Les organisateurs du mouvement de protestation créé en opposition au plan de réforme du système judiciaire israélien avancé par le gouvernement du Premier ministre Benjamin Netanyahu sont parvenus à collecter environ 50 millions de shekels auprès de donateurs depuis le lancement de leur campagne de lutte, amorcée après l’annonce du projet envisagé par la coalition qui vise à affaiblir le pouvoir des autorités responsables de la justice dans le pays, indique Shikma Bessler, l’une des têtes pensantes du mouvement, cette semaine.
Les manifestations qui ont eu lieu dans ce cadre – des manifestations dont la quadragénaire est l’une des organisatrices – ont rassemblé des centaines de milliers d’Israéliens depuis que le ministre de la Justice, Yariv Levin, a fait part de l’intention du gouvernement de procéder à une refonte drastique du système judiciaire au sein de l’État juif. Avec des bouleversements qui, selon les critiques, porteront gravement préjudice à la démocratie.
Bressler, 42 ans, est physicienne et elle est aussi la cofondatrice du groupe des Drapeaux noirs au sein du mouvement de protestation. Le groupe avait notamment organisé une veillée devant la résidence officielle de Netanyahu, à Jérusalem, lors du dernier passage au pouvoir du chef du Likud. Elle a été l’une parmi un certain nombre d’organisateurs des manifestations à avoir été arrêtée par la police au cours d’une « journée de paralysie » qui avait immobilisé tout le pays au mois de mars. Elle avait ensuite été libérée.
Dans un entretien accordé au Times of Israel, Bressler affirme que son mouvement de protestation reste, par nature, « un mouvement de terrain » même s’il a été doté d’une forme d’organisation verticale.
« C’est difficile, pour les gens, de bien comprendre que c’est une initiative de terrain », dit-elle. « Il y a, en effet, une organisation, mais elle n’existe que pour permettre aux Israéliens de rejoindre nos activités ».
Bressler fait remarquer que ce sont les dirigeants des groupes majeurs impliqués dans le mouvement qui sont chargés de coordonner les stratégies et les messages à diffuser – mais qu’ils se concentrent aussi largement sur la nécessité de collecter des fonds et de trouver des ressources permettant de mener à bien les initiatives liées aux rassemblements variés.
Cette vague structure organisationnelle a permis au mouvement de bifurquer vers différentes causes au cours des cinq mois passés, s’attirant applaudissements et critiques pour son adoption des aspirations nationales palestiniennes, pour avoir souligné les tensions entre l’Israël laïc et l’Israël ultra-orthodoxe et, à une date plus récente, pour son combat contre un budget de l’État controversé qui accorde des milliards de shekels à des intérêts sectoriels.
Cette structure pourrait également expliquer partiellement pourquoi après cinq mois, le mouvement de protestation peine encore à établir des objectifs clairs, positifs, en matière de réforme ou de renforcement du système judiciaire, se contentant pour le moment de lancer des appels vagues en faveur de la préservation de la démocratie libérale et d’une justice indépendante.
L’organisation et le financement du mouvement de protestation
De nombreuses questions ont pu être posées sur la structure organisationnelle et sur le financement du mouvement de protestation – qui restent largement opaques aux yeux du public.
Bressler déclare que le mouvement est parvenu à collecter environ 50 millions de shekels « dans le cadre de la plus importante campagne de crowdfunding de toute l’Histoire d’Israël » – une somme rassemblée à 50 % par le biais du site de financement participatif BeActive et à 50 % via les services de dons, sur WhatsApp, qui ont mobilisé « des dizaines de milliers de petits donateurs ».
Un certain nombre d’importantes organisations privées et de donateurs ont aussi apporté leur contribution, fait-elle remarquer.
Contrairement à de nombreuses initiatives israéliennes de crowdfunding qui collectent de l’argent depuis l’étranger, Bressler note que 90 % des fonds levés par le mouvement provenaient du pays.
Des politiciens de droite ont pu affirmer qu’il y avait une influence étrangère derrière les manifestations – et notamment le Premier ministre Benjamin Netanyahu qui avait déclaré, sans appuyer ses dires, que « des éléments étrangers » se cachaient derrière les rassemblements.
Toutefois, Eran Shvartz, qui est, lui aussi, l’un des dirigeants du mouvement et qui gère son fonds principal, estime, pour sa part, que le montant collecté pendant la campagne de financement participatif avoisine plutôt les 22 millions de shekels.
Des chiffres – privés – que le Times of Israel n’a pas été en mesure de confirmer de manière indépendante.
