Le 11 mars 1944, un habitant de la rue Le Sueur appela les pompiers : les résidents de cette rue tranquille du XVIe arrondissement de Paris se trouvaient fort incommodés par les relents nauséabonds d’une fumée s’échappant, depuis la veille, de l’hôtel particulier, sis au 21 de la rue.
Arrivés sur place, les pompiers brisèrent la fenêtre du rez-de-chaussée et entamèrent l’exploration de l’immeuble inhabité. Ils n’auraient jamais pu imaginer la découverte macabre qui les attendait au sous-sol : des corps découpés, des membres épars et une chaudière dans laquelle des restes humains finissaient de se consumer.
La scène se passait chez un certain Docteur Petiot.
Deux jours plus tard, tous les journaux publiaient les photos d’une autre découverte, dans ce même immeuble : celle d’une fosse, cachée sous un appentis et remplie de restes humains. Ceux-là avaient été immergés dans de la chaux vive.
L’affaire Petiot était née, le coupable en fuite et l’enquête dirigée vers le fameux 36 quai des orfèvres.
La police mit du temps à mettre la main sur Marcel Petiot. Il fut arrêté le 31 octobre 1944, à la station de métro Saint-Mandé-Tourelle.

Condamné à mort, il fut guillotiné le 25 mai 1946 dans la cour de la prison de la Santé.
En cet été caniculaire de 2019, Jean-Marc Dreyfus n’était pas venu jusqu’à la salle de lecture des archives de la préfecture de police pour Petiot mais la mention de restes humains arrivés en mars 44 depuis la rue Le Sueur avait attiré son attention. L’historien s’était alors lancé dans la lecture des milliers de pages du dossier Petiot.
Ce livre est le résultat de ses recherches, entreprises « avec les méthodes de l’historien apprises en Sorbonne ». Un travail de fourmi et, surtout, de pionnier car, étonnamment, aucune recherche historique n’existait sur ce serial killer pourtant passé à la postérité.
En plongeant le lecteur dans l’époque du Paris occupé, en reconstituant de façon minutieuse l’histoire du plus « terrible meurtrier français du XXe siècle » dont la majorité des victimes était juives, Jean-Marc Dreyfus livre la chronique d’une série de meurtres enfantée par l’Occupation.
À rebours de la volonté des juges de l’époque de tout faire pour éviter un procès politique libérant la parole sur la persécution des Juifs, la responsabilité de Vichy et sur la résistance, l’historien démontre qu’à travers le récit détaillé du parcours des victimes du médecin, les plaidoiries des avocats avaient, pour la première fois en public, « tout dit, ou presque, de la Shoah en France ».

Il en a fait un récit absolument passionnant, porteur d’une réflexion inédite, prolongeant, à sa façon, la tradition du « true crime » dont Truman Capote fit, avec d’autres, les beaux jours. Mais, au-delà de la forme narrative captivante, Jean-Marc Dreyfus nous donne en partage les interrogations et les questionnements que cette affaire ont suscités pour l’historien spécialiste de la Shoah en France et en Europe.
Entretien avec Jean-Marc Dreyfus dont l’enquête tend à prouver que ce que l’on croyait savoir de l’affaire Petiot n’est sans doute pas le reflet de ce qu’il s’est réellement passé dans l’hôtel de la rue Le Sueur, décidément très visité…
The Times of Israël : À vous lire, on a le sentiment qu’il est important de comprendre que le Paris occupé, dont vous transcrivez admirablement l’atmosphère, avait décloisonné des milieux qui, en d’autres circonstances, ne se seraient pas croisés : des malfrats en tous genres, des truands parisiens émargeant à un service allemand, des profiteurs, des rabatteurs, des personnes fragiles retournées par la Gestapo et bien sûr, des Juifs cherchant à fuir Paris. Cette affaire n’est-elle pas inextricablement liée à la guerre ?
Jean-Marc Dreyfus : Petiot est le serial killer de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah comme Landru fut celui de la Première Guerre mondiale. Petiot aurait-il commis ces assassinats si la guerre n’avait pas eu lieu ? Nul ne le sait. Reste qu’il ne l’aurait pas fait de cette façon et probablement pas à un rythme aussi intense.
N’y a-t-il pas, dans votre livre, quelque chose de l’ambiance Simenon, notamment à travers le commissaire Massu, chargé de l’enquête ?

