JTA – Alors que le monde prend conscience des abus sexuels commis par de puissants dirigeants, aucun mouvement religieux n’a échappé à l’examen et à la censure, pas même le large éventail des institutions juives.
Les principaux organismes réformés et conservateurs ont mené et publié des enquêtes détaillées sur les abus et les dissimulations dans leurs rangs. Des procès ont été intentés contre des agresseurs depuis longtemps poursuivis, tels que Baruch Lanner, et des institutions telles que l’Orthodox Union, pour les avoir protégés. La rabbin à la tête du plus grand groupe juif libéral d’Allemagne a récemment pris congé à la suite d’allégations selon lesquelles il aurait ignoré ou couvert des accusations de harcèlement portées contre son mari. Des dirigeants orthodoxes du Canada et d’Australie qui se sont réfugiés en Israël pendant des années pour éviter d’être jugés pour de multiples chefs d’accusation d’abus sexuels sur des enfants ont été arrêtés et attendent maintenant d’être jugés dans leur pays d’origine.
L’anthropologue, éducatrice et militante juive Elana Sztokman étudie depuis des années le spectre des abus rabbiniques. Son nouveau livre « When Rabbis Abuse : Power, Gender, and Status in the Dynamics of Sexual Abuse in Jewish Culture » (Ces rabbins qui abusent : pouvoir, genre et statut dans la dynamique des abus sexuels dans la culture juive). Elle l’a publié par l’intermédiaire de Lioness Press, une maison d’édition féministe qu’elle a elle-même fondée.
« Nous avons beaucoup d’études communautaires sur l’engagement, la continuité, l’appartenance et toutes sortes d’autres choses, mais aucune n’a jamais été faite sur la possible corrélation entre les victimes d’agressions et l’abandon du judaïsme », a déclaré Sztokman à la Jewish Telegraphic Agency. « Un immense vide subsiste ».
Sztokman, qui a obtenu sa maîtrise et son doctorat à l’Université hébraïque de Jérusalem, a remporté à deux reprises le National Jewish Book Awards pour ses livres explorant la dynamique des genres dans les milieux orthodoxes. Elle s’est également exprimée récemment sur les abus qu’elle aurait subis sur son lieu de travail, de la part d’un ancien président du conseil d’administration de la Jewish Orthodox Feminist Alliance, dont Sztokman était auparavant la directrice exécutive.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une analyse quantitative, le livre de Sztokman s’appuie sur ses entretiens avec 84 victimes d’abus présumés et comprend environ 200 autres témoignages de victimes récoltées parmi diverses archives juives. When Rabbis Abuse tente de comprendre le caractère manipulateur d’un clergé abusif, ses méthodes, les façons d’exploiter les victimes dans les espaces juifs, et la manière dont les comportements sont protégés ou excusés par les institutions juives.
Élevée dans la mouvance orthodoxe, Sztokman ne s’identifie plus à ce courant. Elle s’est brièvement inscrite à l’école rabbinique du Hebrew Union College, affilié au mouvement réformiste ; elle dirige désormais une nouvelle organisation appelée Jewish Feminist Academy. Née à Brooklyn, Sztokman s’est entretenue avec la JTA au sujet de son nouveau livre depuis son domicile à Modiin, en Israël.
Cette conversation a été modifiée par souci de clarté et de longueur.
JTA : Cela fait un moment que vous vous interrogez et écrivez sur les agressions dans les espaces juifs. Parlez-moi de votre parcours qui vous a conduit à décider d’écrire un livre entièrement consacré aux rabbins considérés comme étant des agresseurs.
Sztokman : Je n’avais pas prévu d’écrire un livre sur les « rabbins agresseurs ». Je voulais juste aller plus loin sur ce qui se passe réellement dans la communauté. Lorsque l’affaire de Barry Freundel a été révélée [rabbin orthodoxe moderne de Washington, DC, Freundel a été condamné en 2014 pour avoir filmé secrètement des femmes dans le mikve de sa synagogue et a finalement signé un accord de 14,24 millions de dollars de dédommagement pour ses victimes], cela a vraiment touché une corde sensible chez moi et chez beaucoup d’autres personnes, parce qu’un espace censé être sacré avait été profondément profané.

