LONDRES – Depuis une dizaine d’années, un débat acharné, de plus en plus acrimonieux, fait rage sur le sombre passé de guerre de l’île d’Aurigny, qui a abrité le seul camp de concentration nazi à avoir existé sur le sol britannique.
Personne ne conteste que « le rocher maudit », comme le surnommaient les Juifs français, a été le théâtre d’horribles souffrances pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les nazis y ont expédié des travailleurs forcés de toute l’Europe pour construire les fortifications de leur « Mur de l’Atlantique ».
Mais l’île, où plus de 40 000 personnes ont péri, était-elle vraiment un « mini Auschwitz » ? La Grande-Bretagne a-t-elle tenté d’étouffer l’affaire après la guerre en s’abstenant de poursuivre les coupables ?
Une enquête commandée par le gouvernement britannique sur ces allégations a conclu le mois dernier qu’il n’y avait « aucune preuve suggérant que plusieurs milliers de victimes sont mortes », affirmant que « les allégations selon lesquelles Aurigny était un ‘mini-Auschwitz’ sont totalement infondées ».
Un examen minutieux des taux de mortalité par des experts internationaux a révélé que le nombre de morts à Aurigny se situait probablement entre 641 et 1 027 et qu’il était peu probable qu’il ait dépassé 1 134. Le chiffre officiel des personnes présumées décédées pendant l’occupation nazie, calculé après la libération d’Aurigny en mai 1945, était de 389.
Le rapport « devrait être considéré comme le verdict final et définitif », a affirmé au Times of Israel la Dr. Gillian Carr, historienne de Cambridge et spécialiste des îles Anglo-Normandes.

Carr était l’une des 13 experts indépendants et internationalement reconnus sollicités l’été dernier par l’envoyé spécial du Royaume-Uni pour la Shoah, Lord Eric Pickles, afin de procéder à une étude sur le sujet.
L’enquête, dont les conclusions ont été saluées par le grand rabbin du Royaume-Uni, Sir Ephraim Mirvis, révèle également le traitement réservé par les nazis aux Juifs d’Europe occidentale mariés à des femmes « aryennes ». Quatre des 594 Juifs français envoyés à Aurigny seraient morts sur l’île.
Cette affaire suggère un lien potentiellement intriguant entre l’incapacité de la Grande-Bretagne à traduire en justice les responsables des atrocités commises sur l’île et le désir du Royaume-Uni de mettre la main sur les officiers de la Gestapo accusés d’avoir assassiné 50 militaires britanniques qui ont tenté une évasion du camp de prisonniers Stalag Luft III en mars 1944. L’héroïsme des prisonniers de guerre a été immortalisé par la suite dans le film « La grande Évasion ».
Une rampe de lancement pour le redouté front occidental
Aurigny fait partie d’un petit groupe d’îles – un archipel composé de Jersey, Guernesey et Sark – situé dans la Manche, au large de la Normandie. Semi-indépendantes, elles furent néanmoins la seule partie des îles britanniques à être occupée par les nazis.
Longue d’environ 5 km et large de 2,5 km, la quasi-totalité de la minuscule population civile d’Aurigny a été évacuée par la Grande-Bretagne après la chute du régime français en juin 1940.
Début 1942, Hitler ordonne la construction de tunnels, de bunkers, d’emplacements de canons et de batteries d’artillerie pour protéger les canaux de navigation autour de Cherbourg, fournir à la Luftwaffe une couverture antiaérienne et priver les Alliés de positions qui pourraient s’avérer utiles pour l’ouverture du redoutable front occidental.
Suite à cet ordre, l’île est devenue l’un des avant-postes les plus défendus et les plus imprenables du Troisième Reich.

Le prix à payer fut une légion de travailleurs forcés originaires de plus de 30 pays – dont des Juifs français, des prisonniers politiques allemands, des prisonniers de guerre soviétiques et des républicains espagnols anti-franquistes – qui furent envoyés dans quatre camps principaux : Helgoland, Borkum, Norderney et Sylt. Sylt, qui était à l’origine l’un des plus petits camps, fut pris en charge par les SS et devint un satellite du camp de concentration de Neuengamme, basé à Hambourg.
Les experts estiment que le nombre minimum de prisonniers ou de travailleurs forcés envoyés à Aurigny pendant l’occupation allemande se situe entre 7 608 et 7 812.
L’étude souligne les conditions brutales endurées par les prisonniers détenus par les nazis sur l’île. « De 1940 à la Libération, Aurigny a été un véritable enfer pour la plupart des personnes envoyées sur l’île », écrit Pickles, ancien ministre conservateur, dans son introduction. « Les prisonniers étaient traités de manière épouvantable et la vie n’avait aucune valeur. »
Le rapport d’enquête décrit l’opération de travail forcé de l’île comme « un microcosme de brutalité » et explique en détail la manière dont les travailleurs ont été affamés, battus, mutilés et torturés et, « dans certains cas », exécutés. Soumis à de longues heures de travail et contraints d’effectuer des travaux de construction dangereux, ils étaient logés dans des locaux inadéquats.

