Le tramway de Jérusalem était anormalement plein lorsque nous l’avons pris à l’un des tout premiers arrêts. D’autres voyageurs ont continué de monter à bord au fur et à mesure de notre trajet, mais personne n’est descendu au centre-ville, à l’arrêt qui dessert le fameux marché Mahane Yehuda, ni même à la gare routière centrale.
Non, les centaines d’âmes entassées à bord de ce tram sont descendues, en même temps que nous, au cimetière militaire du mont Herzl, pour assister aux obsèques d’une jeune femme qu’aucun de nous n’avait jamais rencontrée. Il s’agissait de la sergent-major Rose Ida Lubin, qui se trouvait dans un kibboutz à la frontière avec Gaza lors du massacre du Hamas le 7 octobre, qui a fait 1 200 morts, pour la plupart des civils, et près de 240 otages. Elle a survécu à l’assaut mais, un mois plus tard, elle a été poignardée à mort par un terroriste alors qu’elle effectuait une patrouille à Jérusalem. Elle avait 20 ans.
Née à Atlanta, en Géorgie, Lubin avait fait son alyah peu de temps après avoir obtenu son diplôme d’études secondaires. Son objectif : servir le peuple juif en rejoignant les rangs de l’armée israélienne. Parce qu’elle n’avait pas de famille en Israël pour lui offrir un soutien à la fois pratique et émotionnel, elle était une de ceux que l’on appelle les soldats seuls. C’est pour cette raison que des milliers d’Israéliens de tous âges et tous horizons se sont pressés à ses funérailles, pour lui rendre un dernier hommage et la pleurer – comme ils le font pour chaque soldat seul mort au combat.
À l’heure actuelle, il y a près de 7 000 soldats seuls en Israël. La moitié d’entre eux sont originaires de 50 pays, principalement d’Ukraine, Russie, États-Unis, France et Amérique du Sud. Ils ont tous quitté leur foyer, à l’étranger, et se sont courageusement mis en route pour Israël afin de s’enrôler dans l’armée israélienne. L’autre moitié est constituée d’Israéliens qui n’ont pas de famille sur laquelle compter.
L’un des tout premiers soldats seuls était le soldat David Livingston. Né en Allemagne en 1919, il était parti s’installer aux États-Unis avec sa mère et son beau-père, en 1935 : il y avait acquis la nationalité américaine. Alors qu’il servait dans la marine américaine, pendant la Seconde Guerre mondiale, il rêvait de défendre le peuple juif en Palestine.
En 1946, il rejoint la Haganah – la force paramilitaire juive qui allait devenir l’armée israélienne lors de la création d’Israël – et participe à une initiative clandestine pour acheminer des Juifs en Palestine par la mer, en violation de la politique britannique. Livingston travaillait dans la salle des machines du Haim Arlozorov lorsque, le 27 février 1947, le navire a été arraisonné par les Britanniques. Presque tout le monde à bord, dont Livingston, a été envoyé dans des camps pour personnes déplacées à Chypre.
Dès qu’il a pu se rendre en Palestine, au début du printemps 1948, Livingston a rejoint la brigade d’infanterie Yiftah du Palmach, la force de combat d’élite de la Haganah.
Lorsque le kibboutz Mishmar Haemek a été attaqué par les forces arabes, le 4 avril 1948, l’unité de Livingston a reçu l’ordre de défendre le kibboutz. C’est là qu’il est mort au combat, le 13 avril 1948, à l’âge de 28 ans. On ignore à quel endroit il a été inhumé.
Livingston est commémoré dans le jardin des morts au combat, sur le mont Herzl, où un monument en pierre, appelé « oreiller » en hébreu, porte son nom, sa date de naissance et le jour où il est décédé. Son nom figure également sur le mur d’un mémorial érigé par l’Association des Américains et des Canadiens en Israël (AACI) en mémoire des morts au combat, tout comme celui de Mahal, érigé en l’honneur des 119 volontaires étrangers tués ou portés disparus au combat pendant la guerre d’Indépendance d’Israël en 1947-1948.
