BERLIN (JTA) – C’est un petit bout de femme, une hazzane à la voix forte, qui a bouleversé la communauté juive allemande cet été. Mais d’une manière inattendue.
C’est vrai, Avitall Gerstetter a une voix puissante – comme pourront en témoigner tous ceux qui l’ont entendue chanter à la synagogue Oranienburgerstrasse à Berlin. Face à l’arche de la Torah, elle peut pratiquement ouvrir le rideau de velours par la seule force de sa voix de soprano.
Mais aujourd’hui, Gerstetter, qui est la toute première hazzane née en Allemagne, est devenue persona non grata dans ce lieu de culte situé dans l’Est de Berlin après avoir écrit une tribune critique de la conversion au judaïsme qui a été publiée dans Die Welt, un journal allemand majeur.
Dans cette tribune, intitulée « Pourquoi le nombre croissant de convertis est un problème pour le Judaïsme », Gerstetter a affirmé que de trop nombreuses personnes, en Allemagne, se convertissaient pour de mauvaises raisons – pour expier le passé nazi de leur famille, par exemple, ou pour s’identifier aux victimes plutôt qu’aux bourreaux – et elle a critiqué le fait que les convertis occupaient de nombreux postes de leadership au sein de la communauté juive dans le pays.
« Je sais qu’on ne doit pas parler des giur, » dit Gerstetter dans sa tribune, utilisant le mot en hébreu qui désigne la conversion et ajoutant qu’elle est consciente que la loi juive désapprouve la différenciation faite entre convertis au judaïsme et Juifs de naissance.
« Mais est-ce qu’une telle règle peut être toujours vraie et partout ? », interroge-t-elle. « Le nombre très important de nouveaux Juifs a entraîné un changement considérable dans la vie juive allemande. Pendant certains offices, pendant certains discours, j’ai davantage l’impression d’assister à un événement interreligieux que de me trouver dans une synagogue qui m’est pourtant familière depuis mon enfance ».
La seule personne citée par son nom par Gerstetter est le rabbin Walter Homolka, converti au judaïsme et fondateur du séminaire rabbinique du mouvement Réformé d’Allemagne, le Collège Abraham Geiger, en 1999, et qui nage actuellement en pleine controverse.
Mais dans la synagogue dans laquelle elle travaillait depuis deux décennies, sa tribune a fait l’effet d’une bombe. Son rabbin, Gesa Ederberg, s’était convertie au judaïsme alors qu’elle faisait ses études au Jewish Theological Seminary de New York en 1995 ; elle était ultérieurement entrée dans une école rabbinique et elle a finalement été ordonnée en 2003 en Israël. Un certain nombre de membres de sa congrégation, qui viennent régulièrement à la synagogue, sont aussi des convertis. Un grand nombre d’entre eux ont considéré la tribune de Gerstetter comme une attaque personnelle.
« Ces membres de notre synagogue qui se sont convertis et qui adorent sa voix magnifique sont stupéfaits », a commenté Erderberg le jour de la parution de l’article.
Elle reconnaît aujourd’hui que Gerstetter soulève des questions importantes. « Ce phénomène de nombreuses conversions en Allemagne est très intéressant, mais il peut être parfois très problématique et il nécessite d’être observé objectivement », dit Ederberg. « En être conscient, être ouvert à ce sujet est quelque chose d’indispensable chez les personnes qui se sont converties et je m’inclus dans le lot. »
Mais Gerstetter est négative sur la majorité de ces conversions, remarque Ederberg, qui s’interroge : « Comment peut-elle diriger nos prières si c’est là son sentiment ? »
Quelques jours après la publication de la tribune, un post a été publié sur la page Facebook de la synagogue, ajoutant que Gerstetter avait été « libérée de ses obligations par la communauté juive de Berlin jusqu’à une date indéterminée ».