Qui a été emprisonné à Aurigny ?
En plus de tenter de déterminer le nombre d’individus qui sont passés par les camps d’Aurigny, l’étude a également cherché à établir l’identité d’un grand nombre de personnes qui n’avaient pas été identifiées jusqu’à présent. Une base de données principale, à laquelle des noms sont ajoutés au fur et à mesure, sera à terme accessible au grand public.
Parmi les victimes citées dans le rapport figure Leib Becker, un Juif de 66 ans qui serait la personne la plus âgée à être décédée à Aurigny dans le cadre de l’Organization Todt, le groupe d’ingénierie civile et militaire du Reich aux multiples facettes. Sur la base des informations disponibles, l’enquête suggère que Stanislaus Knapp a été le plus jeune prisonnier à mourir ; il avait 15 ans lorsqu’il est mort le 14 septembre 1942, apparemment de cachexie et de faiblesse cardiaque.
Les plus jeunes travailleurs SS décédés sont Mikhail Kanunenko (peut-être Skanunenko), Volodymr Kotopulenko et Jakov Dovgaliuk, tous âgés de 18 ans et très probablement originaires d’Ukraine. L’âge moyen à la mort des ouvriers SS était de 25 ans.

Selon l’enquête, la majorité des victimes étaient des civils et des prisonniers de guerre originaires de Russie, d’Ukraine, de Biélorussie et de Géorgie. « Les Allemands considéraient les Européens de l’Est comme inférieurs et comme une menace pour la société, et ils les traitaient très durement », souligne le rapport.
Le document cite plusieurs fosses communes et sites funéraires sur l’île et, tout en reconnaissant que les nazis ont jeté des corps en mer « à quelques occasions », cette pratique n’était pas « généralisée », selon l’enquête.
Celle-ci note que la fameuse politique « d’extermination par le travail » du Troisième Reich n’a pas été pratiquée sur l’île.
« Il était implicitement entendu – dans les quartiers OT, militaires et autres quartiers allemands d’Aurigny – que la mort d’un grand nombre d’Européens de l’Est en raison de conditions de travail exténuantes ne posait pas de problème », affirment les experts. « C’est néanmoins très différent de la planification délibérée de la mort du plus grand nombre possible de travailleurs forcés d’Europe de l’Est par le travail. »
Pas un camp d’extermination
L’étude rejette également les allégations selon lesquelles Aurigny aurait été un « mini-Auschwitz » où des dizaines de milliers de prisonniers auraient trouvé la mort.
« Il n’y a pas eu de centre d’extermination sur l’île », a écrit Pickles. « Quiconque le prétend n’a jamais visité Auschwitz ni compris l’ampleur des usines de la mort des nazis en Europe de l’Est. »
L’envoyé spécial pour la Shoah rappelle que « les chiffres ont de l’importance. Exagérer le nombre de morts est une déformation de la Shoah au même titre que minimiser les chiffres. L’exagération fait le jeu des négationnistes et porte préjudice aux six millions de morts. La vérité ne nuit jamais ».
Pickles a également vivement critiqué le contenu du débat sur ce qui s’est passé à Aurigny. « En tant qu’envoyé spécial du Royaume-Uni pour les questions liées à l’après Shoah, j’ai entendu de nombreuses discussions sur les chiffres », a-t-il écrit. « Mais rien n’est comparable à la virulence ou à la nature personnelle des disputes sur les chiffres d’Aurigny. »
Affaire classée ?
Carr estime que l’expertise des membres du groupe devrait permettre de clore le débat.
« D’après mes calculs, les membres de l’équipe ont à eux tous plusieurs centaines d’années d’expérience dans ce domaine », a-t-elle déclaré. « L’équipe s’est efforcée de trouver la vérité et de ne pas la déformer de quelque manière que ce soit. » Les membres du groupe d’experts ont apporté leur expertise de différents pays. Elle a comparé leur travail sur le projet à l’assemblage d’un « gigantesque puzzle ».

