Dans un sermon du dimanche, à la mi-septembre, le patriarche de l’église maronite, au Liban, s’en était vivement pris à tous ceux qui cherchent à déstabiliser le pays de l’intérieur. C’était seulement quelques jours avant que les explosions d’appareils de communication appartenant à des membres du Hezbollah ne fassent des milliers de blessés et des dizaines de morts, plongeant le Liban dans le chaos, plaçant son système de soins au bord de l’effondrement et amenant le groupe terroriste à tirer, en riposte, cent roquettes en direction du nord d’Israël.
« Il y a des factions, au sein de notre société, qui souhaitent que le Liban soit un territoire vide où elles pourront mettre en œuvre leurs plans sans intervention possible d’un État, de lois ou d’une constitution. Elles considèrent le Liban comme un bien immobilier et non comme une patrie », avait-il déclaré dans ce sermon qu’il avait prononcé dans la ville de Mayfouk, au nord du Liban, selon l’Agence nationale de presse libanaise, la NNA.
« Quand chaque groupe commence à avoir le sentiment que le Liban appartient à l’autre groupe, alors c’est que le Liban n’appartient à plus personne. Il devient une parcelle de territoire qui a été divisée entre des intrus qui pillent un pays qui ne leur appartient pas », avait-il continué, sans nommer explicitement le Hezbollah ou l’Iran.
Ce n’est pas la première fois que le patriarche maronite condamnait le Hezbollah, un groupe qui a construit un État dans l’État. Avec une milice qui, selon les estimations, ne serait pas plus grande que l’armée libanaise, avec son propre système bancaire, ses propres services sociaux et même ses propres supermarchés, le Hezbollah a détourné la politique et la vie publique au Liban. Au cours des élections de 2022, le groupe terroriste n’avait remporté que 16 sièges – mais le bloc politique qui lui apporte son soutien avait gagné 62 sièges sur les 128 que compte le puissant Parlement.
Selon le système de partage du pouvoir en vigueur au Liban, la présidence doit être occupée par un maronite – c’est le courant chrétien majoritaire dans le pays, qui est affilié au pape catholique. Depuis presque deux ans, le Hezbollah a maintenu le Liban dans l’impasse politique en bloquant toute tentative d’élire un président autre que son candidat favori, Suleiman Frangieh, qui est le petit-fils d’un ancien chef de l’État.
Cela fait longtemps que le patriarche exprime son mécontentement face au Hezbollah et face aux initiatives prises par ce dernier pour entraîner le pays dans les troubles régionaux. Depuis que le groupe terroriste a lancé ses attaques transfrontalières contre Israël, le 8 octobre 2023, ses réprimandes à l’égard de l’organisation sont devenues une constante de ses prises de parole publiques.
Israël non plus n’a pas été épargné par ses critiques. Il a ainsi déclaré, dimanche, qu’il ressentait « un profond chagrin face au bilan dévastateur infligé par les frappes israéliennes au Liban », ajoutant que ces attaques étaient « vides de toute Humanité ».
????Maronite Patriarch Bechara Rai on Sunday criticized those seeking to make Lebanon a country "without a state, laws, or a constitution," and honoring the "martyrs of the Lebanese resistance" from the Lebanese Forces (LF).https://t.co/VE9Gt8soXk
— Çağatay Cebe (@Mucagcebe) September 15, 2024
Dans un sermon précédent, en date du 25 août, Rai avait déploré la marginalisation des maronites au sein de l’État libanais.
« Le pays affronte actuellement la période la plus dangereuse de son Histoire. Nous devons nous souvenir de l’âge d’or du Liban, une époque où le pouvoir était entre les mains des maronites », avait-il indiqué, des propos qui avaient été rapportés par le quotidien libanais L’Orient-Le Jour.
Le pays affronte actuellement la période la plus dangereuse de son Histoire
Le colonel à la retraite Jacques Neriah, expert du Liban, chercheur au sein du Centre des Affaires étrangères et sécuritaires de Jérusalem, souligne le rôle central que tient le patriarche dans l’opposition au Hezbollah.
« Rai est un pilier susceptible de rallier autour de lui tous les chrétiens. Ces derniers le considèrent comme une autorité religieuse qui préserve aujourd’hui la nature chrétienne du Liban », explique Neriah.
