Israël en guerre - Jour 365

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Détail de la couverture de 'How the Soviet Jew Was Made [Comment le juif soviétique a été créé]' par Sasha Senderovich. (Autorisation)
Détail de la couverture de 'How the Soviet Jew Was Made [Comment le juif soviétique a été créé]' par Sasha Senderovich. (Autorisation)
Interview

« How the Soviet Jew Was Made » : Errance, oppression, langue et traditions

Dans son ouvrage multi récompensé, Sasha Senderovich mêle folklore yiddish et événements du début du 20e siècle pour évoquer ces Juifs méconnus

De la fin du 18e siècle à la disparition de la monarchie russe, en février 1917, les Juifs de l’Empire russe étaient tenus par la loi de vivre dans les zones frontalières occidentales, connues sous le nom de Zone de peuplement.

Les Juifs étaient par ailleurs exclus de la plupart des grandes villes à l’intérieur de cette Zone, à quelques exceptions près, comme Odessa – port de la mer Noire à l’extrémité sud de la Zone, dans l’actuelle Ukraine – et Vilna, aujourd’hui connue sous le nom de Vilnius, non loin de la côte de la mer Baltique, dans la Lituanie moderne.

La Zone de peuplement s’étendait « de la mer Noire à certaines parties des États baltes, en passant en grande partie par ce qui est aujourd’hui l’Ukraine et la Biélorussie », expliquait Sasha Senderovich, auteur de How the Soviet Jew Was Made, dans une récente interview avec le Times of Israel.

Dès les premières pages, Senderovich, professeur adjoint au Département des langues et littératures slaves et à la Jackson School of International Studies de l’Université de Washington, écrit que lorsque la Zone est abolie, en 1917 suite à la révolution de février, les Juifs se voient accorder une liberté de mouvement sans précédent.

« La figure du Juif soviétique est le produit direct de cette mobilité de l’ère postrévolutionnaire », écrit Senderovich.

Son dernier ouvrage, nominé pour les National Jewish Book Awards le 19 janvier, explique comment le Juif soviétique a gagné bon nombre de ses attributs culturels dans le riche folklore juif qui existait depuis des siècles dans l’ancienne Zone de peuplement.

Ce folklore était grandement construit autour du yiddish, et la langue juive a continué à exercer un véritable attrait linguistique alors même que le russe était devenu la principale langue des Juifs de l’URSS.

La construction de la figure du Juif soviétique est au coeur de l’ouvrage de Senderovich.

Il évoque un grand nombre de figures, littéraires et cinématographiques, dont les déplacements illustrent l’expérience des Juifs ashkénazes dans l’ancienne Zone de peuplement au cours des vingt premières années de l’ère soviétique.

Régions frontalières occidentales de l’URSS entre 1922 et 1939. La zone grisée indique la zone de peuplement de la Russie impériale d’avant 1917. Les noms de lieux ukrainiens et biélorusses sont écrits dans l’orthographe russifiée de l’ère soviétique. (Avec l’aimable autorisation de Sasha Senderovich)

Le livre aborde également la question des nombreuses migrations juives à l’intérieur-même de l’Union soviétique, au moment où les Juifs deviennent des citoyens soviétiques à part entière dans une société qui se modernise et s’industrialise rapidement.

Il est des Juifs qui s’installent dans les métropoles soviétiques en pleine expansion, qui font disparaitre les enclaves juives à mesure que les réseaux électriques et de transport en commun se développent.

D’autres vont plus loin, à Birobidjan, ville sibérienne éloignée de tout dont Staline a voulu faire, sans succès, un lieu de fixation pour les petits commerçants juifs des shtetl qu’il rêvait de transformer en agriculteurs.

Le tout dernier ouvrage de Senderovich se déroule sur une vingtaine d’années, de 1917 à la fin des années 1930, lorsque les Juifs encore présents dans l’ancienne Zone de peuplement font face à un nouveau bouleversement, avec l’occupation par l’armée soviétique de régions entières en Pologne, Lettonie, Lituanie et Estonie.

Senderovich note que certains Juifs obtiennent des postes importants au sein du gouvernement soviétique, de l’armée, de la fonction publique ou sur la scène culturelle. Mais la plupart ne le font pas.