Carr a ajouté que « tout ce que je peux observer, c’est que certains de ceux qui défendent d’autres théories n’ont pas la même formation, la même expérience ou les mêmes qualifications, et qu’ils sont parfois autodidactes ».
« Je ne pense pas que les autres parties abordent nécessairement la question avec des intentions malveillantes. Je pense qu’ils croient probablement sincèrement aux théories qu’ils défendent. »
Carr, dont la mère et l’époux sont originaires de Guernesey et qui a écrit sept livres sur divers aspects de l’occupation nazie des îles Anglo-Normandes, a également noté les obstacles liés à l’absence de formation académique nécessaire pour évaluer ce qui s’est réellement passé à Aurigny.
« Toutes les archives ne se valent pas, ni tous les témoignages », a-t-elle souligné. « Il faut faire preuve d’esprit critique à l’égard de ses sources. »

Selon Carr, l’un des aspects les plus intéressants du rapport d’enquête est la preuve supplémentaire qu’il apporte sur la manière dont les Juifs français mariés à des non-Juifs étaient traités.
Comme l’indique le rapport, la majorité du groupe de Juifs français déportés à Aurigny en août et octobre 1943 avait transité par les camps d’internement de Drancy et du Loiret et était mariée à des femmes « aryennes ». Techniquement, leur statut matrimonial ne leur permettait pas d’être déportés vers les camps d’extermination de l’Est, mais ils pouvaient être déportés dans des camps de travail forcé. Soixante jeunes Juifs français non mariés à des non-Juifs ont également été envoyés sur l’île en vertu de la loi sur le service du travail obligatoire (STO).
« Le taux de mortalité de ce groupe de déportés français est faible », a indiqué Benoît Luc, directeur du Service départemental de l’Office national des combattants et victimes de guerre de Loire-Atlantique, dans le cadre de ses recherches pour le document. « Bien que les Juifs aient été soumis à des passages à tabac et à d’autres formes de mauvais traitements, il n’est fait mention d’aucune exécution sommaire ou de passage à tabac ayant entraîné la mort – ni dans les archives individuelles, ni dans les témoignages directs ».
Le rapport d’enquête indique également que la probabilité que des Juifs français déportés à Aurigny n’aient pas été recensés est « très faible ». « Seuls les individus qui n’auraient pas été remarqués par leurs codétenus – un scénario plutôt improbable – auraient pu rester introuvables », indique l’étude.

Le taux de mortalité des Juifs à Aurigny est également cohérent avec celui des camps de travail forcé des Juifs ailleurs en Europe occidentale et dans le Reich allemand. Ces camps étaient principalement utilisés pour les « Mischlinge » juifs – ceux que les nazis considéraient comme des « métis » – ainsi que les Juifs mariés à des non-Juifs. Les recherches menées sur ces camps indiquent qu’il n’y a généralement pas eu de massacres et que relativement peu de détenus sont morts. (Comme le souligne le rapport d’enquête, la situation en Europe de l’Est, où aucune distinction n’était faite entre les différents groupes de Juifs, était « radicalement différente »).
Le Dr. Henri Uzan, un survivant juif d’Aurigny cité par Luc, a attribué le faible taux de mortalité à trois facteurs : la grande solidarité au sein du groupe, le climat relativement clément des îles Anglo-Normandes (par rapport à l’Europe centrale et de l’Est) et le fait que le moral de ces Français assimilés était renforcé par le fait qu’ils pouvaient voir leur pays d’origine par temps clair.
Surtout, une grande partie des membres les plus âgés du contingent juif français ont été rapatriés en France par convois sanitaires au début de l’année 1944. En raison d’une mauvaise alimentation pendant leur court séjour sur l’île, beaucoup d’entre eux sont tombés malades et étaient donc incapables de travailler. Les commandants SS du camp de Norderney ont été convaincus par un médecin de la marine de rapatrier les malades. Sans cette décision, prise non par altruisme mais par nécessité, il y aurait eu beaucoup plus de morts. De plus, alors que les Allemands auraient pu envoyer les hommes à Drancy, l’Union générale des Israélites de France s’est arrangée pour les envoyer à l’hôpital Rothschild à Paris. Tous les 150 hommes des convois sanitaires, sauf deux, ont survécu et ont ainsi pu assister à la libération de Paris en août 1944.
La grande évasion… de la justice
Si Aurigny n’a pas été un « mini-Auschwitz », le nombre de morts et les mauvais traitements infligés aux prisonniers auraient dû justifier que les criminels de guerre responsables répondent de leurs actes devant la justice.
Le rapport fait l’éloge de l’enquête initiale menée à Aurigny par le capitaine Theodore « Bunny » Pantcheff, interrogateur du renseignement militaire britannique. Son équipe était « fermement résolue à rassembler rapidement des preuves prima facie sur lesquelles s’appuierait un procès pour crimes de guerre à Aurigny », selon le rapport d’enquête.
Mais, comme l’a souligné Pickles, le simple fait que « les assassins nazis d’Aurigny » n’aient jamais été traduits devant un tribunal britannique est « une tache sur la réputation des gouvernements britanniques successifs ».
Les recherches menées par le Pr. Anthony Glees, un éminent universitaire qui a été nommé conseiller de l’enquête britannique sur les crimes de guerre à la fin des années 1980, révèlent que la Grande-Bretagne n’avait aucune envie de voir les criminels de guerre nazis – dont beaucoup étaient détenus en captivité – échapper à la justice.
Cependant, les autorités ont préféré remettre en douce l’affaire aux Soviétiques presque dès la fin de la guerre, puis dissimuler le fait qu’elles l’avaient fait.
Cette décision a été prise en dépit du fait que les Alliés avaient décidé que, sauf dans le cas des principaux nazis, les criminels de guerre devaient être jugés et punis dans les territoires où leurs atrocités avaient été commises.
Au lieu de cela, le Foreign Office et les juristes du gouvernement ont décidé, au cours de l’été 1945, que toutes les preuves, méticuleusement rassemblées par Pantcheff dans le cadre de « l’affaire d’Aurigny », seraient remises à l’URSS, au motif que la plupart des victimes étaient soviétiques.
Tout au long des années 1945 et 1946, le Royaume-Uni a fait pression sur les Soviétiques pour que l’affaire soit jugée. De hauts responsables britanniques, dont le ministre des Affaires étrangères Ernest Bevin, avaient même envisagé de traduire les accusés en justice dans la zone britannique de l’Allemagne.

