Yuval Raphael ne pense qu’à chanter – même si, pour beaucoup, l’Eurovision n’est pas qu’un concours de chant.
Lorsque la jeune chanteuse montera sur la scène de l’Eurovision à Bâle, en Suisse, la semaine prochaine, elle aura sans doute à faire face à des protestations, des huées et des drapeaux palestiniens brandis par des opposants à Israël qui n’apprécient pas la participation du pays à ce concours annuel de la chanson. Elle assure cependant qu’elle ne se laissera pas affecter par cette réalité.
« Je suis concentrée à 100 % sur la musique, à 100 % sur ma chanson », a confié Raphael au Times of Israel lors d’un entretien le mois dernier dans le sud de Tel-Aviv. « Il y a des choses que je peux contrôler, et d’autres que je ne peux pas. Au bout du compte, il est inutile de gaspiller mon énergie sur ce qui ne dépend pas de moi… Ce qui compte le plus pour moi, c’est de faire honneur à mon pays et de donner le meilleur de moi-même. »
Âgée de 24 ans et originaire de Raanana, Raphael était encore inconnue en Israël jusqu’à sa victoire, en début d’année, dans le concours de téléréalité Hakochav Haba (La prochaine star), qui lui a valu l’honneur de représenter Israël à l’Eurovision.
Un tournant inespéré pour une chanteuse qui, à peine un an plus tôt, avait échappé de justesse au pogrom perpétré par le groupe terroriste palestinien Hamas lors du festival de musique Nova, près de la frontière de Gaza, le 7 octobre 2023. Ce jour-là, réfugiée dans un abri antibombe, elle s’était cachée pendant des heures sous des cadavres, avant d’être finalement secourue.
Raphael, qui interprétera à Bâle la ballade envoûtante New Day Will Rise, a incontestablement conquis le cœur du public israélien, en partie grâce au récit bouleversant de sa survie.
Mais dans un contexte marqué par la controverse autour de la participation d’Israël et par la volonté affirmée des organisateurs de maintenir l’Eurovision à l’écart de toute dimension géopolitique, la délégation israélienne veille scrupuleusement à ne pas établir de lien entre l’expérience personnelle de Raphael et sa prestation – ni entre la chanson, les massacres du 7 octobre, ou la guerre en cours. (Israël avait d’ailleurs été contraint de réécrire sa chanson l’an dernier, jugée trop politique.)
Les journalistes ont reçu la consigne de ne poser à la chanteuse aucune question à caractère politique, ni de lui demander de revenir sur l’expérience traumatisante qu’elle a vécue à Nova.
En janvier dernier, avant même d’être choisie pour représenter Israël à l’Eurovision, Raphael confiait dans une interview que son expérience de mort imminente l’avait poussée à se lancer dans la musique et à auditionner pour le concours de téléréalité, après des années à penser qu’elle n’était pas assez douée.
« J’ai frôlé la mort, et j’ai transformé cela en une décision de commencer à vivre pleinement, autant que possible », avait-elle déclaré au journal Israel Hayom. « Quand j’étais là [dans l’abri], j’ai compris que tout pouvait basculer en un instant, et qu’on ne veut pas que sa vie s’arrête sans l’avoir vraiment vécue. » Soudain, la peur de l’échec n’était plus une barrière, mais un privilège.
Interrogée en avril sur le lien entre sa carrière musicale et sa survie au massacre, Raphael a préféré ne pas établir de rapport direct.
« J’ai toujours voulu ça. Depuis l’enfance, j’ai rêvé d’être chanteuse et comédienne », a-t-elle confié au Times of Israel. « C’est vrai que je n’ai jamais eu assez confiance en moi pour oser me lancer. Mais en secret, je m’imaginais sur une grande scène, ou en train de chanter devant mon propre public. »
Cette année, a-t-elle poursuivi, « j’ai senti que je devais vraiment donner une chance à mes rêves. Je veux faire ce que j’aime le plus au monde : chanter ».
Bien qu’elle craigne encore l’échec, elle affirme avoir appris à ne pas se laisser paralyser par cette peur « Il y a toujours des peurs, surtout quand on veut vraiment réussir quelque chose. Mais j’ai réalisé que je n’ai pas besoin d’arrêter d’avoir peur pour essayer. »