Je suis un grand lecteur de Simenon, lequel avait une connaissance intime des rouages de la préfecture de police où il avait passé beaucoup de temps avant-guerre. Massu est, jusque dans les détails, le modèle du commissaire Maigret. Il en était d’ailleurs très fier. La façon minutieuse dont l’enquête est menée, les techniques policières et certains des personnages nous ramènent également à Simenon. Petiot, médecin radin et un peu louche, pourrait être un de ses personnages mais à ma connaissance, Simenon n’a pas fait de roman sur un serial killer.
Avant la macabre découverte dans son hôtel parisien, Petiot avait un « passé » : il y avait eu à son encontre des plaintes pour vols, notamment quand il avait occupé la fonction de maire avant guerre à Villeneuve-sur-Yonne…
Il s’agissait toujours d’histoires un peu bizarres. Ce qui est certain, c’est que Petiot était kleptomane : quel intérêt, pour lui, de voler la grosse caisse de la fanfare municipale, qui plus est, en mauvais état ? Il était alors considéré comme un doux-dingue, un original pas vraiment dangereux et dont on se disait que les frasques finiraient par le faire interner.
Et les soupçons d’assassinat de sa bonne, qu’il aurait mise enceinte et accouchée, avant de tuer la mère et le nouveau-né ?
C’est ce qu’on a raconté dans le village, mais cela n’a jamais été prouvé. Ces rumeurs ont-elles circulé après la découverte de 1944 ? Je n’ai pas de documents attestant que ces accusations avaient été formulées au moment des faits qui remontaient à une quinzaine d’années plus tôt. Les témoignages recueillis par les policiers dépêchés dans l’Yonne pour enquêter sur Petiot ont pu être influencés par la connaissance que les gens avaient, en mars 1944, de l’affaire que la presse avait relayée par le menu. Ce qui est très étonnant, c’est qu’il y a eu, avant même la découverte du charnier parisien, des histoires très louches pour lesquelles Petiot n’a pas été suspecté. Des gens disparaissaient, des plaintes étaient déposées et Petiot avait été la dernière personne à les avoir vues. La police avait connaissance de tout cela et pourtant elle n’a pas formulé de soupçons. Mystère…
Pardon de n’extraire de votre livre que celle-ci mais, parmi les inventions scientifiques dont Petiot se vantait, il y avait une machine à aspirer et à délayer les matières fécales chez les constipés chroniques…
Il avait l’obsession des machines. Il se prenait pour un inventeur et racontait de nombreuses histoires à ce sujet. Il n’en demeure pas moins qu’il était un bon médecin. À son procès, d’anciens patients appelés à témoigner par son avocat ont dit combien ils avaient été bien soignés.
En plus de pratiquer, comme vous le montrez dans le livre, ce qu’on appellerait aujourd’hui des fraudes à l’Assurance Maladie, c’était un dealer…
C’est tout de même curieux, cette histoire de deal. Elle conduit là encore à se demander s’il n’aurait pas été protégé, à un moment donné. Certes, il était passé au tribunal mais n’avait été condamné qu’à une vague amende, et ce pour quatre mille ampoules de chlorhydrate de morphine trouvées chez lui ! Peu de gens se droguaient à l’époque, ce qui faisait sans doute de lui le plus gros dealer de Paris.
Protégé, mais par qui ? Il aurait travaillé pour la Gestapo, mais de cela, il n’y a aucune trace. S’il fut protégé, ce fut plutôt parce que les clients qu’il avait en tant que dealer étaient ces malfrats qui s’étaient mis au service de la Gestapo, la fameuse Carlingue [ndlr surnom de la Gestapo française]. D’ailleurs, quand Massu s’était rendu compte, au printemps 1944, que certaines des victimes étaient des malfrats travaillant pour la Gestapo, il avait stoppé l’enquête les concernant. Il ne voulait pas avoir d’ennuis avec les Allemands. D’où le peu d’informations de l’enquête sur quatre des victimes, de vrais mafieux, dont les noms n’apparurent pas au procès. Et là, on est vraiment dans du Simenon !
« Adrien la main froide » par exemple ?
Dit aussi « Adrien le Basque », dont j’explique dans le livre qu’il avait quitté la Carlingue en 1941 à la suite d’une dispute. Il avait ensuite offert ses services à l’Abwehr, le contre-espionnage du Reich avec lequel il s’était également brouillé. Voilà pourquoi il avait cherché à quitter Paris en 1942. C’est le genre de personnages avec lesquels Petiot était en lien et dont il était aussi le « bon docteur ». Ce qu’on constate, c’est la grande timidité de la police française à ce moment-là, face à quelqu’un dont elle savait qu’il avait des protections.

Un avis de recherche national fut diffusé le 15 mars 1944. Pourquoi l’enquête a-t-elle piétiné ?
