LONDRES – Le 23 juillet 1945 s’était tenu le procès du maréchal Philippe Pétain, le grand héros français de la Première Guerre mondiale, dans un tribunal parisien bondé. Il était accusé de trahison pour sa reddition face aux nazis à l’été 1940 et pour avoir ensuite collaboré avec l’ennemi à la tête du tristement célèbre régime de Vichy.
Le procès, qui avait duré trois semaines et au cours duquel l’homme de 89 ans avait été jugé par un jury composé de parlementaires français et d’anciens résistants, avait captivé l’attention de toute la nation et il avait fait la Une des journaux.
Mais, comme l’évoque l’historien britannique Julian Jackson dans son fascinant récit du procès, le plus grand crime de Vichy – son rôle dans la déportation de 75 000 Juifs français vers les camps d’extermination d’Hitler – avait à peine été mentionné. Son ouvrage, intitulé Le Procès Pétain -Vichy face à ses juges, a été classé parmi les meilleurs livres de l’année par les principaux journaux et magazines britanniques, dont le Daily Telegraph, le Times et le Spectator.
« Lorsque j’écrivais le livre, je pense que l’une des choses qui m’a rétrospectivement le plus surpris a été de constater à quel point la question des Juifs a peu compté dans le procès », déclare Jackson au Times of Israel.
En effet, il avait fallu encore attendre un demi-siècle pour que le président français fraîchement élu, Jacques Chirac, reconnaisse – enfin – la complicité de la France dans la Shoah, lors d’un discours historique prononcé en 1995.
Et pourtant, le débat portant sur le chapitre le plus sombre de l’Histoire de France n’avait pas été clos pour autant – les principaux politiciens d’extrême-droite continuant aujourd’hui à remettre en question l’implication du pays dans la Shoah. Comme l’a rapporté France 24 en janvier dernier, « le sort des Juifs de France pendant la Seconde Guerre mondiale est devenu un sujet de débat improbable à l’approche des élections présidentielles françaises [de 2027] ».
La culpabilité de Pétain n’avait pas été remise en cause. Après quelques heures de délibération, le jury avait rendu son verdict et le maréchal avait été condamné à mort. Charles de Gaulle, qui dirige le Gouvernement provisoire en France après la Libération, avait rapidement accepté la recommandation de la Cour – qui proposait alors de commuer la peine capitale du vieux maréchal en peine de prison à vie en raison de son âge avancé.
Une « neutralité hypocrite »
Pétain avait, semble-t-il, appelé sur lui sa propre condamnation. Ce vieux militaire « vénéré » n’avait-il pas, trois mois après avoir négocié l’armistice, publiquement serré la main d’Hitler dans la ville française de Montoire ?… « Je m’engage aujourd’hui dans la voie de la collaboration », avait-il déclaré, quelques jours plus tard.
« C’est ma politique. Mes ministres n’ont de comptes à rendre qu’à moi. C’est moi seul qui serai jugé par l’Histoire, » avait-il alors ajouté.
Mais, à l’exception d’une déclaration faite au début des audiences où il avait estimé que le tribunal n’était pas en droit de le juger, Pétain était resté largement silencieux et impassible pendant toute la durée du procès. Les retranscriptions de ses interrogatoires, avant de paraître devant les juges, avaient été caractérisées par « l’imprécision, les pertes de mémoire, l’aveuglement, le rejet des responsabilités, les mensonges et la victimisation, » note Jackson.
Malgré le silence presque absolu qu’avait gardé Pétain, le procès lui-même ne s’était pas déroulé sans rebondissements. Au cours de la première semaine, une série d’hommes politiques de premier plan de la Troisième République étaient venus à la barre pour raconter les sinistres événements survenus en juin 1940. Ils avaient notamment évoqué le rôle de Pétain dans les efforts déployés par le gouvernement pour éviter la signature d’un armistice, ainsi que la manière dont un vote ultérieur lui accordant quasiment les pleins pouvoirs avait été « extorqué » au Parlement. Ce vote avait effectivement donné naissance au régime de Vichy, qui gérait la « zone libre » du sud et de l’est de la France, initialement non occupée par les Allemands.