Aucune explication n’a été donnée et aucune information supplémentaire sur cette suspension ne figure sur le site internet de la communauté juive. Toutefois, la page Facebook de lieu de culte a aussi publié une déclaration distincte, le même jour, soulignant qu’elle « accueille tous les fidèles, qu’ils soient nés juifs ou convertis, et une valeur centrale de notre synagogue est que chacun s’y sente à l’aise et respecté, indépendamment du chemin de Judaïsme emprunté pour y arriver. »
Gerstetter prévoit de porter plainte contre la communauté juive de Berlin suite à sa mise à l’écart. Die Welt a fait savoir, le 26 août, qu’elle avait fait appel à l’avocat Markus Kelber, connu pour son expertise en droit du travail.
Gerstetter n’a pas répondu à nos demandes de réaction. Mais il est évident que sa tribune a résonné dans toute la communauté juive allemande, libérant la parole sur le sujet de ces nouveaux convertis du côté de leurs partisans comme de leurs détracteurs.
Un passage « de l’autre côté »
Dans sa tribune, Gerstetter présente deux arguments. Elle dit d’abord que si les conversions ont aidé à redynamiser la communauté juive post-Shoah, le nombre de convertis « a nettement augmenté » au cours des trois dernières décennies et que les communautés juives ont été trop rapides à approuver certaines conversions.
Ceux dont les pères sont Juifs ont une raison légitime de se convertir, dit-elle. Mais d’autres, ajoute-t-elle, peuvent être motivés par une rupture du lien d’avec la foi de leurs parents ou par – un phénomène unique à l’Allemagne – par « le souhait de passer ‘de l’autre côté’ – de la famille des bourreaux à une nouvelle construction familiale juive, une forme étrange de réparation abstraite ».
De plus, affirme Gerstetter, un trop grand nombre de nouveaux convertis deviennent rabbins ou responsables de communauté, ce qui aboutit, selon elle, à un Judaïsme qui ne s’ancre plus dans l’expérience et dans la tradition, « un Judaïsme théorique, c’est presque une religion entièrement nouvelle » qu’elle qualifie par ailleurs de « sans âme ».
« Il faut qu’il y ait des règles claires sur le moment où les convertis pourront assumer des postes à responsabilité dans la communauté, et sur les raisons qui le justifieront », écrit encore Gerstetter, dont le père s’était converti au judaïsme. « La dilution de la tradition juive ne peut pas être une option ».
De nombreux Juifs allemands rejettent l’idée avancée par Gerstetter que les convertis amoindrissent la communauté juive du pays et sa nature.
« Évoquer un problème croissant est hors de question », estime le rabbin Andreas Nachama, qui préside l’ARK (Conférence rabbinique générale), l’instance rabbinique progressiste allemande dont la cour rabbinique s’intéresse majoritairement aux demandes de conversions des personnes ayant un père juif, et qui cherche à ancrer leur statut conformément à la loi juive traditionnelle ou halakha. Contrairement au mouvement réformé américain, le mouvement libéral allemand n’accepte pas la lignée patrilinénaire.
Et ‘parler d’une ‘dilution’ est généralement interdit pour des raisons éthiques seules, c’est un argument qui n’est pas pertinent », ajoute Nachama, s’exprimant au nom de l’ARK. « Finalement, les gerim [convertis] sont un enrichissement pour les communautés ».
Mais d’autres ne partagent pas le même point de vue. Le nombre de conversions « est disproportionné. C’est un symptôme de traumatisme des deux côtés », déclare Barbara Steiner, historienne et thérapeute dont le livre paru en 2015, Die Inszenierung des Jüdischen [« L’organisation du Judaïsme »] – examine la conversion des Allemands au judaïsme après 1945. Steiner s’est elle-même convertie après avoir épousé un homme juif en l’an 2000. T
Bien qu’il soit impossible de déterminer le nombre de juifs convertis en Allemagne aujourd’hui, les documents officiels suggèrent qu’ils ne représentent qu’une toute petite partie de la population juive totale.
En tout, il y aurait quelque 100 000 membres de communautés juives connus du Conseil central des Juifs en Allemagne, et autant d’autres, non-affiliés. Une grande majorité sont des Juifs arrivés de l’ex-Union soviétique après 1990.
Au cours des 21 dernières années, 1 697 personnes se sont converties, selon le Conseil central de protection sociale des Juifs en Allemagne, soit une moyenne de 80 personnes par an au cours de la période. En 2021, ce sont 43 conversions qui ont été achevées, dont la moitié au sein de la communauté orthodoxe, selon une source proche du beth din orthodoxe, le tribunal religieux juif.