« Ses discours peuvent être plus politiques que religieux. Il demande aux chrétiens de s’unir et de ne pas suivre la tendance qui consiste à s’en prendre au Hezbollah », ajoute-t-il.
The Syriac Maronite Patriarch in Lebanon demand to take off all Hezbollah missiles implanted within civilian communities in South Lebanon. These missiles is risking civilians because Israel response to take them down is harming the people around them. Example of human shield. pic.twitter.com/b2nytqSx7z
— Shadi khalloul שאדי ח'לול (@shadikhalloul) December 31, 2023
Une communauté divisée
Alors qu’ils étaient, dans le passé, la colonne vertébrale de la société libanaise, les chrétiens ont vu leurs communautés et leur influence se réduire progressivement au cours des dernières décennies.
Le cœur géographique du pays, le mont Liban, était une zone autonome à majorité chrétienne sous l’Empire ottoman. Quand le mandat français avait succédé à ce dernier suite à son effondrement, en 1923, d’autres régions à majorité musulmane étaient venues s’intégrer, modelant graduellement ce qui devait devenir le Liban à l’ère moderne. La zone géographique s’était élargie mais la population chrétienne avait baissé en termes de pourcentage.
Après son indépendance, en 1943, le Liban avait dû tenter de trouver les moyens de créer l’équilibre dans sa mosaïque religieuse complexe – qui comprend des chrétiens maronites et orthodoxes, des musulmans chiites et sunnites, des Druzes, des Arméniens, des Alaouites et autres minorités. La constitution garantit la représentation de 18 groupes religieux distincts au gouvernement, dans l’armée et dans la fonction publique.
Les trois fonctions les plus élevées – celles du président, du Premier ministre et du président du parlement – sont partagées entre un chrétien maronite, un musulman sunnite et un musulman chiite
Les trois fonctions les plus élevées – celles du président, du Premier ministre et du président du Parlement – sont partagées entre un chrétien maronite, un musulman sunnite et un musulman chiite. Toutefois, ce système de partage des responsabilités au plus haut niveau s’est transformé, au fil du temps, en système dominé par le népotisme et par la corruption.
Aucun recensement national n’a été effectué depuis 1932 pour éviter de faire chanceler cet équilibre délicat des pouvoirs – mais il est généralement admis que la population chrétienne a diminué de manière importante et qu’elle représenterait dorénavant un tiers des citoyens du pays alors que la population musulmane (en particulier du côté des chiites) a connu un fort essor.
Compliquant encore davantage les choses, les chrétiens sont divisés dans leurs allégeances politiques. Si la communauté chrétienne orthodoxe, qui est de taille modeste, est pro-syrienne de manière générale et qu’elle apporte donc son soutien au Hezbollah, les maronites sont plus partagés.
Le parti des Forces libanaises, qui est majoritairement composé de maronites, est dirigé par Samir Geagea, l’opposant chrétien le plus farouche au Hezbollah et il occupe 18 sièges au parlement. Il s’est allié au parti Kataeb (Phalanges), qui compte quatre sièges et dont le leader est Samy Gemayel.
Les deux hommes ne cessent de fustiger avec force le Hezbollah et ses actions militaires contre Israël, des actions qui risquent de plonger le pays dans un conflit à la fois long et destructeur.
« Le Hezbollah a pris seul la décision d’entrer en guerre contre Israël, sans demander la permission de qui que ce soit »
Toutefois, le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a rejeté les critiques des deux politiciens. Dans un discours prononcé le 6 août, il a accusé ses adversaires « d’aller au restaurant et de s’offrir des loisirs » au moment même où des membres de l’organisation terroriste sacrifiaient leur vie dans les combats qui étaient en cours dans le sud du pays. « Nous sommes soucieux de la sécurité de notre pays et de celle de nos infrastructures, et nous portons sur nos épaules le poids du fardeau afin d’épargner le plus grand nombre », avait-il assuré.
Et pourtant, le groupe avait ouvert les hostilités de manière unilatérale, le 8 octobre, en commençant à attaquer le territoire israélien – c’était au lendemain du pogrom qui avait été commis par les terroristes du Hamas dans le sud d’Israël – sans consulter les autres partis et sans s’entretenir avec les autorités gouvernementales. Ce qui avait alors indigné de nombreux Libanais, en particulier les chrétiens.