Une grande partie du procès avait porté sur la collaboration « humiliante » de Vichy avec le régime nazi et sur ses efforts visant à soutenir l’effort de guerre allemand sous couvert d’une « neutralité hypocrite ». Les preuves étaient nombreuses. Dans son discours de clôture de cinq heures, écrit Jackson, le procureur André Mornet avait évoqué le comportement de Pétain, « concession après concession, capitulation après capitulation, déclaration après déclaration, message après message », par lesquels il avait soumis la France aux nazis. Le discours de Pétain d’avril 1944, dans lequel, à la veille du D Day, il faisait l’éloge de la « défense du continent » par les Allemands contre le Bolchevisme, mettant en garde contre la « soi-disant libération » des Alliés, avait, par exemple, fait couler beaucoup d’encre.
La défense de Pétain – dont certains éléments ont continué à être propagés par ses apologistes dans les dizaines d’années qui ont suivi – reposait principalement sur l’idée qu’il avait agi comme un « bouclier » contre les pires excès du régime nazi. L’armistice, qui, selon son avocat, avait été « accueilli avec un immense sentiment de soulagement », avait épargné à la France le sort qui avait été réservé à la Pologne et l’imposition d’un Gauleiter nazi. La défense avait également cherché à rejeter la responsabilité des crimes de Vichy sur l’ancien Premier ministre ouvertement pro-nazi, Pierre Laval. Enfin, tentative avait été livrée de présenter Pétain, que les nazis avaient qualifié de « vieux renard », comme un homme qui était engagé dans des contacts secrets avec les Britanniques tout en manœuvrant pour déjouer les plans allemands et pour permettre ce qu’un fonctionnaire de Vichy avait appelé une « résistance défensive » contre les occupants.
Et, selon la défense, le « bouclier » de Pétain avait également protégé les Juifs de France. « J’ai toujours défendu les Juifs avec véhémence ; j’avais des amis juifs », avait soutenu Pétain lors de l’interrogatoire préalable au procès. Jacques Isorni, l’un des membres de son équipe de défense, avait déclaré à la Cour que le maréchal avait résisté à l’imposition du port de l’étoile jaune en « zone libre » ; qu’il avait refusé les exigences des nazis selon lesquelles tous les Juifs ayant acquis la nationalité française après 1927 devaient être déchus de leur citoyenneté et il avait affirmé qu’une proportion beaucoup plus importante de Juifs avait survécu dans la France de Vichy qu’en Pologne. « Il est inique de tenir le maréchal Pétain pour responsable des atrocités commises par les Allemands (…). C’est uniquement l’action du gouvernement du maréchal qui les a protégés, peut-être imparfaitement, mais il les a protégés. »
Sur la question de la Shoah
Alors qu’aucun survivant juif n’avait été appelé à témoigner au procès du maréchal – « Nous voulions parler mais personne n’a voulu nous écouter », devait affirmer plus tard Simone Veil, survivante de la Shoah et pionnière de la politique française – le sujet du rôle de Vichy dans la Shoah avait été abordé par deux témoins. Tous deux, cependant, avaient comparu pour la défense.
Le pasteur Marc Boegner, chef des églises protestantes de France, avait décrit un certain nombre de réunions qu’il avait eues avec Pétain pour protester contre les politiques de Vichy, notamment concernant les politiques réservées aux Juifs. « J’ai eu l’impression qu’il était impuissant à empêcher ces terribles maux qu’en privé, il condamnait sans réserve », avait assuré le pasteur.
Comme le note Jackson, il est révélateur que le tribunal ou l’opinion publique n’aient pas paru troublés par l’existence même de cette commission – qui avait déchu environ 15 000 personnes de leur nationalité française, les rendant ainsi plus vulnérables face aux arrestations et à la déportation.
Mais le fait que la défense ait été en mesure de démontrer que Pétain avait contribué à sauver des Juifs français – en racontant une « histoire alternative », selon les termes de Julian Jackson – illustre le peu d’importance accordée à cette question lors du procès.
Les raisons de cette ignorance de la thématique de la Shoah, selon l’historien, sont complexes. Le procès contre Pétain s’était concentré sur l’accusation de trahison plutôt que sur la question plus large des crimes contre l’humanité commis – qui avaient été définis à Nuremberg lorsque les procès des principaux nazis s’étaient ouverts, trois mois plus tard.
En France et au-delà, explique Jackson, « la spécificité de la Shoah en tant que trait distinctif du nazisme n’était pas vraiment claire pour les contemporains de l’époque ». Il n’y avait, note-t-il, aucune distinction faite dans l’esprit du grand public entre les survivants de la Shoah revenant en France et les autres, tels que les combattants de la résistance ou les travailleurs forcés, qui avaient été envoyés en Allemagne. Tous étaient, de la même manière, appelés des « déportés ».
