Les trois femmes qui ont sonné à la porte d’une infirmière juive, près d’Amsterdam, le mois dernier, avaient tout de voisines venues lui rendre visite.
Mais lorsque la dite infirmière a ouvert la porte, le 27 mars dernier, ces femmes l’ont traitée de « meurtrière d’enfant » et l’ont sommée de quitter les Pays-Bas, explique l’intéressée. Ces femmes sont sans doute venues suite à la distribution, dans le quartier, de tracts belliqueux révélant que sa fille était une soldate israélienne. Ces tracts indiquaient l’adresse et le lieu de travail de l’infirmière et l’accusaient d’être « complice » des « crimes » qu’ils reprochaient à la fille.
C’est l’un des centaines d’actes antisémites survenus aux Pays-Bas depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas, le 7 octobre dernier, causée par l’attaque dévastatrice de terroristes qui ont tué près de 1 200 personnes en Israël. Cette poussée est à ce point spectaculaire qu’elle rappelle à nombre de Juifs néerlandais, à commencer par cette infirmière, les années 1930 et les questionne sur leur avenir dans un pays qui, des siècles durant, a défendu la tolérance et l’acceptation d’autrui.
« C’est comme pendant la Seconde Guerre mondiale, quand les Juifs voyaient leur adresse circuler un peu partout », explique l’infirmière au quotidien De Telegraaf, sous couvert d’anonymat de crainte d’autres agressions.
Aux Pays-Bas, ardents défenseurs de la tolérance religieuse, l’analogie avec la Shoah est particulièrement douloureuse car, durant le génocide, les nazis et leurs collaborateurs ont assassiné 75 % de la population juive – le taux de mortalité le plus élevé de toute l’Europe occidentale occupée par les nazis.
Cet incident au domicile de l’infirmière, qui fait l’objet d’une enquête de la police, est révélateur de la « flambée » du nombre d’actes antisémites qui ont commencé immédiatement après le 7 octobre, explique le Centre d’information et de documentation sur Israël, ou CIDI, organisme de surveillance de la communauté juive néerlandaise sur l’antisémitisme, dans un rapport sur 2023 publié mardi.
Cette année-là, les Pays-Bas ont enregistré 379 actes antisémites – un chiffre record – en hausse de 245 % par rapport à 2022, qui avait déjà établi un record. Les incidents de 2023 se sont, dans 60 % des cas, produits entre octobre et fin décembre.
Les bâtons et les pierres peuvent briser les os
L’un des premiers incidents s’est produit le 11 octobre. Un jeune homme parlait hébreu en circulant dans Amsterdam à vélo et un passant lui a crié : « Sale juif », a déclaré le cycliste au CIDI. Cet incident – et bien d’autres – se sont produits avant même l’entrée des troupes israéliennes dans la bande de Gaza, au moment où ils luttaient contre les terroristes postés à l’intérieur des maisons israéliennes que les terroristes avaient envahies, et dans lesquelles ils avaient tué et parfois violé leurs victimes.
Le lendemain, une femme qui avait oublié de cacher son pendentif en forme d’étoile de David, ce qu’elle fait habituellement, s’est vue traiter de
« pute juive pourrie » par des adolescents, entre autres insultes, en pleine journée, aux alentours de midi, dans le centre d’Utrecht, ville pittoresque connue pour ses magnifiques canaux.
Avec l’installation de la guerre dans le paysage, ces actes spontanés se sont mués en actions bien préparées, comme en témoigne la visite de ces femmes au domicile de l’infirmière.
Fin octobre, l’armée israélienne a lancé une offensive terrestre à Gaza dans le but de détruire le groupe terroriste du Hamas et de libérer les 253 otages capturés par les terroristes le 7 octobre. Selon le ministère de la Santé dirigé par le Hamas à Gaza, près de 33 000 Palestiniens seraient morts dans les combats. Ces chiffres, non vérifiés, ne font pas le distinguo entre civils et hommes armés : Israël revendique de son côté la mort de 13 000 hommes armés.
Peu avant cette visite pour le moins intimidante au domicile de l’infirmière à Amstelveen, banlieue d’Amsterdam à forte population juive, des gens ont perturbé un concert de Lenny Kuhr, un chanteur juif, non loin de Rotterdam. Ils l’ont traité, lui qui a remporté l’Eurovision sous les couleurs des Pays-Bas et qui a des enfants en Israël et un petit-fils récemment blessé à Gaza, de « tueur d’enfants sioniste ».