L’auteur estime que la figure du Juif soviétique tient moins à l’histoire ou aux origines ethniques qu’à la culture, « dont les marques distinctives sont plus insaisissables et difficiles à percevoir ».

Sasha Senderovich, auteur de « How the Soviet Jew Was Made ». (Courtoisie)

« Ces caractéristiques sont palpables à travers la traduction, les déplacements, la mémoire et la langue des romans, les figures littéraires et les films », écrit Senderovich.

Le Times of Israel s’est entretenu avec Senderovich, depuis son domicile de Seattle, via Zoom. L’échange a été édité pour davantage de clarté.

The Times of Israel : Pouvez-vous définir succinctement le terme « Juif soviétique » ?

Sasha Senderovich : Nous parlons essentiellement des [Juifs] qui vivaient dans les territoires de l’ancienne Zone de peuplement, par la suite incorporée au nouvel État bolchevique puis à l’Union soviétique. Voilà ce que sont pour moi les Juifs soviétiques.

Juif russe n’est pas un terme approprié parce que cela confère une identité à des gens qui, pour la plupart, ne se sont jamais identifiés comme russes, à savoir les Juifs qui vivaient dans des régions qui sont aujourd’hui l’Ukraine et la Biélorussie.

Juif russe n’est pas un terme approprié pour cette période pour une autre raison : le yiddish était, tout autant que le russe, un marqueur culturel et politique important [pour les Juifs].

Mon ouvrage parle de la façon dont les Juifs vivant dans cette région sont devenus soviétiques, et comment le Juif soviétique est devenu cette figure unique.

Dovid Bergelson avec son fils Lev, à Berlin, 1922. (Avec l’aimable autorisation de Lubov Bergelson)

L’écrivain yiddish David Bergelson est une figure importante de ce livre. Pouvez-vous nous parler de sa vie et de son oeuvre ?

Bien sûr. Bergelson est né en 1884 dans le shtetl d’Okhrimovo, en Ukraine. Il a vécu à plusieurs endroits, dont Varsovie, où il a commencé sa carrière dans la littérature yiddish en 1909. Il a également vécu à Kiev, où il a fondé l’organisation littéraire et artistique yiddish d’avant-garde Kulturlige (la Ligue de la culture) juste après la [révolution bolchevique].

Bergelson a également brièvement vécu à Moscou.

Il s’installe à Berlin en 1921, où il écrit plusieurs nouvelles, la plupart consacrées aux réfugiés juifs qui y vivent.

Bergelson vit à Berlin pendant 12 ans et devient le fleuron d’une culture littéraire yiddish florissante, dans les années 1920.

Berlin est alors un lieu central pour les immigrants et réfugiés juifs de l’ancien empire russe.

Vous consacrez un chapitre à l’oeuvre de l’écrivain juif biélorusse Moyshe Kulbak, et notamment à son roman en yiddish « The Zelmenyaners ». Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce roman ?

« The Zelmenyaners » est une histoire fascinante, qui se déroule à Minsk, de la fin des années 1920 au début des années 1930, à un moment charnière de l’histoire soviétique, lorsque Joseph Staline renforce son pouvoir et initie la révolution culturelle et industrielle en Union soviétique, avec la collectivisation comme pivot central. Le roman reflète toute cette histoire.

De quoi parle le roman ?

Il commence dans une cour située à Minsk, où se croisent plusieurs familles vivent. Les voisins se rencontrent et se parlent autour du linge à étendre.

Kulbak en fait une parodie de roman familial, dans lequel plusieurs générations vivent sous le même toit, mais avec des aspirations idéologiques bien différentes.

L’ancienne génération est ambivalente à propos du projet soviétique alors que la jeune génération est enthousiaste.

À mesure que l’histoire se déploie, la cour trouve sa place dans cette ville soviétique en pleine croissance, à grands renforts de projets de modernisation comme l’électricité, la radio ou les films.

Et la famille finit par s’intégrer dans la ville soviétique. L’espace que délimite la cour devient une sorte de laboratoire pour le Juif soviétique.

Le roman lui-même devient un espace textuel, le reflet de l’espace physique qu’il décrit.

Dans le dernier chapitre de votre livre, vous évoquez l’œuvre de l’écrivain originaire d’Odessa, Isaac Babel, considéré comme « le plus grand prosateur de la communauté juive russe ». Vous montrez comment Babel s’est fortement inspiré du folklore yiddish pour créer des histoires qui illustrent ce que vous appelez « l’expérience juive soviétique ».