Je me suis rendue à une conférence pour les dirigeants juifs environ un an avant que le scandale n’éclate, où il était l’orateur principal. Il s’agissait de questions relatives à la conversion, et il était présenté comme le macher, « personne influente » en yiddish. Il s’est présenté comme dirigeant l’ensemble des échanges entre le rabbinat américain et israélien sur la question de savoir qui est, ou non, un vrai converti. Et puis, un an plus tard, on apprend qu’il contrôlait toute cette partie parce qu’il aimait pouvoir avoir accès aux converties, afin de pouvoir les regarder nues. Il avait mis en place tout un système, leur disant où elles devaient se tenir et comment elles devaient se tenir, tout cela pour assouvir son excitation personnelle. Cette personne avait libre accès et toute autorité, face à cette salle remplie de gens qui étaient suspendus à ses moindres paroles.
Cela illustre vraiment comment l’agression se déroule là où la vie religieuse et spirituelle d’une personne est censée être sacrée. C’est ce qui a réellement motivé ma démarche. Ma proposition de livre, je l’ai écrite en 2015. C’est le temps qu’il m’aura fallu pour travailler sur ce projet.
Avez-vous été surprise par le nombre de rabbins accusés d’agression – sous toutes ses formes et dans tous les espaces juifs imaginables ?
C’était assez choquant. Je ne peux pas dire « surprise », car la vérité est que toute personne qui s’intéresse à l’actualité entend parler de ce genre d’histoires trop souvent.
Ce sont des personnes en qui nous sommes censés pouvoir avoir confiance. Nous leur donnons notre cœur, notre esprit, notre identité juive, et voilà que cela se produit.
Ce sont des personnes en qui nous sommes censés pouvoir avoir confiance. Nous leur donnons notre cœur, notre esprit, notre identité juive, et voilà que cela se produit. Dans de nombreux cas, c’est très destructeur pour les relations entre Juifs. Même si de nombreuses personnes ont reconstruit leurs relations avec le judaïsme, cela ne signifie pas qu’elles peuvent s’en remettre. Cela exige un processus. Si la personne, qui est le gardien de vos pratiques spirituelles juives est cet agresseur narcissique, alors cela aura un impact très conséquent.
Vous proposez une étude du caractère des rabbins abusifs, ou des chefs spirituels juifs abusifs. Comment définissez-vous ce type de personnalité, et comment expliquez-vous qu’ils soient encore capables d’agir dans ces espaces ?
Ce qu’il faut retenir, c’est la notion de charisme. Nous définissons le leadership de manière très similaire au charisme. Et nous savons que le charisme est l’un des signes d’une personnalité narcissique. Quelqu’un qui entrerait dans une pièce et qui serait en mesure de manipuler les gens est l’une des caractéristiques principales d’une personne charismatique. Et la communauté juive a tendance à donner beaucoup de valeur à ces personnes, à ce type de personnalité.
Cela ne veut pas dire que tous les rabbins sont narcissiques ; ce n’est pas ce que je prétends. Mais je dis qu’il y a un chevauchement entre les qualités qui ont tendance à être culturellement valorisées chez les rabbins et certaines des caractéristiques qui définissent le narcissisme.
L’autre point qui a été soulevé avec force est celui de la pastorale comme une opportunité de prédation, de ciblage des victimes, et aussi l’utilisation du jargon juif pour avoir un « feeling » avec leurs cibles. Dans un grand nombre d’histoires d’abus, des rabbins parlent de « techouva » [pardon] et de « bashert » [âmes sœurs]. Beaucoup d’agresseurs savent trouver les ouvertures spirituelles qui leur serviront.
Nous devons en être conscients et commencer à réfléchir aux moyens de gérer les qualités que nous recherchons chez nos chefs spirituels, par opposition aux qualités qui ont tendance à nous éblouir.
S’agit-il simplement de personnalités narcissiques qui trouvent un moyen d’exploiter le système dans lequel elles se trouvent ? Ou bien y a-t-il quelque chose dans l’organigramme de notre judaïsme actuel qui encourage ce genre de comportement ?
Je me refuse d’affirmer que telle est la situation, même si les recherches vont dans ce sens. Ce que je veux dire, c’est que beaucoup de gens essaient de dire : « Oh, la culture orthodoxe encourage les abus, parce qu’il y a tellement de choses tordues dans le domaine de la sexualité. » Ou, à l’inverse, « Oh, regardez les réformistes, ils sont si permissifs, regardez comment les filles sont habillées », entre autres stéréotypes qui vont dans ce sens.