Ceux dont on signalait la disparition étaient juifs. Or, en 1944, la police n’organisait plus de grandes rafles mais elle procédait à des arrestations individuelles et continuait de pister les Juifs, même si elle le faisait avec un zèle moindre car on attendait la Libération. Massu disait lui-même que les témoins éventuels étaient juifs et ceux-là n’allaient sûrement pas venir Quai des orfèvres et risquer de ne pas en ressortir. Cela serait revenu à se jeter dans la gueule du loup.
Vous dites du titre de l’ouvrage qu’il est « provocateur », en ce qu’il juxtapose le terme « tueur en série », utilisé depuis les années 1980, et le mot « Shoah », introduit dans le vocabulaire français en 1985 par le film de Claude Lanzmann. Pour autant, ce titre trouve de multiples échos. À commencer par le terme de « survivants »…
Dans le contexte de la Shoah, les survivants sont ceux qui revenaient des camps. Il désigne ici les candidats à un passage organisé par Petiot et qui, au dernier moment, ont renoncé au départ… Tout cela se passait au même moment.
Seize des vingt-sept victimes de Petiot étaient juives. Des Juifs arrivés jusqu’à Petiot qui représentait pour eux un espoir de fuite ?
Il s’agit là d’une illustration de la fragilisation des familles juives, de la rencontre de milieux qui n’auraient pas dû se mélanger et de l’apparition d’intermédiaires louches qui offraient d’aider les Juifs, évidemment pas par altruisme. Il y a par exemple ce personnage qui était en contact avec des réfugiés juifs à Nice auxquels il proposait ses services pour leur faire passer la ligne de démarcation tout en étant lui-même en contact avec la Gestapo…
L’affaire Petiot a donc été, selon vous, l’occasion de révéler à un large public, dans la foulée de la Libération, la persécution des Juifs de France, les spoliations, les interdictions professionnelles, les rafles, la fuite, les réseaux de passeurs… ?
J’insiste vraiment sur ce point qui fut mon hypothèse de départ, en tant qu’historien de la Shoah. Un débat existe pour savoir ce qui a été raconté et ce qui a été compris de la Shoah et de la persécution des Juifs de France, à la suite de la Libération. Des historiens se déchirent sur cette question. Je dis qu’à ce procès, qui a passionné les foules et mobilisé la presse de très nombreux pays, on a non seulement raconté la Shoah mais aussi la persécution des Juifs de France.

Les meurtres de Petiot, qui produisirent des cadavres sans nom, ont suscité de nombreuses comparaisons avec les crimes commis dans les camps…
Au procès, la comparaison a été faite avec les camps mais ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre, c’est que cette comparaison a été poussée très loin : d’abord en parlant de « survivants » puis en avançant l’hypothèse, qui fut abondamment relayée par les journalistes, de « l’asphyxie gazeuse » des victimes dans une « chambre à gaz ». Il y avait également le poêle dans lequel les cadavres avaient été brûlés et qui, forcément, a rappelé les fours crématoires. Comme si Petiot avait installé un petit Auschwitz dans le sous-sol de son hôtel particulier.
N’est-ce pas d’ailleurs ce que vous soulignez, en rapportant le titre de l’édition du 13 avril 1945 de France Soir : « La rue Le Sueur, c’était Auschwitz à Paris » ?
Oui, c’est ce titre qui a fait la comparaison la plus directe et la plus poussée.
La photo que vous avez choisie pour la couverture du livre n’est-elle pas elle aussi une référence à la Shoah ?
Pensez au musée d’Auschwitz et à ces amoncellements de valises et de vêtements. Ces images étaient déjà là, ancrées dans l’opinion publique, puisqu’elles avaient été montrées de façon massive du 15 avril à la fin mai 1945. Ce sont celles de la libération des camps. La photo de la couverture est assez connue mais je l’ai recentrée pour laisser apparaître la montagne de bagages qui avaient appartenu aux victimes de Petiot et qui servit de décors aux débats de la salle d’audience.
Et pourtant, malgré le surgissement de ces analogies, vous soulignez que tout a été fait pour présenter Petiot comme un assassin de droit commun…
Il est clair que l’on n’a pas voulu parler, au procès, de la résistance, de la collaboration et de la persécution des Juifs. C’est tout de même apparu mais c’est un point qui ne figure pas dans les charges du procès. Les juges ont cherché à l’éviter.
Parmi les victimes juives, un certain Yvan Dreyfus avec lequel vous avez un « cousinage pas si éloigné que cela » ?