C’est exact. Babel est pour moi l’exemple très sain d’un écrivain qui pensait à la fois en yiddish et en russe. Si vous lisez attentivement Babel, vous verrez que dans [ses oeuvres de fiction comme dans ses articles de presse], il traduit [subtilement] des expressions yiddish en russe.

Page de titre de ‘The Joyous Hershele Ostropoler’ (Dos freylikhe Hershele Ostropolier), publié par les frères Bletnitsky d’Odessa et imprimé à Varsovie (1895). Le label des frères Bletnitsky, qui précise leur localisation à Odessa, en russe, en hébreu et en allemand, se trouve face à la page de titre. (Courtoisie)

Vous estimez que Babel était obsédé par la figure du bouffon et du filou yiddish Hershele Ostropoler. Pouvez-vous nous parler de la façon dont Babel l’a évoqué dans son oeuvre ?

Le 16 mars 1918, cinq mois après la révolution bolchevique, la nouvelle de Babel « Shabos-nakhamu » est publiée dans le quotidien de Petrograd, L’Étoile du Soir. Il s’agit d’une adaptation d’un conte sur Hershele Ostropoler.

Le sous-titre de l’histoire, « From the Hershele Cycle », laisse penser que l’histoire est un épisode d’une série.

Vestige du folklore de l’ancienne Zone de peuplement, le Hershele de Babel fournit à Babel un grand nombre de références juives qui l’aident à dépeindre cette nouvelle réalité, qui contribue à façonner la figure du Juif soviétique après la révolution [russe] de 1917.

Un grand nombre de spécialistes présentent Babel comme un auteur uniquement intéressé par les Juifs. À l’opposé, je montre comment la figure du filou yiddish, Hershele Ostropoler, permet à Babel de penser ce qu’est l’expérience soviétique. Car au final, ces moments clés de l’histoire soviétique que Babel décrit ne concernent pas seulement les Juifs.

Isaac Babel en 1915. (Avec l’aimable autorisation du Musée littéraire d’Odessa)

Pourriez-vous citer un exemple ?

En 1918 et 1920, Babel écrit à la fois des récits journalistiques et des fictions littéraires à propos de Petrograd et de la guerre des bolcheviks contre la Pologne.

Dans ses écrits, Babel manifeste de la compassion envers les paysans ukrainiens, parqués dans des fermes collectives, dans les années 1930.

Il est témoin de la violence génocidaire que les historiens évoquent aujourd’hui sous le terme d’Holodomor, mais il ne parvient pas à écrire de textes qui ne soient pas des fictions sur ce qu’il a vu en Ukraine en 1930.

Néanmoins, la nouvelle « Karl-Yankel », publiée en 1931, est considérée comme une critique de la façon dont l’État soviétique a tenté d’éliminer les marqueurs ethnoculturels contraires à son discours sur les travailleurs et les paysans de toutes les ethnies en lutte pour un État partagé.

« Karl-Yankel » esquisse la figure d’un Juif soviétique tricheur, qui passe au crible certaines de ces aspirations pour en démontrer les incohérences.

Durant l’entre-deux-guerres, la langue yiddish, avec le russe, concentre l’essentiel de la production culturelle des écrivains et intellectuels juifs en Union soviétique.

La plupart des locuteurs yiddish d’Europe ont été tués dans la Shoah. Le yiddish, en tant que langue et culture, s’est-il estompé ensuite ?

Après la Shoah, le yiddish a continué à exister, même en Union soviétique. Le nombre de locuteurs yiddish a évidemment diminué après la Seconde Guerre mondiale, mais le yiddish n’a pas pour autant disparu. La langue et la culture existent encore aujourd’hui.

Le « Jugement » de Bergelson, ou « Mides-Hadin » en yiddish, a été publié à Kiev, en URSS, en 1929. L’orthographe du titre du roman suit les conventions orthographiques du yiddish soviétique, qui exigent des rendus phonétiques des mots d’origine hébraïque. (Avec l’aimable autorisation du Yiddish Book Center)

Pourquoi n’y a-t-il pas eu plus d’efforts en Israël pour raviver la langue yiddish, et la culture yiddish dans son ensemble ?

