JTA – Dans le nouveau roman de John Boyne, All The Broken Places, une Allemande de 91 ans se souvient, pour la première fois, de sa rencontre avec un jeune garçon juif dans le camp de la mort d’Auschwitz, 80 ans plus tôt.
« Je l’ai trouvé un jour dans l’entrepôt. Là où ils gardaient tous les pyjamas rayés », raconte-t-elle.
La femme, Gretel, se rend vite compte de son erreur : « c’était une expression propre à mon frère et à moi. » Elle précise qu’elle fait référence aux « uniformes. … Vous savez de quels uniformes je parle ».
Les lecteurs de Boyne sauront probablement ce que Gretel veut dire, car All The Broken Places est la suite du best-seller international de 2006, The Boy in the Striped Pajamas [Le garçon en pyjama rayé].
À une époque où d’autres livres sur la Shoah destinés aux jeunes lecteurs ont été contestés ou retirés de certaines écoles américaines, la popularité durable de Striped Pajamas a suscité autant d’amour que de mépris pour sa description de la jeunesse nazie et juive pendant la Shoah.
Il s’est vendu à 11 millions d’exemplaires, a été traduit en 58 langues, a été adapté au cinéma et est devenu la seule lecture obligatoire sur les Juifs ou la Shoah pour d’innombrables écoliers, principalement en Grande-Bretagne.
Et pourtant, les spécialistes de la Shoah déconseillent ce livre, affirmant qu’il contient des inexactitudes et des stéréotypes dangereux sur la faiblesse présumée des Juifs.
Dans un entretien accordé au Jewish Telegraphic Agency depuis son domicile de Dublin, le jour de la sortie de All the Broken Places aux États-Unis, Boyne a déclaré qu’il espérait que les lecteurs prendraient son nouveau livre pour ce qu’il est – une méditation plus sophistiquée sur la culpabilité et le mal, destinée à un public adulte plutôt qu’à des enfants cette fois. Mais il tient également à défendre l’œuvre originale qui l’a rendu célèbre.
« Je pense vraiment que ce livre est une contribution positive pour le monde et pour les études sur la Shoah », a déclaré Boyne, qui dit avoir parlé en personne de son livre Striped Pajamas dans 500 à 600 écoles.
Mais tout le monde n’est pas d’accord. Une étude publiée en 2016 par le Centre for Shoah Education, une organisation britannique au sein de l’University College London (UCL), a révélé que 35 % des enseignants britanniques ont utilisé son livre dans leurs programmes pour enseigner la Shoah, et que 85 % des élèves qui avaient consommé un média quelconque lié à la Shoah avaient soit lu le livre, soit vu son adaptation cinématographique.
En raison de cette notoriété, de nombreux élèves ont tiré des conclusions erronées sur la Shoah, notamment que les nazis étaient aussi des « victimes » et que la plupart des Allemands n’étaient pas conscients des horreurs infligées au peuple juif.
Alors que le niveau de connaissance concernant la Shoah a diminué, en particulier chez les jeunes, le roman de Boyne est devenu la victime de son propre succès. Les spécialistes de la Shoah au Royaume-Uni et aux États-Unis ont décrié le livre. L’historien David Cesarani l’a qualifié de « parodie de faits » et de « déformation de l’histoire », et le Holocaust Exhibition and Learning Centre de Londres a publié une longue énumération des inexactitudes et des « stéréotypes » du livre.
« Avec la montée de l’antisémitisme, comme celle que connaît ce pays, et qui se manifeste si souvent par la banalisation, la déformation et la négation de la Shoah, ce livre risque de faire plus de mal que de bien », a conclu Ruth-Anne Lenga, chercheuse au Centre for Shoah Education, au terme de son étude de 2016.
Boyne est venu à la Shoah de son propre chef, sans avoir jamais reçu d’enseignement à ce sujet pendant son enfance passée en Irlande. (Il a fréquenté une école catholique, où, comme il l’a raconté publiquement, il a été victime d’abus physiques et sexuels de la part de ses professeurs). C’est en lisant Nuit d’Elie Wiesel alors qu’il était adolescent, dit Boyne, qu’il a eu « envie d’en savoir plus ».