Le premier lieutenant Alexander (Alex) Singer, soldat seul originaire de New York, est né le 15 septembre 1962. À l’âge de 11 ans, ses parents décident de prendre un congé sabbatique en Israël, où ils arrivent quelques semaines seulement avant la guerre du Kippour, en octobre 1973. La famille prolonge son séjour de trois ans et Singer est scolarisé en Israël.
De retour aux États-Unis, il termine ses études secondaires et va à l’Université Cornell. Très prometteur, il est choisi pour suivre un programme spécial comprenant des études russes et juives. Animé de l’envie tenace de faire quelque chose d’utile de sa vie, il immigre en Israël en 1984. Dans l’une des lettres qu’il adresse à ses proches, il dit préférer les problèmes d’Israël à la vie facile en Amérique.
Début février 1985, Singer rejoint l’armée israélienne. En tant qu’oleh, et en raison de son âge, il ne doit servir que pendant un an et demi. Mais il refuse la facilité – il veut absolument se battre. Une fois sa formation d’officier terminée, il rejoint la brigade d’infanterie Givati et est envoyé à la frontière nord d’Israël. Le jour de son 25e anniversaire, le 15 septembre 1987, il est tué dans une bataille contre un grand nombre de terroristes qui projettent une attaque de grande ampleur sur des cibles civiles en Israël.
Son nom figure sur le mur commémoratif de l’AACI, à la forteresse de Yoav, dans l’une des écoles qu’il a fréquentées à Jérusalem ainsi que sur un monument commémoratif dans la forêt des kibboutzim.
À l’été 1970, Judy Brown, originaire de Jérusalem, est chargée de l’animation du programme de danse d’un camp d’été juif dans les montagnes Pocono, en Pennsylvanie. C’est au cours de ses nombreuses années passées là-bas qu’elle rencontre un jeune nommé Michael Levin.
Levin fait son alyah en Israël, s’engage dans l’armée en 2004 comme soldat seul et se porte volontaire pour la brigade parachutiste. À l’instar d’autres soldats seuls, le sergent-major Levin a droit à un « congé à la maison » chaque année. En 2006, il retourne au camp dans lequel travaille Brown, le jour des portes ouvertes. Elle lui demande quand il repart pour Israël.
La deuxième guerre du Liban vient d’éclater (la première, Shalom Hagalil, avait eu lieu en 1982). « Je repars en Israël demain », lui dit-il, « parce que mon unité est envoyée dans le nord et que je veux être avec eux. »
L’unité de Levin reçoit l’ordre de se rendre dans le village libanais dans lequel les forces du Hezbollah détiennent deux soldats israéliens. C’est dans ce village, en proie à de violents combats, que Levin, 22 ans, est tué le 8 août.
Lors de sa dernière visite à Philadelphie, il avait dit à ses parents que s’il lui arrivait quelque chose, il voulait être enterré sur le mont Herzl. Et c’est ce qui fut fait, lors d’un enterrement auquel ont assisté des milliers de personnes.
Son nom figure sur les murs commémoratifs du monument des parachutistes et du monument de l’AACI. Comme, bien sûr, au Michael Levin Lone Soldier Center.
Un quatrième soldat solitaire, le sergent Max Donald Steinberg, est né à Los Angeles en 1989. À l’âge de 23 ans, Steinberg participe à Birthright Israel, un programme de 10 jours sur le patrimoine juif à destination des jeunes adultes. Il rentre chez lui après le voyage mais pour mieux revenir, quelques mois plus tard, et s’engager dans les rangs de l’armée israélienne, où il est tireur d’élite dans la célèbre brigade Golani.
Les terroristes du Hamas tirent des roquettes sur Israël depuis des années, mais en 2014, leur fréquence augmente. En conséquence, le 8 juillet, Israël lance l’opération Bordure protectrice. Cela commence par le bombardement de positions du Hamas dans Gaza par l’armée de l’air israélienne, et neuf jours plus tard, l’infanterie se déploie.
Steinberg meurt à Gaza le 20 juillet 2014, avec six de ses compagnons d’armes. Il est commémoré au musée Golani et son nom figure sur le mur commémoratif du monument de l’AACI.
