Debout devant sa boutique, il veille au grain, le boulanger. Souriant des yeux et du cœur, pas de ces faux sourires marchands, aux passants qui le lui rendent bien et le saluent, pour la plupart, d’un « bonjour » ou d’un coup de klaxon. Tout le monde par ici connaît Michel Sultan. Il attire la sympathie, fait fondre toutes les glaces.
Chez Teller, sa boulangerie située au 74 de la rue très animée d’Agripas, les clients sont accueillis gentiment, chaleureusement. Même les veilles de Shabbat, à l’heure de la cohue, les vendeuses derrière le comptoir conservent calme et courtoisie. Sans doute sont-elles stressées mais elles n’en laissent rien paraître. Et le crédit, bien sûr, en revient à Michel. Ce patron pas comme les autres. Qui les soutient sans faillir. Car il a les yeux partout. Qu’un mauvais coucheur hausse le ton avec un de ses employés, il le renvoie dans les cordes, poliment mais fermement. Qu’on ait besoin de bras pour charger une commande dans une voiture de livraison, les siens sont à disposition. Il n’hésitera jamais à mettre la main à la pâte. Il est au four et au moulin. Car l’équipe de Teller est sa petite tribu. Il fait corps avec elle. Et la défend comme sa famille. Il ne réserve pas pourtant ses attentions qu’à ses proches. Quand il découvre le balayeur sur le trottoir d’en face, il fonce vers le comptoir, y choisir une viennoiserie qu’il emballe prestement pour la remettre sans commentaire à ce travailleur pourtant invisible à beaucoup. Il n’en fait pas un plat. D’ailleurs, je le sais seulement parce que j’ai observé ce manège à son insu.
Debout sur le trottoir, Michel Sultan discute par exemple avec l’ouvrier boulanger qui vient en griller une près de lui pendant sa pause. Ou avec une vendeuse qui vient prendre son service. Elle s’arrête pour lui dire bonjour, il demande de ses nouvelles. Il s’intéresse à chacun de ceux qui travaillent pour lui, ou plutôt avec lui, et chacun l’apprécie. Ou presque. Ceux qui ne parviennent pas à s’intégrer à la tribu comprennent rapidement qu’ils n’ont rien à chercher ici. Et ils s’en vont d’eux-mêmes. Les autres, ceux qui restent, peuvent compter sur leur patron. Ils savent qu’avec son rire toujours au bord des lèvres, prêt à partir en éclats, il leur est fidèle et dévoué.
Dans cette ambiance chaleureuse, il n’est pas étonnant que les pains et gâteaux qui sortent du fournil soient toujours délicieux. Que sa boulangerie ait une réputation d’excellence dans Jérusalem, et au-delà. Pas étonnant non plus qu’on s’y presse le vendredi pour s’offrir une hala qui ne décevra pas. Jamais. Et comme il aime aider et déteste le gâchis, il offre tous les soirs et les veilles de Shabbat en début d’après-midi* ses productions à moitié prix. Là encore les connaisseurs n’hésitent pas, par tous les temps, à attendre leur tour. Le succès de Michel Sultan, c’est son talent de manager, son exigence de qualité et bien sûr l’ingrédient magique : sa personnalité.
Mais d’où vient donc ce boulanger ? De quelle pâte est-il fait ? Comment est-il devenu ce pilier du marché Mahane Yehuda ? Car il n’a pas toujours travaillé au fournil, ni habité sa vie entière dans la ville de Jérusalem, ni même en Israël. Avant et jusqu’à la retraite, il a servi dans l’armée de l’air de Tsahal. Sa vie, il l’y a déroulée, de défi en défi, avec humilité, et sans jamais flancher, en respectant les valeurs qu’il a acquises dans son enfance. Une enfance riche en expériences, en sensations et en amour. Il raconte avec gratitude : « J’ai l’impression que mes seize premières années ont été les plus longues et les plus riches ». Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir vécu depuis des aventures enrichissantes.
Enfant choyé – le deuxième d’une fratrie de quatre – par des parents frappés tous deux très tôt par le destin. Une méningite leur a volé le sens de l’audition, son père à l’âge de 7 ans, sa mère à 12. Mais c’est grâce à ce handicap que les deux se rencontreront, dans une école spécialisée, et pourront former la famille dans laquelle Michel est né et a appris dès le berceau, par la force des choses, les lois de l’adaptation.
Ensemble, malgré de petits moyens, ses parents ont œuvré pour que lui et ses frères et sœurs ne manquent jamais des denrées essentielles à leur développement et à leur épanouissement : l’amour et l’éducation. C’est ainsi qu’ils fréquentent la meilleure école de la ville, l’école française de Casablanca.