Les manifestations anti-israéliennes organisées lors de la cérémonie de réouverture du Musée de la Shoah le mois dernier, en raison de la présence du président Isaac Herzog, ont choqué bon nombre de Juifs néerlandais, qui y ont vu un manque de respect inquiétant pour la mémoire des victimes et, selon certains, de l’antisémitisme.
Une « nouvelle normalité » post-7 octobre
Depuis le 7 octobre, « il est désormais normal que les Juifs se fassent insulter dans la rue. L’atmosphère est de plus en plus antisémite », expliquait le grand rabbin néerlandais Binyomin Jacobs au Times of Israel cette semaine. « Les gens ont peur et sont très nerveux ».
Jacobs a dit parler chaque jour avec des Juifs qui envisagent de partir pour Israël. Lui-même confie ne plus utiliser les transports en commun depuis des années, de crainte d’une agression.
Jacobs, dont la maison a été vandalisée à plusieurs reprises ces dernières années, ne tente pas de dissuader ses fidèles de quitter les Pays-Bas. Cinq des sept enfants de Jacobs ont quitté les Pays-Bas, leur lieu de naissance, pour élever leurs enfants en Israël ou ailleurs.
« Pourquoi devrais-je vouloir qu’ils vivent dans un pays où l’antisémitisme est en plein essor ? », explique Jacobs, dont les parents ont survécu à la Shoah et dont la famille vit dans ce petit royaume depuis des siècles.
Un autre rabbin, Aryeh Heintz, a lui été victime d’une agression, le 29 mars dernier, dans un grand magasin d’Utrecht. L’agresseur a dit à Heintz qu’il n’avait rien à faire là, « habillé en Juif ». Des clients ont empêché l’agresseur de frapper à nouveau Heintz, a rapporté De Telegraaf. L’agresseur, âgé de 40 ans, s’est rendu aux services de police, mais il a été relâché et les procureurs ont décidé de ne pas donner suite. Le rabbin envisage de faire appel, a déclaré jeudi son avocat.
Un cas tout sauf isolé aux Pays-Bas
Ce qui se produit aux Pays-Bas, où vivent quelque 40 000 Juifs, se produit un peu partout en Europe occidentale, expliquait au Times of Israel, la semaine dernière, à Jérusalem, Ariel Muzicant, président du Congrès juif européen. Muzicant et les membres du conseil d’administration de l’EJC se trouvaient en Israël avec l’American Jewish Committee, dans le cadre d’une délégation conjointe.
« Bon nombre de Juifs d’Europe ont peur de se rendre à la synagogue, d’envoyer leurs enfants à l’école, de montrer leur kippa ou leur étoile de David », a déclaré Muzicant, qui vit à Vienne. « Désormais, mes petits-enfants portent une casquette sur leur kippa », a-t-il ajouté. Père de trois enfants, Muzicant a un petit-fils qui vit en Israël et plusieurs membres de sa famille envisagent de s’y installer.
L’un des participants de la délégation de l’EJC, qui a demandé à garder l’anonymat pour des raisons de sécurité, a expliqué qu’ils avaient un garde du corps avec eux 24 heures sur 24. Un autre chef de communauté de leur pays en a même trois, a-t-il confié.
« Cette vie n’en est pas une. Il vous faut un garde du corps pour aller au théâtre avec votre conjoint », ont-ils ajouté.
Noemi Di Segni, présidente de l’Union des communautés juives italiennes, ne parle pas de ses responsabilités au sein de la communauté juive sur son lieu de travail, explique cette responsable laïque de la communauté. Elle ne se sent pas en sécurité au moment de commander un taxi pour rentrer chez elle. « Je donne une adresse au coin de la rue parce que je ne veux pas que le chauffeur, turc ou iranien, sache où j’habite. »
La grande majorité des musulmans, précise-t-elle, ne présentent aucun danger et partagent de nombreuses valeurs avec les Juifs italiens. « Mais il suffit d’une [personne] dangereuse ».
A cause justement de ces personnes dangereuses, certains Juifs de sa communauté se sentent obligés de cacher leur mezouza ou de « mener comme ils l’entendent et ouvertement leur vie de Juif », ajoute Di Segni. (Les ventes de cache-mezouzot explosent d’ailleurs en Europe, selon ses fabricants.)
Le président du Congrès juif européen, Muzicant, explique : « Plus le pourcentage de la population musulmane est élevé, plus la menace est tangible. En République tchèque, pas besoin de sécurité. En Allemagne, en Autriche, en France, en Italie, si. »
Un lien entre musulmans et antisémitisme ?
