foyer ancestral et donc le lien est incontournable. Nous avons des liens bien sûr avec la France puisque nous y voyageons fréquemment. Nous importons aussi nos livres de Torah et de prières en français. Nous entretenons aussi des liens très étroits avec le Consulat général de France à Miami.
Comment les juifs en Floride vivent les événements en Israël ?
Comme tout le monde. C’est extrêmement difficile et douloureux. Cependant la communauté juive s’est très vite mobilisée pour lever des fonds et du matériel et envoyer ça en Israël. Plusieurs Beit Chabad de Floride on fait des allers et retours entre la Floride et Israël pour apporter un soutien moral et matériel.
Qu’est-ce qu’être juif de nos jours ?
Je ne pense pas que la définition ait changé à travers l’Histoire. Être juif c’est être chargé de mission par Dieu. C’est révéler le plan divin de la création autour de soi. Cela étant accompli par l’intermédiaire de nos mitzvot – nos bonnes actions, guidées par l’étude de la Torah. Chacun le fait à sa manière.