Je suis né en 1968, dans une famille juive d’Alsace marquée par la mémoire de la Shoah qui ne remontait pas si loin dans le temps. Yvan Dreyfus était un cousin indirect de ma grand-mère. Je me rappelle qu’on disait de lui : « Il a été tué par Petiot ». La présence de ce cousin dans le récit familial de la Shoah a aussi déterminé mon intérêt à écrire ce livre.
Interné au camp de Royallieu à Compiègne, Yvan Dreyfus avait entendu parler d’un réseau qui faisait passer des Juifs en zone libre ou en Amérique. Vous parlez d’une manœuvre de la Gestapo et des V-Männer. Qui étaient-ils et en quoi furent-ils, à vous lire, plus efficaces que les dénonciations et le contrôle social ?
Ils n’étaient pas simplement des indicateurs. Il s’agissait de gens qui avaient été « retournés » pour se mettre au service de la Gestapo ou des diverses polices allemandes, jusqu’à être intégrés dans les services. Certains y avaient des bureaux et prenaient des initiatives. Ils traînaient dans Paris, à la recherche « d’affaires », de Juifs, de résistants ou de stocks de marchandise. Ils venaient de groupes visés par les nazis. Il y eut parmi eux quelques Juifs mais ils furent très peu nombreux en France. Ces auxiliaires furent en tout cas très efficaces.
Une galerie de personnages ambigus traversent votre livre. Parmi eux, Eryane Kahan, la « rabatteuse » certainement involontaire de Petiot dont on ne sait si elle fut une espionne, une dénonciatrice, une résistante traquée par le contre-espionnage allemand, une indicatrice de la Gestapo, une Juive étrangère menacée de déportation, une prostituée…
Elle était tout cela à la fois mais, me semble-t-il, de façon pas très consciente et pas très organisée. Elle fut dénoncée pour avoir été une indic de La Carlingue, ce que j’ai un peu de réticence à croire car cette accusation repose sur le témoignage peu fiable d’un malfrat. Ce qui est certain, c’est qu’il s’agissait d’une femme pleine de ressources, d’une demi-mondaine qui avait un grand talent pour brouiller les pistes et naviguer dans le Paris occupé. Au bout du compte, elle ne s’est jamais révélée. On ne savait même plus à quel étage se trouvait son appartement dans l’immeuble de la rue Pasquier où étaient passées de nombreuses victimes : elle circulait entre les différents appartements !

À la question « Petiot était-il antisémite ? », vous répondez qu’aucune victime juive n’était apparue dans le récit de ses frasques dans l’Yonne (tout en précisant qu’il n’y avait pas de communautés juives dans le département) et qu’avant son procès, il n’avait jamais exprimé d’idées antisémites. Son unique mobile avait-il été l’argent : 50 000 francs pour le voyage ainsi que les avoirs, bijoux et vêtements apportés par les victimes ?
Il leur prenait tout. Il leur disait : « Vous n’en aurez plus besoin puisque vous partez en Argentine ». Il avait probablement accumulé pas mal d’argent.
Reste que, comme en fait état votre introduction, lors de son procès, Petiot a interrompu l’avocat de la famille Dreyfus en criant : « Vous, l’avocat des Juifs, taisez-vous ». Et il y eut ses écrits de prison révélant des délires antisémites d’une veine célinenne…
Je n’ai personnellement pas vu ces écrits qu’une personne m’a dit avoir eus en main. C’est un autre mystère de cette affaire : on ne sait pas où sont ces documents. Il est vrai que l’attitude de Petiot sur les Juifs a été ambiguë au procès mais il était dans un tel délire… Quand on l’accusait d’être un collabo, il s’énervait vraiment en disant qu’il était un vrai résistant. Il donnait le sentiment d’y croire vraiment.
« Je suis réformé de la guerre pour débilité mentale, ce qui équivaut à dire que je ne suis pas responsable » s’était un jour défendu Petiot. L’irresponsabilité pénale en raison de l’abolition ou de l’altération du discernement est une question épineuse du droit pénal qui nous ramène à l’affaire Sarah Halimi et à l’émotion suscitée par l’absence de procès, l’auteur des faits ayant été déclaré irresponsable.
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Petiot serait-il jugé aujourd’hui à l’aune de la « débilité mentale » dont il se réclamait ?