Il est encore plus difficile de savoir combien de ces convertis occupent des postes de direction au sein de leur communauté. Certains diplômés de l’Abraham Geiger College sont des convertis au judaïsme, comme c’est le cas dans de nombreuses écoles rabbiniques non orthodoxes aux États-Unis, mais beaucoup d’entre eux ne travaillent pas en Allemagne.
La question de savoir si cela compte est au cœur du différend que Gerstetter a soulevé en publiant cette chronique. La loi juive reconnaît les convertis comme juifs et réprouve toute distinction entre eux et les personnes nées juives. L
Les convertis peuvent devenir rabbins en suivant le même programme d’études – long de cinq à six ans – exigé des personnes nées juives. Et dans de nombreux cas, parce qu’ils ont choisi la religion, les convertis peuvent se montrer à la fois plus studieux et engagés que les personnes nées juives.
« Souvent, au sein de nos communautés, les convertis montrent l’exemple. Ils font voir aux membres peut-être moins récents de la communauté ce qu’ils sont supposés faire », explique le rabbin Zsolt Balla, membre du conseil d’administration de la Conférence rabbinique orthodoxe d’Allemagne.
Balla n’est pas un converti, mais ses origines reflètent la complexité des familles juives européennes. Son père n’était pas juif et lui-même a reçu une éducation laïque en Hongrie.
Il est même acceptable de venir au judaïsme une fois réglés ses comptes avec le passé nazi [de sa propre famille], ajoute Balla.
« Parfois, il arrive que des personnes, face au sombre passé de leur propre famille, … se rapprochent du judaïsme et se passionnent littéralement pour lui », précise-t-il. « Cela arrive et cela n’a rien de problématique. »
Balla ajoute que « le Talmud dit que les descendants de Haman » – l’ennemi, dans la célèbre histoire de Pourim – « sont devenus rabbins à Bnei Brak. Ce n’est donc pas surprenant que, dans l’histoire juive, les persécuteurs les plus acharnés des Juifs aient engendré des personnes destinées à devenir des rabbins érudits.
Réagissant à l’insinuation de Gerstetter selon laquelle les rabbins allemands convertis auraient tendance à se montrer laxistes en termes de conversions, Balla note qu’il n’y a pas de loi juive contre les convertis devenus des dirigeants communautaires. Mais, ajoute-t-il, il existe une tradition « selon laquelle, si les convertis deviennent rabbins ou juges, ils ne sont pas autorisés à prendre part aux procédures liées au giur », ou conversion, précise Balla.
« Dans les milieux orthodoxes, les convertis n’ont pas leur mot à dire en matière de conversions. »
« La question de savoir combien de convertis nous pouvons accueillir nous travaille depuis 20 à 25 ans », rappelle Steiner, qui a noté qu’après la Shoah, la conversion avait constitué un puissant outil de préservation des communautés juives en Allemagne.
Une frénésie de conversion après-guerre
La communauté juive allemande a été littéralement décimée par la Shoah. Après la fermeture des camps de personnes déplacées gérés par les Alliés dans les années 1950, il ne restait que quelque 25 000 Juifs dans ce qui était alors l’Allemagne de l’Ouest et seulement quelques centaines, à l’Est.
Et des milliers de personnes ont souhaité se convertir au judaïsme.
Face aux milliers de demandes de conversion, le grand rabbin de Berlin a demandé la création d’une commission spéciale, en 1950, afin d’examiner ces demandes et de s’assurer que d’ex-nazis n’en profitent pas pour se convertir. Certaines demandes émanaient de personnes désireuses de bénéficier des avantages réservés aux Juifs allemands, mais beaucoup venaient d’Allemands accablés par « la culpabilité, la honte et le choc » liés à la Shoah, explique Steiner, qui a passé en revue ces demandes dans le cadre de ses recherches.
La plupart de ces demandes ont été rejetées, mais beaucoup – principalement des femmes mariées à des hommes juifs, dont certains étaient des rescapés – sont devenus juives, ouvrant la voie à l’émergence d’une communauté comptant de nombreux convertis.