Il subsistait également un certain degré d’antisémitisme au sein de la société française – même s’il n’avait pas la nature meurtrière et violente prônée par les nazis – un antisémitisme qui était apparu de manière évidente dans le traitement ingrat qui avait été réservé aux survivants qui tentaient de récupérer les biens qui leur avaient été volés pendant l’Occupation. Dans cette « atmosphère empoisonnée », l’instance de représentation juive qui venait tout juste d’être formée, le CRIF, avait choisi de garder un « profil bas », écrit Jackson. Bien qu’invité à fournir des preuves au procès, le CRIF avait décidé de ne pas témoigner et il avait discrètement laissé entendre qu’il y avait un manque de documentation « démontrant la responsabilité de Pétain ».
Il est certainement vrai, reconnaît Jackson, que la vérité sur la complicité du régime de Vichy dans la Shoah n’était pas pleinement connue, avérée et déterminée à l’époque du procès. « Les détails n’étaient pas vraiment connus », explique-t-il. « Le procès s’est déroulé quelques semaines après la fin de la guerre et des dizaines d’années de recherches historiques ont été menées depuis pour comprendre exactement ce qui s’est passé. »
Cependant, même les quelques témoignages sur les persécutions des Juifs qui avaient été recueillis par les enquêteurs avant le procès n’avaient pas été utilisés au tribunal. « Ils n’étaient pas très intéressés », dit Jackson à propos du tribunal et des procureurs. « Ce n’était pas un élément central du procès. »
« L’histoire alternative » racontée par la défense avait contribué à façonner une vision de l’après-guerre sur la question de Vichy et des Juifs qui n’avait pas été sérieusement remise en question avant le début des années 1970. Comme l’a détaillé l’historien américain Robert Paxton en 1973, les législations antisémites de Vichy – telles que la loi sur le « Statut des Juifs », qui interdisait aux Juifs d’exercer des professions clés, notamment d’occuper des postes dans la fonction publique, l’armée, l’enseignement et la médecine – ont vu le jour mais pas suite à des pressions qui auraient été exercées par l’Allemagne.
Les accusations portées contre Pétain avaient en effet brièvement fait allusion à la persécution des Juifs, accusant Vichy de promulguer des « lois raciales abominables » qui défiaient « les lois et les traditions françaises ». Mais cette formulation, selon Jackson, « brouille la mesure dans laquelle les politiques antisémites de Vichy étaient d’origine nationale ».
Un « bouclier » pour les Juifs
Mais qu’en est-il de l’idée selon laquelle Vichy aurait agi comme un « bouclier » pour les Juifs ? Les défenseurs de Pétain citent le fait qu’avec 75 %, le taux de survie des Juifs en France était l’un des plus élevés de l’Europe occupée par les nazis – un contraste frappant avec le taux de survie de 25 % enregistré aux Pays-Bas et de 45 % en Belgique.
Sur les quelque 75 000 Juifs déportés de France vers les camps, 70 % auraient été des ressortissants étrangers. « Vichy a protégé les Juifs français et livré les Juifs étrangers », avait déclaré Éric Zemmour, auteur et commentateur juif controversé à la télévision, qui a été candidat aux élections présidentielles françaises de l’année dernière.
Jackson rejette l’idée que Vichy ait protégé les Juifs. Son antisémitisme « fait maison » visait, selon lui, à « exclure les Juifs de la communauté nationale » plutôt qu’à les assassiner, comme l’ont fait les nazis. Mais, dit-il, les Allemands n’auraient pas pu déporter et assassiner les Juifs en si grand nombre sans l’aide de Vichy. « Les Allemands avaient besoin de Vichy », explique Jackson, car ils ne disposaient pas de la main-d’œuvre nécessaire pour mener à bien la Solution finale dans l’Hexagone.
Le gouvernement de Pétain avait donc conclu un pacte faustien avec les nazis en juillet 1942. Inquiet à l’idée que les Allemands ne réduisent son autonomie et qu’ils ne prennent le contrôle direct du maintien de l’ordre, le régime de Vichy avait accepté que la police française commence à arrêter et à interner les Juifs, en précisant qu’elle ne s’attaquerait qu’aux Juifs étrangers – mais en se portant volontaire pour inclure la zone non occupée dans ses rafles. Les Juifs étrangers, avait déclaré Laval aux ministres qui discutaient de l’accord, n’étaient que « des déchets envoyés par les Allemands ».