Les musulmans extrémistes seraient responsables de 70 % des incidents antisémites répertoriés aux Pays-Bas, expliquait en 2014 une ancienne directrice du CIDI, Esther Voet. Dix ans plus tard, ce n’est plus aussi clair, estime l’actuelle directrice du CIDI, Naomi Mestrum.
Les chiffres ne sont « pas clairs », car le profil des agresseurs est difficile à établir. De nombreux incidents sont perpétrés par des musulmans, mais un nombre non-négligeable l’est par des non-musulmans.
« Malheureusement, l’antisémitisme se manifeste dans tous les secteurs », confie Mestrum au Times of Israel.
En France, selon le témoignage, en 2019, de feu Sammy Ghozlan, ex-policier français et chef du groupe de surveillance BNVCA, « presque tous » les actes violents antisémites étaient l’oeuvre de personnes d’origine musulmane.
Certains dirigeants musulmans, dont l’imam Hassen Chalghoumi en France, ont fait de gros efforts pour lutter contre l’antisémitisme. D’autres, comme Mohamed Tatai, recteur de la Grande Mosquée de Toulouse, continuent de citer des textes religieux ordonnant aux musulmans de tuer des juifs.
Certains Juifs néerlandais sont en faveur du parti d’extrême droite, le Parti pour la liberté, farouchement pro-Israël et anti-musulman et bénéficiaire de la majorité des voix aux élections de 2023. Il mène en ce moment des pourparlers pour forger une coalition. Mais bon nombre de Juifs des Pays-Bas – et ailleurs en Europe – se méfient autant de l’extrême droite que de l’extrémisme islamiste.
Ce que les chercheurs qualifient parfois de « nouvel antisémitisme » – le fait de reprocher à des Juifs qui n’ont rien à voir les actions d’Israël – a commencé à changer la vie des Juifs français en 2000, lorsque la Seconde Intifada a déclenché une vague de violences contre les Juifs d’une ampleur que l’on n’avait plus vue depuis la période fasciste. Le phénomène s’est répandu et a conduit certains Juifs à partir – quelque 50 000 Juifs français se sont installés en Israël ces dix dernières années.
Le ministère israélien de l’Alyah et de l’Intégration s’attend à une forte immigration de Juifs d’Europe et d’ailleurs après la guerre, a déclaré le ministre, Ofir Sofer, lors d’une conférence de presse le mois dernier.
Les principales motivations des arrivants, a-t-il indiqué, sont « le sionisme et la solidarité, pas nécessairement la peur de l’antisémitisme ».
Muzicant note que des Juifs européens combattent l’antisémitisme en réaffirmant leur présence là où ils vivent.
Avant le 7 octobre, l’attitude globale de la communauté juive européenne
« était la suivante : nous vivons là, nous y sommes bien, nous sommes chez nous – et nous avons une solution de repli, Israël », analyse Muzicant. Mais depuis le 7 octobre, nombre d’entre eux « ne savent plus à quoi se fier, face à l’incertitude. Sans que l’on ait de réponse claire pour l’instant. »
L’incertitude, précise-t-il, vient notamment « du fait que la solution de repli n’en est finalement pas une » – allusion au fait que l’attaque, qui a pris l’armée israélienne au dépourvu, fait craindre à de nombreux Juifs, en Israël et ailleurs, pour la viabilité de l’État juif.
Muzicant reproche par ailleurs au chef de la sécurité intérieure, Itamar Ben Gvir, d’exacerber l’antisémitisme auquel font face les Juifs européens avec ses discours provocateurs, comme au sujet du retour des Israéliens à Gaza. Muzicant dit qu’il ne s’entretiendra jamais avec lui par principe.
Le cabinet de Ben Gvir n’a pas souhaité s’exprimer sur la question. Un important militant des implantations, Yishai Fleisher d’Hébron, a qualifié les propos de Muzicant de « tentative d’apaisement ratée », particulièrement dangereuse au Moyen-Orient.
Aux Pays-Bas, l’antisémitisme est d’ores et déjà en train de changer non seulement la façon dont les Juifs interagissent avec leur communauté et vivent leur foi, mais également leurs habitudes, estime Jacobs, le grand rabbin.
L’un de ses fidèles lui a récemment raconté que dans un supermarché d’Amersfoort, un caissier lui avait crié « Free Palestine », un jour où il portait sa kippa. Le fidèle, qui a demandé à garder l’anonymat, s’en est plaint au gérant du magasin, mais le caissier est toujours là, a déclaré le fidèle.
« Je ne pense plus pourvoir y aller avec ma kippa », a écrit le fidèle à Jacobs. « En fait, je pense que je ne ferai plus mes courses là-bas. Cette mauvaise expérience m’a échaudé. Je me sens blessé. »