Tandis que certains des groupes les plus déterminants impliqués dans les manifestations gèrent leurs principales collectes de fonds et leurs comptes bancaires, le mouvement plus largement a établi sa fondation, Atid Kachol Lavan — « L’avenir en bleu et blanc »- qui, selon Bressler, n’entretient « aucun lien » avec les partis d’opposition Yesh Atid (« Il y a un avenir ») ou l’ex-formation Kakhol lavan (devenue aujourd’hui HaMahane HaMamlahti) malgré les similarités qui apparaissent dans leurs noms. C’est le fonds que Shvartz est officiellement chargé de superviser.
Atid Kachol Lavan centralise les dons et « quand un groupe veut initier une activité, il est soutenu par cette organisation aux niveaux des relations publiques, du financement, de la logistique, du conseil juridique » et autres services, précise la quadragénaire.
Le mouvement est « hautement organisé mais ce n’est pas l’armée », dit Breesler, expliquant que les leaders n’ont en aucun cas la capacité de déterminer la direction qui doit être prise par les autres groupes – sans même parler de dicter aux manifestants les rassemblements auxquels ils doivent participer.
Bressler évoque la date du 26 mars, quand une foule compacte était spontanément descendue dans les rues pour manifester contre le renvoi, par Netanyahu, de son ministre de la Défense, qui avait publiquement averti que les changements envisagés dans le système judiciaire israélien nuisaient à la sécurité du pays.
Des rassemblements qui avaient duré toute la nuit.
« Les gens sont descendus dans les rues parce qu’ils en ont ressenti le besoin, ils ont eu le sentiment que c’était nécessaire », explique-t-elle. A titre de comparaison, elle évoque la volte-face de Benny Gantz lorsque le politicien avait finalement décidé, en 2020, de former un gouvernement d’unité avec Netanyahu : « On était super-motivés mais on a été que 70, au final. »
« On ne peut pas diriger une manifestation de façon verticale, ça ne fonctionne pas. Les gens ne viennent pas parce que je les appelle à venir. Ils ont besoin d’un exutoire », indique-t-elle.
Des objectifs négatifs sans objectif positif
Le mouvement de protestation est très clair sur ce qu’il ne veut pas : il ne veut pas que le gouvernement vienne nuire à la démocratie libérale ou affaiblir l’indépendance de la justice. La majorité des groupes qui le forment ont critiqué avec force les discussions actuellement en cours à la résidence du président, des négociations qui ont été lancées pour trouver un compromis sur les réformes du système de la justice envisagées par le gouvernement, disant que la coalition les utilise comme couverture pour gagner du temps et pour s’acheter une bonne conscience.
Toutefois, vingt-et-une semaines après, avec des propositions de compromis variées en arrière-plan, le mouvement n’a pas encore fait savoir quels changements seraient susceptibles, selon lui, de renforcer les valeurs démocratiques – ou tout du moins quelles réformes il pourrait accepter pour trouver une solution à une crise qui a fracturé la société israélienne.
Si Bressler insiste sur le fait que « mettre un coup d’arrêt à la dictature et préserver l’indépendance du système de la justice sont des objectifs très clairs, très bien définis », elle reconnaît également que « nous manquons d’un ordre du jour qui soit positif, d’objectifs positifs ».
Dans les 50 groupes et plus qui revendiquent le fait de prendre part au mouvement national de protestation – et chez les leaders bénévoles de ces organisations – certains s’inquiètent de ce que l’absence d’objectifs clairement établis puisse venir menacer le succès à long-terme de l’initiative.
Quelques activistes très impliqués dans le mouvement, qui se sont entretenus avec le Times of Israel en demandant à conserver l’anonymat, ont dit être soucieux du manque de vision homogène, parmi les différents groupes, en ce qui concerne les revendications que devraient mettre en avant les manifestations. « Le message ne devrait pas se limiter à ‘ça, on n’en veut pas’, » note l’un d’entre eux.
Bressler explique néanmoins que se concentrer sur la nécessité de bloquer le projet du gouvernement – qui veut accorder le contrôle des nominations à la Cour suprême aux politiques, qui veut restreindre les capacités de réexamen des lois par les juges, qui veut permettre aux politiciens de passer outre un jugement rendu par les magistrats quand ces derniers rejettent une loi et qui veulent rendre l’avis du procureur-général non-contraignant, entre autres – pourrait bien être le cadre légitime du combat actuel.
« Je crois qu’empêcher un coup d’État est un objectif qui se justifie en soi. Observer les pays où de tels coups d’État n’ont pas pu être stoppés ne fait que renforcer encore l’importance de cet objectif en lui-même », dit-elle.