Petiot avait des poussées délirantes, finalement peu nombreuses. Il était en pleine maîtrise de ses moyens, sans quoi il n’aurait pas pu organiser de cette façon les crimes commis. C’est quand même incroyable, tous ces travaux qu’il avait fait faire ! Je les décris dans le livre. Il avait mis des mois à tout faire installer, jusqu’à pouvoir assister à l’agonie de ses victimes. Petiot savait ce qu’il faisait et n’oubliait rien : il avait une mémoire phénoménale et avait minutieusement tout préparé, dans les moindres détails.
Vous avez exhumé des archives une somme impressionnante de documents jamais exploités. Reste que l’affaire n’a pas encore livré tous ses mystères. Dont celui du magot de Petiot qui n’a jamais été retrouvé…
La femme de Petiot a vendu l’immeuble en 1951. En 1952, de nouveaux propriétaires auraient démoli l’immeuble pierre par pierre pour tenter de mettre la main sur le magot. Il y a même des photos du chantier dans le dossier ! Ils n’ont rien trouvé. Ou bien ils ne l’ont pas dit. Ce qui est certain, c’est que Madame Petiot s’en est tiré avec pas mal d’argent. Elle a ensuite disparu, probablement partie au Brésil.
Vous laissez apparaître qu’il manquait des cadavres…
Pardonnez-moi d’insister sur le fait que je suis le premier à avoir vu tous ces documents. Il existe un dossier médico-légal des restes humains trouvés au 21 rue Le Sueur, qui n’ont pas pu être identifiés. Il n’y avait évidemment pas d’analyse ADN à l’époque. On n’a donc pas pu mettre de noms sur les squelettes, ce qui, on l’a dit, a suscité une référence à la Shoah. Mais il n’y en avait « que » dix, même si l’on sait que des restes avaient été brûlés. Où étaient passées les autres victimes de Petiot ? Il en manquait seize ou dix-sept. On a alors fait le lien, à l’époque, avec des morceaux de corps qu’on avait repêchés dans la Seine. Mais là encore, on n’a rien conclu. C’est quand même assez probable : les dates correspondaient et on avait retrouvé dans la Seine le corps d’un enfant, celui du petit René Kneller, qui avait été victime du docteur. Il est donc assez probable que les corps manquants se soient retrouvés dans la Seine, même s’il n’y a pas de certitudes.
Les corps retrouvés dans l’hôtel de Petiot pourraient, selon vous, avoir un lien avec la Carlingue ?
C’est la seule hypothèse que je me suis permis de faire, tout à la fin. Un point m’a en effet semblé assez curieux : pendant le séjour de Petiot en prison [ndlr : Petiot avait été emprisonné par la Gestapo qui le suspectait de faire passer des Juifs], de nombreuses visites ont eu lieu dans cet hôtel particulier, notamment celle d’ouvriers à la recherche d’une fuite d’eau. Quand une fuite est suspectée, on va partout, on inspecte chaque recoin, n’est-ce pas ? Comment se fait-il qu’ils n’aient remarqué aucun cadavre ? Y avait-il vraiment des cadavres à ce moment-là ? Peut-être Petiot, quand il est sorti de prison et qu’il est rentré chez lui, a-t-il lui-même découvert les cadavres qui n’étaient pas ceux de ses propres victimes, puisqu’il les avaient jetées dans la Seine des mois auparavant. Il s’en serait alors débarrassé en les brûlant. On peut se demander si l’une des officines de répression, comme la Carlingue, n’aurait pas utilisé l’hôtel inhabité pour y déposer les corps des personnes arrêtées et torturées. Mais ce n’est qu’une hypothèse…
Que ressent-on quand, en historien de la Shoah, on œuvre à éclairer et à documenter scientifiquement ce qui s’est passé – tant pour servir l’Histoire que pour entretenir la mémoire -, face aux accusations formulées par certains milieux (notamment ceux du cinéma), qui s’emparent de la Shoah pour établir des comparaisons avec la situation actuelle en Israël et à Gaza ?
Je suis toujours un peu écœuré de voir la Shoah invoquée partout. On s’y réfère en permanence, mais je suis également conscient qu’il ne peut exister de mémoire parfaite. Ce que peuvent faire les historiens de la mémoire, c’est étudier cette instrumentalisation de façon scientifique et y répondre. C’est ce à quoi nous nous consacrons en publiant des ouvrages scientifiques. Encore faut-il que nous soyons lus de façon sérieuse.
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Jean-Marc Dreyfus, L’affaire Petiot et la Shoah, Un tueur en série sous l’Occupation, Grasset, 352 pages, 22 €
Une rencontre-signature avec l’auteur est prévue le jeudi 17 avril à 19 h à la librairie LE DIVAN située au 203 rue de la Convention, dans le XVe à Paris
Entrée libre.