« Je ne connais aucune famille juive allemande qui n’ait pas été impliquée à un moment donné dans un beth din », assure Steiner.
Même dans ce contexte, la situation actuelle est bien distincte, explique Steiner. Elle assure être globalement d’accord avec Gerstetter, mais elle aurait aimé que cette dernière exprime son point de vue avec davantage de nuances, et au sein de la communauté juive, et non dans la presse à grand public. Les tribunaux juifs devraient peut-être examiner avec plus d’attention les candidatures qu’ils acceptent, souffle Steiner, et les nouveaux convertis devraient sans doute montrer plus de modestie dans leurs objectifs.
« Je crois vraiment que le deuxième rang, pour un Juif converti, est une bonne position », assure-t-elle. « Tout le monde ne peut pas être le rabbin qui prie pour les victimes de la Shoah, peut-être assassinées par vos propres ancêtres. Il y a certainement une ligne rouge à ne pas dépasser. »
Elle ajoute, se référant au bain rituel dans lequel l’immersion est requise au moment de la conversion, « Ça ne s’acquiert pas par un simple bain dans le mikvé ».
Steiner croit possible de réconcilier histoire allemande et décision de devenir juif, à condition d’y réfléchir avec beaucoup d’attention.
« Il faut trouver un moyen de faire face à ces ambivalences. C’est ce que l’ancienne génération de rabbins attendait » des convertis, dit-elle. « Et je pense que Gesa Ederberg est l’une des exceptions : elle disait toujours : ‘Je suis convertie, mais je n’ai jamais pensé que je pourrais être rabbin en Allemagne’. »
Plusieurs membres de la conférence rabbinique progressiste sont des convertis, au même titre qu’Ederberg. Certains d’entre eux ont confié avoir attendu pour demander la conversion, afin de ne pas donner l’impression de vouloir s’assimiler aux victimes de la Shoah ou agir par opportunisme. Après des années passées au sein de communautés juives, ils se sont finalement convertis et ont travaillé en vue de l’ordination rabbinique.
Les convertis allemands au judaïsme devenus rabbins disent que la Shoah a compté dans leur décision.
Un rabbin qui a grandi en Allemagne, s’est converti au judaïsme avant d’être ordonné et sert aujourd’hui une congrégation dans un autre pays a déclaré que les questions sur la Shoah se posaient encore fréquemment. (Le rabbin a souhaité conserver l’anonymat pour ne pas cliver davantage le débat sur la conversion.)
La congrégation « voulait savoir ce que ma famille avait fait pendant la Shoah et ce que je pensais, moi, de la Shoah. Je leur ai répondu, simplement », explique le rabbin. Et lors des événements commémoratifs, « j’encadre, je prête mon concours ».
Quand les gens interrogent Ederberg sur ses antécédents familiaux, elle leur dit que ses deux grands-pères étaient soldats pendant la Seconde Guerre mondiale et que l’un d’eux est décédé lors de la bataille de Stalingrad. « L’autre m’a dit des années plus tard qu’il était mécanicien, heureux de ne jamais avoir eu à tirer sur quelqu’un », ajoute-t-elle. « Mais il faisait quand même partie du système. »
« En tant qu’Allemand converti au judaïsme, vous avez ce poids et cette responsabilité particulière d’être très clair sur ces questions », ajoute Ederberg. « Et tous ceux qui se convertissent doivent y faire face. »
En fin de compte, la chronique de Gerstetter déplore deux choses : presque anéantie par la Shoah, la communauté juive s’est lentement reconstruite, pour ensuite subir ce qu’elle dit être une « perte de l’identité forte qui existait dans les années post-Shoah ».
Même si, comme le suggère Gerstetter, les communautés juives ont mis un frein à la conversion pour maintenir un équilibre fragile avec les Juifs de naissance, « cela fait longtemps que les choses ont changé », comme le dit Steiner.
Quoi qu’il arrive par la suite, il est important de ne pas saper l’engagement des convertis, déclare Balla. Ils font partie de notre avenir. Y compris comme rabbins.
« Je ne conseillerais pas à un converti de chercher à diriger la communauté. Sauf si cette personne possède des qualités de leadership que personne d’autre n’a », conclut-il.