Les agresseurs savent comment manipuler tous les outils dont ils disposent, et ils savent être des caméléons très doués pour utiliser un langage qu’ils savent capable de parler à leurs cibles
Tout le monde cherche toujours l’accroche culturelle, pour dire : « C’est ce qui se passe dans cette culture. » Mais « ça » arrive partout, et personne n’est à l’abri. Les agresseurs savent comment manipuler tous les outils dont ils disposent, et ils savent être des caméléons très doués pour utiliser un langage qu’ils savent capable de parler à leurs cibles.
Votre livre porte sur les rabbins qui commettent à la fois des abus sexuels sur des enfants et des abus relationnels ou de pouvoir sur des adultes, et vous en parlez souvent de manière interchangeable. Est-il important de faire la distinction entre ces deux types d’abus, ou pensez-vous qu’ils relèvent tous de la même névrose ?
Je pense qu’il y a un spectre, c’est certain. Je pense qu’il y a beaucoup d’efforts qui sont faits pour les distinguer ; beaucoup de défenseurs des enfants victimes d’abus sexuels disent : « Je ne peux pas m’occuper des problèmes des femmes. Je me consacre aux enfants ». J’ai aussi rencontré des groupes féministes qui disaient : « Nous nous occupons des abus faits sur les femmes, nous ne nous occupons pas des abus sexuels sur les enfants ».
Ces deux attitudes me semblent mal orientées, car il s’agit de dynamiques très, très similaires. Tout est lié au contrôle et à la manipulation émotionnelle. L’identité de la cible peut changer d’un agresseur à l’autre, mais cela n’a pas d’importance. Les dommages sont toujours là, et il s’agit toujours d’une dynamique que nous devons reconnaître et surveiller. Ces distinctions ne sont, je pense, pas utiles. Il ne s’agit pas de deux phénomènes différents. Il s’agit simplement de cas particuliers d’agresseurs particuliers.
Tout récemment, le rabbin Shlomo Mund a été arrêté et accusé d’abus sexuels sur des mineurs à Montréal, ayant débutés en 1997. Le procès de l’ancienne directrice Malka Leifer pour abus sexuels sur des enfants à Melbourne est prévu pour la fin de l’été. Dans les deux cas, il s’agit d’accusations vieilles de plus de dix ans, où l’auteur présumé a été protégé dans une certaine mesure par les dirigeants de sa communauté et a échappé à l’arrestation pendant des années en déménageant en Israël. Quelles leçons pouvons-nous en tirer ?
L’une est structurelle et l’autre est culturelle. Structurellement, oui, les structures communautaires protègent les agresseurs en les plaçant dans une autre synagogue, une autre école ou autre, et ce pour toutes sortes de raisons. Parce que les agresseurs sont souvent des gens qui ont du pouvoir, donc le pouvoir protège le pouvoir. Il est très difficile de s’y opposer, parce que vous vous opposez à des réseaux de pouvoir.
L’autre niveau est culturel : quelles vies sont valorisées et quelles personnes sont considérées comme dignes, quelles personnes sont considérées comme dignes de notre soutien. Une personne qui se plaint est considérée comme une moins que rien, et nous pouvons donc l’écarter tel un employé mécontent. S’il migre vers une nouvelle congrégation, personne n’en sera affecté. Mais si le rabbin s’en va, alors là attention, c’est une catastrophe. Mais qui se soucie des victimes ? C’est un dysfonctionnement culturel autour de la question de savoir quelles vies sont considérées, ou non, comme précieuses.

Comment les institutions juives peuvent-elles, ou doivent-elles, changer leur approche sur les rabbins afin d’éviter ce type d’abus ?
Nous devons déconnecter les concepts de leadership de la performance, par rapport à la gentillesse et à l’empathie réelles. Trop souvent, en tant que communauté, nous accordons trop d’importance à des éléments performatifs comme le charisme. Mais ce n’est pas une définition pertinente du leadership, ni du genre de personne que nous devrions mettre sur un piédestal. Culturellement, nous devons donc revoir nos définitions. Les écoles rabbiniques doivent repenser la formation des rabbins et les comités d’embauche doivent également repenser les qualités requises.
Sur un plan politique, les organisations devraient être plus conscientes de la façon dont les choses sont gérées, de la manière dont les agresseurs sont soutenus et de la manière dont les victimes sont traitées.