Entre ses 20 et 30 ans, il a lu de nombreux autres livres sur la Shoah, dont Primo Levi, Anne Frank ou encore Le choix de Sophie, fasciné par le caractère tout à fait récent de l’atrocité. « Comment quelque chose qui aurait dû se produire, il y a, disons, 1 000 ans – parce que le nombre de morts est si énorme et si horrible – a-t-il pu se produire à une époque aussi proche de la mienne ? Et si cela a pu se produire, comment empêcher que cela ne se reproduise ? »
Cette fascination a conduit à la publication, alors que Boyne avait 33 ans, de Striped Pajamas, qu’il a toujours envisagé comme étant une histoire pour enfants. Dans ce livre, Bruno, 9 ans, fils d’un commandant nazi, se lie d’amitié avec Shmuel, un prisonnier juif du même âge dans un camp de concentration ; à la fin du récit, Bruno enfile le « pyjama rayé » et suit son ami dans les chambres à gaz. Pour renforcer le concept de fable, une première version comprenait un élément de mise en scène où Boyne était un personnage qui lisait l’histoire à un public d’enfants, avant qu’un éditeur ne lui conseille de le supprimer.
Pendant l’écriture du livre, Boyne a déclaré qu’il s’intéressait à « la vérité émotionnelle du roman » plutôt qu’à l’exactitude historique, et a défendu la plupart des détails non historiques du livre – tels que placer les quartiers d’habitation des gardes d’Auschwitz à l’extérieur du camp, et ne pas mettre de gardes armés ou de clôtures électriques entre Bruno et Shmuel – comme étant une liberté créative. Une des critiques les plus fréquentes du livre, qui suggère que le dénouement encourage le lecteur à pleurer la mort de Bruno plutôt que celle de Shmuel et des autres Juifs dans les camps, n’a aucun sens pour Boyne : « J’ai du mal à comprendre que quelqu’un puisse arriver à la fin de ce livre et ne ressentir de la sympathie que pour Bruno. Je pense donc honnêtement que si c’est le cas, cela en dit plus sur leur antisémitisme qu’autre chose. »
Il a également justifié ses décisions en affirmant qu’il ne pensait pas qu’un roman comme le sien devrait servir de base à l’enseignement de la Shoah.
« Je ne pense pas que ce soit ma responsabilité, en tant que romancier qui n’a pas écrit un livre pédagogique, de justifier son utilisation dans les écoles alors que cela n’a jamais été mon intention », a-t-il déclaré. « Si [les enseignants] décident d’utiliser un roman dans leur classe, c’est à eux de s’assurer que leurs élèves comprennent qu’il y a une différence entre ce qui se passe dans ce roman et ce qui s’est passé dans la vie réelle. »
Boyne a ajouté qu’il était « consterné » par un récent article paru dans le JTA sur un district scolaire du Tennessee qui a retiré de son programme le roman graphique d’Art Spiegelman sur la Shoah, Maus. Si les enseignants doivent choisir entre les deux livres pour enseigner ce sujet, il a déclaré : « Maus est nettement mieux, cela ne fait aucun doute. Et c’est un livre beaucoup plus important ». (Spiegelman a lui-même critiqué Striped Pajama » au début de l’année, déclarant à un public du Tennessee qu’aucune école ne devrait lire le roman de Boyne, car « ce type n’a fait aucune recherche »).
Au cours des 10 années qui ont suivi la sortie de son livre, Boyne a été invité à maintes reprises à prendre la parole dans des centres communautaires juifs et des musées de la Shoah. Il a rencontré des survivants qui ont partagé leurs histoires avec lui.
Au fil des ans, de nouvelles études ont été publiées sur le succès du livre dans les écoles, ce qui a conduit à un examen plus approfondi des inexactitudes factuelles qu’il contient. D’autres auteurs, des chercheurs sur la Shoah et certains éducateurs se sont prononcés avec force pour dénoncer son usage dans les écoles. Au même moment, dit Boyne, il a cessé d’être invité à des manifestations juives.
L’auteur est également connu pour envenimer les discussions en s’opposant à ses détracteurs, même quand il s’agit d’institutions respectées. La plus célèbre d’entre elles, en 2020, a été lorsqu’il a eu une prise de bec sur Twitter avec le musée et mémorial d’Auschwitz-Birkenau, qui a déclaré que son livre sur Auschwitz « devrait être évité par toute personne qui étudie ou enseigne l’histoire de la Shoah ».
Cette querelle a été provoquée après les critiques de Boyne sur ce qu’il considérait comme la grossièreté de romans plus récents sur la Shoah, tels que The Tattooist of Auschwitz de Heather Morris. Repensant à cette altercation, Boyne a déclaré à propos du mémorial d’Auschwitz : « J’espère qu’ils comprendront que, peu importe que mon livre soit un chef-d’œuvre ou une farce, je l’ai écrit avec les meilleures intentions du monde ».