Selon Jackson, la participation de Vichy aux rafles était motivée « davantage par la logique de la collaboration que par antisémitisme pur et simple », mais son impact avait été significatif. Sans Vichy, note-t-il, les Allemands auraient sans aucun doute ordonné à la police française d’arrêter les Juifs, mais, dans de telles circonstances, elle aurait sans doute été moins coopérative.
Jackson rejette également l’idée laissant entendre que Vichy aurait résisté au port de l’étoile jaune par souci humanitaire pour les Juifs, estimant que cela avait plutôt été son inquiétude à l’égard de l’opinion publique qui avait motivé sa position. En décembre 1942, le régime avait d’ailleurs ordonné que le mot « juif » soit apposé sur les papiers d’identité de tous les Juifs – une décision qui avait sans doute signé l’arrêt de mort de beaucoup d’entre eux. L’historien estime qu’une autre affirmation faite par les défenseurs de Pétain, qui déclarent qu’il avait bloqué la dénaturalisation générale des Juifs, est « plus compliquée. » Le régime avait d’abord accédé à la demande allemande en juin 1943 avant de faire volte-face deux mois plus tard, lorsque le débarquement allié en Sicile avait indiqué que le vent de la guerre avait tourné.
C’est la géographie de la France – sa taille, ses montagnes et ses collines, ses frontières avec l’Espagne et la Suisse, qui ont permis aux Juifs de se cacher et de s’échapper plus facilement – qui, selon Jackson, a été le facteur déterminant permettant d’expliquer le taux de survie plus élevé dans le pays. De plus, comme l’ont révélé les recherches ultérieures de Paxton, il était plus sûr d’être un Juif dans la petite région de France qui était alors occupée par l’Italie que dans la « zone libre ». Compte tenu de ces circonstances – et de l’indépendance supposée de son gouvernement – « le véritable crime de Vichy est qu’il aurait pu faire plus », déclare-t-il.
Malgré son personnage quelque peu insaisissable, la responsabilité de Pétain dans la persécution des Juifs par Vichy est évidente, selon Jackson. Outre son rôle de chef d’État, il avait personnellement durci le « Statut des Juifs », ordonnant que les Juifs soient exclus de l’enseignement et du milieu judiciaire. Il avait également répondu à l’accord conclu en juillet 1942 avec les Allemands sur la rafle du Vel d’Hiv en suggérant que la distinction entre Juifs français et étrangers était « juste » et qu’elle « serait comprise par l’opinion publique ».
A LIRE : Discours d’Emmanuel Macron à la 75e commémoration de la rafle du Vel d’Hiv
Au cours des quarante dernières années, la véritable histoire de la complicité de Vichy dans la Shoah a été racontée. Les successeurs de Jacques Chirac à l’Élysée ont suivi son exemple et réaffirmé la responsabilité de la France. Marquant le 75e anniversaire de la tristement célèbre rafle du Vel d’Hiv en juillet 1942, au cours de laquelle plus de 13 000 Juifs, dont 4 000 enfants, avaient été arrêtés, Emmanuel Macron a souligné que « pas un seul Allemand n’y prêta la main ».
Malgré les tentatives de l’extrême-droite – notamment de Marine Le Pen, qui devrait à nouveau être l’une des principales candidates à la prochaine élection présidentielle – de nier cette vérité, l’opinion publique française est majoritairement d’accord.
Toutefois, au cours de la même période, les sondages ont également montré que les électeurs conservaient une attitude « étonnamment indulgente » à l’égard de Pétain, 50 à 60 % d’entre eux estimant qu’il avait réellement tenté de défendre les intérêts de la France.
Il s’agit, selon Jackson, d’un « paradoxe inexplicable ». Le rôle de Pétain dans l’assassinat de milliers de Juifs français, par opposition au rôle du régime qu’il dirigeait, a donc peut-être, une fois de plus, été amoindri, voire excusé ou justifié.
Mais l’Histoire, dont Pétain disait qu’elle serait son juge, a rendu un verdict bien plus accablant à l’égard du maréchal.
« Dans toutes les vérités terrifiantes qui composent le procès de Pétain », écrivait le poète Henri Hertz alors que l’affaire touchait à sa fin, « il y a une vérité juive. Elle est différente de toutes les autres ».
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