Près d’un quart de siècle s’est écoulé depuis que le professeur Robert D. Putnam, éminent spécialiste des sciences sociales à Harvard, a publié Bowling Alone, son ouvrage phare sur la fracture du tissu social américain.
« Quelqu’un m’a un jour qualifié de prophète de l’Ancien Testament avec des données », raconte Putnam. « Mais tout ce que j’ai fait, c’est poser un diagnostic. Si j’avais su comment résoudre le problème, je l’aurais prêché. »
Aujourd’hui Putnam se dit profondément inquiet de l’évolution des sociétés, non seulement aux États-Unis mais dans l’ensemble du monde démocratique. Il voit des sociétés encore plus isolées, plus polarisées, et plus fragmentées qu’au moment où il publiait ce constat du déclin civique.
« Les choses n’ont fait qu’empirer », confie le chercheur de 83 ans lors d’un entretien accordé au Times of Israel, à l’occasion de sa première visite en Israël depuis plus de dix ans. « Je pensais que les gens liraient le livre et iraient rejoindre une ligue de bowling. Je me suis trompé. Le capital social, la confiance, les réseaux informels, tout cela s’est effondré. »
Ancien doyen de la Kennedy School de Harvard et conseiller de présidents aussi bien démocrates que républicains, Putnam était en Israël pour recevoir le tout premier prix de l’Institut Jonathan Sacks de l’université Bar-Ilan, qui distingue des contributions intellectuelles et morales exceptionnelles. Cet hommage revêtait pour lui une dimension toute particulière, car le grand rabbin britannique, philosophe respecté et figure majeure du dialogue interreligieux, était à la fois un ami proche et une véritable âme sœur.
« Nous utilisions tous deux le terme de capital social », se souvient Putnam, qui désigne par là les réseaux de relations qui permettent aux individus d’atteindre leurs objectifs, à la fois personnels et collectifs.

« Nous venions de traditions religieuses différentes, mais partagions une vision communautaire du monde, selon laquelle les gens s’épanouissent mieux en étant en contact les uns avec les autres que dans l’isolement », a-t-il déclaré.
Au cours d’un échange riche et nuancé, Putnam a partagé ses réflexions sur l’état de la démocratie américaine, la montée de l’antisémitisme et l’héritage intellectuel de son ami disparu.
Son programme en Israël incluait des conférences, des retrouvailles personnelles avec d’anciens collègues issus du monde académique local, ainsi qu’une visite symbolique sur la place des otages à Tel Aviv, épicentre des manifestations appelant à un accord négocié pour mettre fin à la guerre à Gaza et obtenir la libération des 58 otages israéliens encore détenus par le groupe terroriste palestinien du Hamas.

« Nous ne sommes restés qu’une vingtaine de minutes. Rester debout aussi longtemps est difficile pour nous », glisse Robert Putnam avec un sourire.
S’il se garde de s’exprimer sur la politique intérieure israélienne, Putnam se déclare en faveur des manifestations pacifiques, partout où les citoyens souhaitent faire entendre leur voix.
« Je pense qu’une protestation collective est, en général, plus constructive que le repli individuel dans le désespoir », affirme-t-il.
Putnam parle en connaissance de cause. Farouche critique du président américain Donald Trump, il raconte comment, chaque semaine, lui et ses voisins de Cambridge, dans le Massachusetts, organisent une manifestation devant leur immeuble pour protester contre les politiques de Trump.
Pour lui, qui a grandi à l’époque du mouvement des droits civiques, l’engagement civique est non seulement légitime, mais vital pour préserver la démocratie, contrairement à ce que soutiennent certains détracteurs aux États-Unis comme en Israël, qui voient dans les manifestations une menace pour l’unité nationale.
« Lorsque les manifestants pour les droits civiques étaient attaqués dans les années 1960, on les accusait de briser la solidarité. Et c’était vrai, ils la perturbaient. Mais ce qu’ils remettaient en cause, c’était un ordre injuste, la ségrégation. »
Ce qui inquiète Putnam aujourd’hui, ce n’est pas un excès de protestation, mais son absence.
« Ce qui me préoccupe le plus en Amérique, c’est que beaucoup trop de jeunes ne protestent pas. Ils sont profondément contrariés, mais ils disent : ‘Ce n’est pas ma société’. Et c’est bien pire. »
L’effondrement, un appel à renouer avec la communauté
Publié en 2000, Bowling Alone est rapidement devenu un ouvrage de référence. Putnam y analyse le déclin de la vie civique aux États-Unis : baisse de la participation associative, religieuse et politique, isolement croissant, méfiance envers ses voisins. Son idée centrale, selon laquelle les liens sociaux ne sont pas seulement bénéfiques à la santé et à la qualité de vie des individus, mais indispensables à la vitalité de la société et de la démocratie, n’a cessé de gagner en pertinence.
Malheureusement, selon Putnam, la tendance qu’il décrivait à l’époque ne s’est pas inversée. Au contraire : le capital social demeure faible, l’isolement s’intensifie, et les réseaux de confiance s’effritent.
« Trump n’est pas la cause du problème ; il en est la conséquence, un symptôme de l’isolement social que j’ai diagnostiqué », affirme-t-il.