Mais les Soviétiques ont décidé de ne rien faire, ce que les autorités britanniques ont ensuite choisi de cacher à la population. Qui plus est, lorsque la France a demandé au Royaume-Uni, en 1947, de lui remettre des preuves de ce qui s’était passé à Aurigny en vue de ses propres procès pour crimes de guerre, la Grande-Bretagne a nié l’existence de telles preuves.
Pour Glees, les raisons des agissements « difficilement compréhensibles » de la Grande-Bretagne pourraient résider dans un mémo de 1945 entre avocats du gouvernement. Cette note suggérait que si les Soviétiques acceptaient le cas d’Aurigny, un « précédent utile » serait créé, à savoir que « la nationalité des victimes ainsi que la localisation géographique des crimes devraient être un facteur déterminant pour décider qui devrait juger un criminel de guerre particulier ». Cela pourrait encourager les Soviétiques à « nous aider plus spontanément dans d’autres affaires, en particulier l’affaire du Stalag Luft III ». En 1945, les hommes de la Gestapo qui, sur ordre d’Hitler, ont abattu les 50 militaires britanniques qui s’étaient échappés en masse du camp de prisonniers étaient entre les mains des Soviétiques.
Le stratagème britannique semble avoir fonctionné, puisqu’en 1947, un tribunal militaire britannique siégeant à Hambourg, ville alors située dans la zone soviétique de l’Allemagne, a jugé – et exécuté – plusieurs responsables de l’atrocité.
La justice est peut-être arrivée trop tard, mais où situer Aurigny dans l’histoire de la Shoah ?
La Shoah, conclut le rapport d’enquête, « fait partie de l’histoire d’Aurigny ». Il n’y a peut-être pas eu de chambres à gaz ni de massacres de Juifs, mais environ 600 Juifs ont été déportés, emprisonnés et utilisés comme travailleurs forcés pour la seule raison qu’ils étaient Juifs.
« Aux yeux du régime nazi, les travailleurs forcés juifs n’avaient le droit de vivre que tant qu’ils pouvaient être exploités pour leur travail », indique le rapport.
L’enquête souligne toutefois que cette tranche de l’histoire de la Shoah présente une « image difficile et peu familière ». La plupart des Juifs transportés à Aurigny s’y trouvaient précisément parce que les nazis avaient choisi de ne pas les déporter à l’Est.
« Bien que la politique allemande connue sous le nom de Solution finale de la question juive soit la cause directe de leur présence à Aurigny, ils s’y trouvaient parce que leur destin était d’être une exception à cette Solution finale, au moins pour un certain temps. »