Dans la Palestine sioniste, le yiddish est stigmatisé et associé à la diaspora. Après la Seconde Guerre mondiale, le yiddish est associé à la victimisation de la Shoah. Ces [idées] constituent un véritable anathème pour l’éthique sioniste.

Apres la création de l’État d’Israël, il y a eu une tendance générale à marquer une rupture nette avec le [récit] diasporique de la faiblesse et de la victimisation.

Le yiddish est l’une des nombreuses langues diasporiques évincées d’Israël.

Cela a-t-il changé ces dernières années ?

Oui. Ces vingt dernières années, il y a eu un regain d’intérêt pour le yiddish. Pareil pour l’arabe, de la part de Juifs venus de pays du Moyen-Orient, comme l’Irak ou le Yémen, par exemple.

Le yiddish est encore parlé par des centaines de milliers de juifs ultra-orthodoxes, qui vivent un peu partout dans le monde. Mais la plupart de ces juifs ultra-orthodoxes ne participent pas à la culture laïque.

Les chercheurs sont, pour leur part, très intéressés par le yiddish, en particulier en Pologne et en Ukraine.

Au sein des cercles de recherche historique et littéraire, on s’aperçoit que le yiddish est une langue importante, mais également une partie importante de l’histoire juive.

Il est également intéressant pour étudier l’histoire des zones frontalières. Ainsi, les chercheurs polonais qui s’intéressent au yiddish s’intéressent également à la culture polonaise.

En tant que chercheur et traducteur, vous faites en sorte que la littérature yiddish soit accessible aux lecteurs de langue anglaise. Pouvez-vous nous parler de certains travaux de traduction auxquels vous participez ?

Je travaille actuellement avec Harriet Murav, qui m’a aidé à traduire le roman de David Bergelson « Judgment ».

Notre prochain livre s’intitulera « In the Shadow of the Holocaust: Short Fiction by Jewish Writers from the Soviet Union ». Il s’agit d’histoires publiées après la Seconde Guerre mondiale en Union soviétique. Certaines ont été publiées en yiddish, d’autres en russe.

« How the Soviet Jew Was Made » par Sasha Senderovich. (Courtoisie)

Trois grandes figures littéraires juives que vous évoquez dans « How the Soviet Jew Was Made » ont été assassinées par l’État soviétique. Pouvez-vous nous donner des détails sur la façon dont ils sont morts ?

Isaac Babel a été arrêté en 1939 et exécuté en 1940. D’aucuns disent qu’il a été tué en raison de sa relation amoureuse avec Evguenia Iejova, l’épouse de Nikolaï Iejov, chef de la police secrète soviétique, le NKVD.

David Bergelson a, pour sa part, été exécuté en août 1952, avec plusieurs autres personnalités juives du monde de la culture, toutes membres du Comité juif antifasciste.

Enfin, Moyshe Kulbak a été tué en octobre 1937, en même temps que d’autres personnalités culturelles en Biélorussie.

Kulbak était un écrivain yiddish, qui faisait également partie intégrante du paysage littéraire biélorusse et soviétique/russe des années 1930.

Originaire de Minsk, il avait longtemps vécu à Wilno, [qui faisait alors partie] de la Pologne. Or, tous ceux qui avaient des liens culturels avec la Pologne, à cette époque, étaient suspects aux yeux des autorités soviétiques.

Le traumatisme historique de la Shoah pèse lourdement sur une grande partie de l’histoire que vous racontez dans votre livre. Cela nous fait-il voir autrement l’histoire des Juifs soviétiques, surtout avec ce que nous savons de l’histoire ?

Je crois, oui.

Ce que j’essaie de faire, dans mon livre, c’est d’examiner la période [de] 1917 à 1939 et d’étudier précisément le contexte dans lequel un grand nombre de textes qui m’intéressent ont été écrits.

Je ne les regarde pas rétrospectivement ou rétroactivement, parce que nous savons que la plupart des histoires et des vies que j’étudie, dans ce livre, se terminent par la mort, que ce soit par la Shoah ou les exécutions politiques.

Etudier l’histoire des Juifs soviétiques avec ce prisme nous aveugle au reste et nous empêche de nous engager pleinement dans l’histoire d’alors.

Pour le dire simplement, je me refuse à envisager cette histoire comme un fil d’évènements prédéterminés.

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