« Steve Bannon a même déclaré avoir lu mon livre, dans lequel j’analysais la montée de l’isolement social, et qu’il y avait vu la clé pour gagner la campagne de Trump », raconte Putnam, visiblement frustré. « Il s’est avéré que nous avions tous les deux raison : le meilleur indicateur du vote Trump, c’est un faible capital social. »
Cette militarisation de la division sociale, selon Putnam, a été aggravée par l’érosion de l’égalité des chances. Il n’a pas ménagé ses critiques à l’égard de ce qu’il appelle la « classe supérieure héréditaire » américaine, dans laquelle l’accès à l’université, et donc aux opportunités, dépend de plus en plus des origines familiales.
« J’étais un plouc de l’Ohio. Ce qui a changé ma vie, c’est une bourse pour Swarthmore. Je suis une création de l’enseignement supérieur », dit-il. « Aujourd’hui, le principal facteur d’inégalité en Amérique n’est plus la race, mais le fait que vos parents soient allés ou non à l’université. »
Ce constat est au cœur de son ouvrage Our Kids, publié en 2015, dans lequel il retrace le déclin de la mobilité sociale dans les petites villes américaines. Malgré tout, Putnam considère toujours l’éducation – en particulier l’enseignement supérieur public – comme un levier décisif.
« Beaucoup de gens pensent que le problème vient des universités d’élite comme Harvard, mais elles disposent de fonds importants pour les aides financières. Ce qui a changé, c’est que les universités publiques, où la majorité des enfants américains étudiaient gratuitement, ont commencé à exiger des frais. C’est le système politique qui a choisi d’abandonner l’éducation publique, voilà ce qui a changé », souligne-t-il.
Une rencontre des esprits
Si l’inégalité structurelle assombrit le regard que Putnam porte sur l’Amérique d’aujourd’hui, le souvenir de Jonathan Sacks constitue pour lui un contrepoint lumineux – une preuve que le leadership moral et les relations humaines peuvent encore tracer une autre voie.
Son visage s’éclaire lorsqu’il évoque leur première rencontre, en 2010, au domicile de Sacks à Londres. Il s’y rendait pour présenter American Grace, co-écrit avec le professeur de sciences politiques David E. Campbell, qui traite de la religion et de la tolérance dans la vie américaine.
« Nous avons eu une conversation chaleureuse et personnelle », raconte Putnam. Bien qu’il se soit converti au judaïsme auprès d’un rabbin réformé (« ce qui, techniquement, ne compte pas selon les normes orthodoxes », précise-t-il), il s’est senti pleinement accepté par Sacks.

Putnam se souvient que Sacks avait sorti un livre sur le judaïsme de sa bibliothèque et y avait inscrit une dédicace à l’intention de son petit-fils, qui s’apprêtait à célébrer sa bar-mitsva dans une synagogue de Pittsburgh dirigée par un rabbin qui, précise Putnam, « n’était pas seulement non orthodoxe, il n’était même pas réformé ».
« Sacks était d’une tolérance et d’une générosité remarquables », poursuit-il. « Il croyait profondément que les êtres humains doivent s’ouvrir aux personnes de convictions religieuses et politiques différentes. »
Ce même esprit de pluralisme traverse l’ensemble du travail de Putnam et inspire certaines de ses critiques les plus vives à l’égard du climat politique actuel.
Il exprime sa profonde inquiétude face à la résurgence de discours antisémites dans la sphère publique américaine, une rhétorique qui, selon lui, est de plus en plus tolérée, voire encouragée.
« Nous vivons une époque très étrange en Amérique », constate-t-il. « Ceux qui accusent Harvard d’antisémitisme comptent parmi eux des antisémites notoires. »
Tout en soulignant que de nombreux dirigeants et professeurs de Harvard sont juifs, et notamment l’ancien président Lawrence Bacow, Putnam insiste sur le fait que « certaines de ces attaques ne cherchent pas à défendre les Juifs, mais bien à les cibler, de l’intérieur comme de l’extérieur ».
Lorsqu’on lui demande ce que Sacks aurait pu penser de la situation actuelle, Putnam marque une pause.
« Il croyait profondément en la tolérance », dit-il. « Mais je pense qu’il aurait été intolérant envers l’intolérance. Il y a une limite. »