En dehors de ses parents, il reconnaît aux scouts une influence capitale sur son avenir et sa personnalité. C’est là que la débrouillardise et la solidarité, entre autres, lui ont été inculquées.

Du Maroc où il a grandi, il garde le souvenir de tant d’odeurs et de couleurs, mais aussi d’expériences. De multiples clichés qu’il a stockés dans sa mémoire. Il voit encore sa mère assise à sa machine à coudre jusque tard dans la nuit, ou debout aux fourneaux. « Jamais elle ne m’a renvoyé. Je ne la dérangeais pas. Au contraire. Elle me laissait l’aider, la regarder travailler. » Il lui doit – il en est certain – son goût de la cuisine, son savoir-faire aussi. En la matière, elle lui a tout appris. Et aujourd’hui encore, il lui en est reconnaissant. Quant à son père, professeur dans une école pour sourds-muets, il était très fort au tiercé. « Si par exemple il achetait un nouveau frigidaire, on savait qu’il avait gagné. » Quant aux voyages annuels de la famille en Terre sainte, ils les devaient aussi au jeu. Les modestes salaires de ses parents n’auraient jamais permis ce « luxe » qui a sans doute conditionné la suite de son existence.
Michel aime Israël où il se sent chez lui et veut y construire son avenir. Et il n’est pas du genre à nourrir vainement des rêves. Il œuvre à les réaliser. Ainsi, enfin, à seize ans, il émigre vers ce pays, son pays, et s’installe à Jérusalem, pensionnaire du lycée français. Mais comme il n’envisage pas de décevoir ses parents, de risquer d’échouer au baccalauréat, il travaille de manière quasi obsessionnelle : « Je n’arrêtais pas tant que je ne savais pas résoudre toutes les annales du bac. Et dans toutes les matières. » Et bien sûr, ses efforts se soldent par un franc succès : il décroche son Bac C avec mention et obtient un sursis militaire pour étudier. Une chance qui n’est donnée dans le pays qu’aux meilleurs. Il finira son cursus, en quatre ans à l’institut Lev, avec en poche un diplôme d’ingénieur en physique électro-optique, alors qu’il est déjà marié.
Sa carrière dans l’armée où il sert en tant qu’officier est une longue suite de défis incroyables. Il porte sans rechigner d’énormes responsabilités, changeant régulièrement de poste et de domaine de compétence – toujours dans l’armée de l’air, aux commandes de l’électro-optique d’une unité de recherche sur les missiles, à la tête de la sécurité et de la maintenance de tous les hélicoptères, ou encore à la direction de la branche drones, entre autres –, quitte par exemple à s’exiler au Texas avec sa famille, ou s’installer plein sud au milieu du désert près de Mitzpe Ramon, pour finir en beauté avec un grand projet jusqu’à ce jour ultra secret, au grade de lieutenant-colonel. Un honneur dont il est fier, sans en tirer orgueil, car pour lui l’essentiel tient à ce qu’il a réalisé, aux missions qu’il a accomplies, et aux services qu’il a rendus toujours du mieux possible.
Après ce parcours du combattant exceptionnel, l’occasion s’est offerte à lui de s’investir chez Teller. Il n’avait pourtant à l’époque aucune notion de boulangerie ni expérience des affaires. Et alors, tout s’apprend ! Une fois de plus, il le prouve, à en juger par la santé de ce commerce qu’il dirige depuis dix ans. Il l’a porté au sommet alors qu’il vivotait avant son arrivée.
Maintenant que tout peut fonctionner pratiquement sans lui, vers où Michel Sultan va-t-il diriger ses pas ? Vers un nouveau défi sans doute. Qui pourrait ne pas ressembler à ce qu’on imagine. Son corps lui a, en effet, envoyé il y a un an une sorte d’avertissement. Un coup qui l’a incité à réfléchir autrement, repenser sa manière de vivre… Et si son prochain défi était d’apprendre simplement à lâcher du lest, se détendre, profiter de chaque instant, se consacrer à sa famille – ses enfants, ses petits-enfants, et sa mère aussi qu’il vénère ? C’est une possibilité qu’il ne veut pas écarter. Mais peut-être choisira-t-il une autre direction. Il aime saisir les occasions qui se présentent à lui. Se laisser surprendre par la vie, qui s’y emploie toujours si bien.
Gageons que lui aussi nous surprendra encore.
* le soir à partir de 18h45 et le vendredi, de 13h15.