« Le Hezbollah a pris seul la décision d’entrer en guerre contre Israël, sans demander la permission de qui que ce soit. Ce qui a attisé les critiques qui ont pu être émises par les chrétiens mais ces derniers, en réalité, manquent de moyens pour défier le groupe », explique Neriah. « Le Hezbollah est beaucoup plus puissant. Les chrétiens n’ont pas de tanks ou de missiles ; ils doivent œuvrer à l’intérieur même du système ».
Le Hezbollah bénéficie du soutien de deux partis maronites : le Courant patriotique libre (CPL) et la faction Marada.
Le Courant patriotique libre avait été formé par l’ancien président Michel Aoun et c’est le gendre de ce dernier, Gebran Bassil, qui en est à la tête. Lors du scrutin de 2022, il avait remporté 18 sièges mais depuis, un certain nombre de ses membres ont quitté le giron ou ont été poussés vers la sortie par Bassil. Bassil a en revanche exprimé son opposition à la guerre, disant que le Liban n’avait pas grand chose à gagner à entrer en conflit avec Israël.
Marada, dont la base se trouve dans le nord du pays, est un parti pro-syrien et pro-Hezbollah. S’il n’a que deux sièges au Parlement, son leader, Suleiman Frangieh, est le candidat à la présidence qui bénéficie du soutien du groupe terroriste.
Il n’y a plus de président au Liban depuis le mois d’octobre 2022 – le mois où Aoun avait quitté le pouvoir – en raison de l’opposition forte des factions anti-Hezbollah à la candidature de Frangieh.
Un chrétien libanais appelle à l’amitié avec Israël
Salah (ce n’est pas son vrai nom), un activiste politique maronite de longue date qui s’est dorénavant installé en France, évoque avec le Times of Israel, sous couvert d’anonymat, les divisions au sein de sa communauté.
Salah était membre du CPL – quittant le parti après le soutien officiel apporté par ce dernier aux activités militaires du Hezbollah. En 2005, la faction avait révisé ses statuts, affirmant dans sa charte qu’elle considérait l’usage des armes par le groupe terroriste comme de la « résistance ».
Les maronites perdent parce que nous avons des traîtres au sein de la communauté
« Les maronites perdent parce que nous avons des traîtres au sein de la communauté », déplore-t-il, faisant référence à des leaders de cette dernière qui, depuis le début des années 1980, ont refusé toute signature d’un accord de paix avec Israël – un refus qui a profondément sapé les intérêts des chrétiens maronites, selon Salah, et qui a aidé à renforcer le Hezbollah.
« La plus grande trahison », ajoute-t-il, a été l’alliance créée entre le fondateur du CPL, Michel Aoun, et le groupe terroriste chiite en 2005, qui avait permis à de nombreux maronites de rentrer dans le giron du Hezbollah. Ce dernier avait rallié des milliers de personnes à sa cause en leur offrant des emplois dans l’administration, note-t-il.
Toutefois, l’activiste déclare que de nombreux membres du parti ont dorénavant perdu leurs illusions et qu’ils reconnaissent dorénavant le Hezbollah comme une force d’occupation, alignée sur l’Iran, dont l’objectif est de transformer le Liban en république islamique.
Ces derniers mois, quatre députés du CPL ont démissionné ou ont été renvoyés de la faction en raison de leurs désaccords avec Bassil. Depuis 2015, environ une dizaine de membres de premier plan de la formation l’ont quittée.
Et début septembre, les quatre législateurs ont rencontré le patriarche Rai dans sa résidence estivale, dans le nord du Liban, pour évoquer une porte de sortie à l’impasse présidentielle et le renforcement de l’unité entre chrétiens, a fait savoir L’Orient Le Jour – ce qui pourrait représenter un changement significatif dans la politique des factions chrétiennes. Ils ont aussi discuté de la création d’une nouvelle entité politique.
S’exprimant au nom de sa faction, au sein de la communauté maronite, Salah dit être impatient de connaître un avenir où le groupe terroriste du Hezbollah ne dominera plus la vie libanaise.
« Nous n’avons aucun problème avec Israël et avec la population d’Israël », s’exclame-t-il. « Nous ne voulons simplement pas la paix avec Israël – nous voulons l’amitié ».