Peu de temps après avoir terminé Striped Pajamas, Boyne a imaginé la suite. Elle suit Gretel, la sœur aînée de Bruno, qui vit dans la clandestinité, au lendemain de la guerre, et parvient à dissimuler son éducation nazie jusqu’à nos jours. Pré-adolescente pendant la Shoah, Gretel prend peu à peu conscience de atrocités qui ont été commises en lisant des articles de presse et en visionnant des documentaires, mais aussi par ses rencontres avec d’anciens résistants et des descendants juifs de survivants (dont un, David, qui deviendra son amant sans connaître sa véritable origine).
Contrairement à Striped Pajamas, All the Broken Places est destiné aux adultes. Il contient des scènes de sexe, de violence, des tentatives de suicide et un langage vulgaire, ainsi que certains détails portant sur la Shoah qui avaient été omis dans le premier livre. Il mentionne, par exemple, le camp de la mort de Sobibor par son nom, et corrige les suppositions enfantines de Bruno qui voyait les camps de la mort comme une « ferme ».
Mais il raconte l’histoire du point de vue d’une Allemande qui a été directement impliquée dans la Shoah. Tout au long du livre, Gretel réfléchit à sa complicité avec le régime nazi et à l’intérêt qu’elle a, à se cacher des autorités au lendemain de la guerre, plutôt que d’essayer de traduire en justice des personnes comme son père. Le livre ne contient aucune discussion sérieuse sur l’antisémitisme en tant qu’idéologie, ni sur la mesure dans laquelle Gretel y adhère, bien que le sentiment anti-allemand de l’après-guerre soit abondamment commenté. Dans un épisode pour le moins choquant, un ancien lieutenant S.S. en fuite présente à Gretel une paire de lunettes d’Hitler et l’incite à les essayer ; et elle découvre avec effroi que cela l’excite.
L’accueil du livre a été mitigé. Bien qu’il ait été salué par des publications telles que Kirkus Reviews (« une étude de caractère complexe et réfléchie ») et le Guardian (« une défense de la nécessité pour la littérature de montrer les aspects les plus sombres de la nature humaine »), le New Statesman a reproché à Boyne d’avoir écrit une « suite immorale » et « éhontée » qui érode davantage la « judéité » de la Shoah.
À la demande de son éditeur, Boyne a joint à All The Broken Places une notice explicative de l’auteur reprenant les critiques formulées à l’encontre de Striped Pajamas. « Écrire sur la Shoah est très délicat et tout romancier qui s’en approche prend une énorme responsabilité », dit-il au lecteur. « L’histoire de toute personne qui a péri pendant la Shoah mérite d’être racontée. Je crois que l’histoire de Gretel vaut également la peine d’être racontée. »
Et malgré tout, Striped Pyjamas a ses défenseurs juifs. L’un d’entre eux, le compositeur Noah Max, 24 ans, prépare une nouvelle adaptation du livre sous forme d’opéra, qui s’intitulera The Child in the Striped Pyjamas. Il débutera à Londres en janvier ; un article récent du U.K. Jewish Chronicle a contribué à convaincre le détenteur des droits du film, Miramax, de renoncer aux frais de licence d’un million de dollars pour le projet.
Arrière-petit-fils de juifs qui ont fui Vienne à l’arrivée des nazis, Max a expliqué au JTA avoir lu le livre pour la première fois « des années avant d’être capable d’absorber un témoignage », et que ce livre l’a incité à rechercher des témoignages authentiques de survivants et à entreprendre la composition de l’opéra dès l’âge de 19 ans. Il a comparé son message aux écrits du rabbin Jonathan Sacks sur le relativisme moral.
« En fin de compte, le livre m’a motivé à écrire un opéra sur la Shoah et à intégrer l’enseignement de la Shoah dans ma musique », a déclaré Max. « Tout livre capable de cela est digne d’attention ».
La passion de Max pour Striped Pajamas a inspiré au moins un groupe de défense de la Shoah à changer d’avis sur ses mérites éducatifs. Le Shoah Educational Trust, un groupe basé à Londres qui conseille les éducateurs britanniques sur la manière d’enseigner la Shoah, avait encore déclaré en 2020 qu’il « déconseillait la lecture » du livre dans les écoles.
Mais suite à ce que Max a décrit comme des « conversations très enrichissantes » sur « la valeur symbolique et artistique de l’histoire », le trust a donné son plein accord à l’opéra et, à ses dires, a même revu son point de vue sur le livre. (Le groupe n’a pas répondu à une demande de commentaire du JTA).
Avec seize ans de recul et la possibilité de repenser son best-seller, Boyne a déclaré qu’il ne changerait rien. En pensant à son jeune public, il a déclaré : « S’ils ne lisaient pas Striped Pajamas, ils liraient probablement quelque chose qui n’a aucun rapport avec ce sujet ».