A la fin du mois de mars, Netanyahu avait mis en pause l’avancée à un rythme effréné, à la Knesset, de la législation consacrée à la prise de contrôle, par les politiques, de la Commission chargée des nominations des juges – à la fois pour apaiser les tensions fortes et pour donner l’espace nécessaire à l’organisation de négociations avec l’opposition. Bressler et le mouvement de protestation, pour leur part, ont maintenu la pression, affirmant que cette suspension était un moyen de détourner l’attention des Israéliens dans le but de démobiliser les opposants.
Netanyahu a indiqué mercredi que la réforme serait réinscrite à l’ordre du jour législatif, le budget de l’État ayant été adopté.
Alors que le mouvement de protestation rassemble un cœur d’environ 80 000 manifestants hebdomadaires à Tel Aviv et dans sa banlieue – avec des opposants assistant moins régulièrement aux rassemblements et aux défilés qui viennent compléter les rangs – il a été difficile de conserver l’élan d’une initiative dont l’objectif principal est le rejet d’un projet d’ores et déjà mis en pause.
« C’est vrai que dans une période comme ça, dans une période où la réforme est suspendue pour le moment, c’est difficile de conserver le même niveau d’énergie », dit-elle. « Mais je pense que le gouvernement va continuer » sa campagne législative, avec des projets de loi qui devraient figurer à nouveau dans l’agenda du parlement avant la fin de la session d’été de la Knesset, qui s’achève fin juillet.
Un changement de stratégie ?
Une nouvelle stratégie est apparue dans ce cadre : celle de la lutte contre le budget de l’État. Une cause qui a été accueillie avec plus ou moins d’enthousiasme par les manifestants.
Bressler, qui note que « nous aurions été critiqués indépendamment de la décision que nous aurions pu prendre, » fait partie de ceux qui considèrent que cette nouvelle cause n’est qu’un prolongement du combat visant à mettre un terme au projet gouvernemental de restructuration du système judiciaire dans la mesure où le budget – comme c’est le cas de la majorité des budgets en Israël – a été construit avec partiellement pour objectif de stabiliser la dynamique de la coalition.
« Je vois un lien direct entre les deux. Le budget en lui-même n’est pas un budget qui recherche l’égalité, la liberté ; il ne donne pas aux gens l’opportunité d’évoluer par eux-mêmes, de s’émanciper », dit-elle, évoquant les critiques qui ont déploré le financement, par le budget, des écoles ultra-orthodoxes non-supervisées par l’État à hauteur de 1,2 milliard de shekels, même si elles n’enseignent pas les matières du tronc commun indispensables à une intégration réussie sur le marché de l’emploi.
« Avec ce budget, Netanyahu achète le calme dans la coalition pour ensuite pouvoir faire tout ce qu’il veut », ajoute-t-elle.
Des politiques au sommet ?
Elle rejette également les critiques laissant entendre que les politiques chapeauteraient les leaders officieux du mouvement de protestation – qui comprend des activistes de gauche de longue date, notamment Nadav, le fils de l’ancienne dirigeante du Meretz Zehava Galon, et l’ancien porte-parole du parti, Roee Neuman.
« Non », dit clairement Bressler, démentant tout rôle officiel tenu par les politiques dans la structure du mouvement. « Personnellement, j’ai envie de souligner qu’il y a une distinction avec le terme ‘activiste civil’, qui désigne par définition des personnalités qui sont là depuis des décennies et qui connaissent bien le travail qui leur est demandé ».
De plus, ajoute-t-elle, « des personnalités différentes prennent des décisions différentes ».
« On voit bien les actions menées par les groupes issus du secteur hi-tech, par Frères et soeurs d’armes, » un groupe du mouvement de protestation formé majoritairement par les réservistes de l’armée, « tous prennent leurs décisions propres et les gens se joignent à eux », explique-t-elle. « Il y a aussi des responsables locaux dans différentes villes. »
Quand les manifestations avaient commencé, au mois de janvier, les organisateurs avaient initialement refusé d’offrir une tribune aux politiciens de l’opposition, affirmant vouloir rester apolitiques. Un positionnement qui avait rapidement changé et un grand nombre des responsables de l’opposition se sont retrouvés au centre des rassemblements hebdomadaires qui sont organisés dans tout le pays, y prenant régulièrement la parole.
Et si le leadership du mouvement de protestation pourrait bien être résolument de centre-gauche, Bressler souligne que ce n’est pas le cas de tous les manifestants.
« Dans les rues, vous voyez des Israéliens de tous les bords politiques », affirme-t-elle.