L’une des conclusions les plus citées de American Grace est que les Américains qui sont à la fois religieux et en contact avec des personnes d’autres confessions sont, en moyenne, les plus tolérants.
« Il ne s’agit pas d’être laïc », explique Putnam. « Il s’agit d’établir des relations significatives au-delà des différences. »
À ses yeux, cette leçon dépasse largement le cadre du dialogue interconfessionnel. Elle s’applique à la reconstruction même des sociétés démocratiques, en particulier à ceux qui en héritent aujourd’hui.
« Les jeunes ne sont pas responsables des problèmes auxquels l’Amérique est confrontée. C’est ma génération qui les a provoqués. Les baby-boomers et ceux qui nous ont précédés sont les artisans d’une Amérique devenue inégalitaire, polarisée et centrée sur elle-même », affirme-t-il. Et aussi injuste que cela puisse paraître, c’est à la génération suivante qu’il reviendra d’en réparer les conséquences.
« Bien sûr que c’est injuste. Il est injuste que j’aie grandi dans un monde marqué par la victoire des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, un monde que la génération de mon père a contribué à construire. Il n’y avait pas de justice là-dedans. Et il n’y a pas plus de justice dans le fait que la jeunesse d’aujourd’hui doive faire face au chaos que nous lui avons légué. Mais la vérité, c’est qu’elle est la seule à pouvoir y remédier. »
HaTikva – l’espoir
Malgré sa frustration et sa déception à l’égard du monde actuel, Putnam ne se définit pas comme optimiste. Il préfère dire qu’il garde espoir.
« Je veux que les jeunes se lèvent, qu’ils sortent, qu’ils se joignent à d’autres. Qu’ils prennent conscience qu’ils ont une responsabilité morale les uns envers les autres », déclare-t-il. « Nous avons besoin d’une révolution morale. Aimer son prochain comme soi-même, bon sang ! C’est la question fondamentale. »

Il conclut en évoquant une histoire marquante : celle de Frances Perkins, pionnière des droits sociaux. En 1911, jeune femme encore inconnue, elle prenait le thé à New York lorsqu’un incendie ravagea l’usine textile Triangle Shirtwaist, tuant 146 ouvrières, pour la plupart de jeunes immigrées juives.
« Elle prenait le thé lorsqu’elle a entendu les cris, vu la fumée, s’est précipitée dehors, et a vu ces femmes sauter par les fenêtres pour échapper aux flammes », raconte Putnam. « C’est à ce moment-là qu’elle a eu sa révélation morale : elle comprit qu’elle était la gardienne de ses frères et sœurs, qu’elle devait aimer son prochain, même s’il était très différent d’elle. »
Perkins est devenue commissaire aux incendies, puis la première femme à siéger dans un cabinet ministériel aux États-Unis, sous Franklin D. Roosevelt. Elle fut l’architecte du système de sécurité sociale.
« C’est d’une génération comme celle-là que nous avons besoin aujourd’hui », affirme Putnam. « Et je crois sincèrement qu’elle peut émerger. »
Citant son ami de toujours, il rappelle que « le rabbin Sacks faisait une distinction essentielle entre l’optimisme et l’espoir, il disait que l’optimisme est passif et consiste à croire que les choses vont s’arranger, alors que l’espoir, lui, est actif, c’est croire que les choses peuvent s’arranger et s’engager à tout faire pour qu’elles s’arrangent ».
Il conclut en disant : « Je ne sais pas si je suis optimiste. Mais je garde espoir. »