Dix-huit soldats seuls sont tombés au cours de la guerre actuelle contre le Hamas à Gaza. Parmi eux se trouve le sergent Nathanel Young, âgé de 20 ans, un soldat seul originaire d’Angleterre qui, dès son plus jeune âge, disait vouloir protéger l’État d’Israël et le peuple juif.
Venu en Israël pour un court séjour, en 2021, il avait fini par y rester une année entière. Débordant d’amour pour Israël, il avait ensuite rejoint la brigade Golani de Tsahal. Plein d’entrain, fêtard invétéré, il aimait la musique et était un DJ talentueux. Il est mort à la frontière de Gaza en défendant les villes et kibboutzim envahis par les terroristes du Hamas, le samedi 7 octobre 2023.
Le sergent-major Valentin (Eli) Ghnassia était un soldat seul français installé en Israël après son diplôme de droit, obtenu à l’Université de Montpellier. Plusieurs années auparavant, il s’était rendu en Israël dans le cadre du programme Taglit-Birthright Israël et il voulait réaliser son rêve de servir dans l’armée israélienne. Animé d’un sens aigu de la mission et d’un attachement farouche à Israël, il s’était engagé dans la brigade parachutiste.
Lui qui avait appris l’hébreu en trois mois préférait se faire appeler par son nom hébreu – Eli -, et non par son prénom français Valentin. Sa famille dit de lui qu’il était toujours souriant et très exigeant envers lui et autrui.
En ce terrible samedi, Ghnassia a combattu les terroristes du Hamas qui avaient envahi le kibboutz Beeri avec un courage inébranlable et extraordinaire qui a sauvé bien des vies. Il est mort au combat quelques jours avant son 23e anniversaire.
La soldate seule Rose Ida Lubin visitait un kibboutz, à la frontière de Gaza, lorsqu’il a été attaqué en ce funeste samedi. Mais les terroristes ont pu être repoussés. Tragiquement, à peine un mois plus tard, elle était poignardée à mort en service, près des murs de la Vieille Ville, par un adolescent terroriste. Le rabbin de sa ville natale, venu en Israël pour ses obsèques, la connaissait depuis toujours. « Tous ceux qui connaissaient Rose, tous ceux qui ont eu un jour parlé avec elle s’en souviennent encore », a-t-il déclaré dans son éloge funèbre, notant que « Rose était la couleur, Rose était la musique… elle était la lumière même ». Il a ajouté : « Rose n’était pas obligée de venir ici, mais elle l’a fait ».
Pendant son service militaire, Michael Levin avait parlé de son rêve que soit créé un centre pour les soldats seuls, où ils pourraient se restaurer et obtenir du soutien et des conseils. Ce rêve s’est réalisé, en 2009, trois ans après sa mort au combat, avec la création d’une ONG en sa mémoire. Au fil des ans, le Centre du soldat seul Michael Levin a fourni à plus de 15 000 soldats seuls un soutien physique et moral avant leur engagement, pendant leur service et cinq années encore après.
Le centre héberge les soldats seuls, propose des repas de Shabbat, un soutien pouvant se traduire par un accompagnement dans les centres d’intégration, des événements sociaux et même des services de blanchisserie. Les soldats seuls ont la possibilité de se reposer et de se détendre dans de tels clubs, à Jérusalem, Tel Aviv et Beer Sheva. Steinberg, Lubin, Ghnassia et Young ont tous été impliqués dans la vie de ce centre, qui offre un foyer aux 3 500 soldats seuls d’Israël qui sont loin de chez eux.
Jusqu’à présent, il n’existe pas de monuments ou de mémoriaux en l’honneur des braves soldats morts dans l’actuelle guerre à Gaza : leurs tombes sont encore fraîches. Que leur mémoire soit une bénédiction.
Aviva Bar-Am est l’auteure de sept guides en anglais sur Israël.
Shmuel Bar-Am est un guide touristique agréé qui propose des visites privées et personnalisées en Israël pour les visiteurs individuels, les familles et les petits groupes.