New Day Will Rise est la première chanson que Raphael a enregistrée de manière professionnelle. Écrite par Keren Peles, elle est majoritairement en anglais, ponctuée de quelques mots en français, et contient une phrase en hébreu tirée du Cantique des cantiques. Son refrain – « A new day will rise, life will go on / Everyone cries, don’t cry alone / The darkness will fade, all the pain will go / But we’ll remain, even if you say goodbye » – a largement été interprété en Israël comme un appel à surmonter le traumatisme du 7 octobre et la guerre qui a suivi. Officiellement, toutefois, la chanson évoque simplement « l’espoir de jours meilleurs », selon la chaîne publique Kan.
« Dès que j’ai entendu la chanson, j’ai su qu’elle portait exactement le message que je voulais transmettre », a confié Raphael. La phrase qui l’a le plus touchée est « Everyone cries, don’t cry alone » (« Tout le monde pleure, ne pleure pas seul »).
« Nous traversons tous des épreuves », dit-elle. « La vie est faite de hauts et de bas, et je crois que l’une des plus belles choses est de pouvoir les affronter ensemble, en se soutenant les uns les autres… J’espère que le message que je peux adresser au monde est un message d’espoir, d’unité, d’amour et de solidarité. »
De Genève à Bâle en passant par Nova
Née à Pedaya, un moshav du centre d’Israël, Raphael a déménagé en 2000 avec sa famille à Genève, en Suisse, à l’âge de 6 ans. Ils y ont vécu pendant trois ans. Le voyage à Bâle, cette fois pour représenter Israël à l’Eurovision, a donc pour elle des allures de retour aux sources.
Le passage en français de New Day Will Rise est un clin d’œil à ses liens avec la Suisse, ainsi qu’à l’une des langues officielles de l’Eurovision.
« La Suisse occupe une place très spéciale dans mon cœur », a-t-elle déclaré. « C’était ma maison quand j’étais enfant… Je n’y ai vécu que trois petites années, mais elles ont été très importantes. »
Durant cette période, raconte-t-elle, « je pensais et je rêvais en français… c’était ma langue principale. »

À son retour, elle s’installe avec sa famille à Raanana, une ville aisée au nord de Tel-Aviv, où elle a grandi. Elle s’est orientée vers le théâtre et la danse au lycée, puis a effectué son service militaire obligatoire, affectée aux points de contrôle de sécurité autour de Jérusalem.
Le 7 octobre 2023, Raphael assistait au festival de musique Nova, près de la frontière de Gaza, avec des amis. Lorsque le Hamas a commencé à tirer des roquettes depuis Gaza à 6 h 29, elle et une amie ont tenté de fuir en voiture, mais se sont retrouvées coincées dans une file interminable de véhicules. Sous un déluge de roquettes, elles ont trouvé refuge dans un abri antibombes en bord de route, non loin du kibboutz Beeri.
À 7 heures, un groupe de terroristes du Hamas a repéré l’abri et a ouvert le feu sur les dizaines de festivaliers réfugiés à l’intérieur, assassinant nombre d’entre eux blessant Raphael, atteinte par des éclats d’obus à la jambe.
« Ils ont tiré sur tous ceux qui se trouvaient dans l’allée, puis ils sont entrés et ont tiré sur tout le monde à l’intérieur », a-t-elle raconté lors d’un entretien vidéo avec l’Institut de justice de Jérusalem, en juillet 2024. « J’ai regardé mes amis : ils étaient vivants. Puis j’ai regardé à ma gauche, vers la fille qui me tenait la main… elle ne l’était plus. Elle était morte. J’ai baissé les yeux, et il y avait un cadavre sur ma jambe. »

Elle a appelé son père, qui lui a dit de faire la morte. Ce qu’elle a fait, pendant des heures et des heures, alors les groupes de terroristes se succédaient, ouvrant le feu sur tous ceux qui étaient encore à l’intérieur, et s’assurer que personne ne sortirait vivant de l’abri.
« J’ai commencé à me demander quand cela finirait, si cela allait finir… si j’allais mourir », a-t-elle confié l’année dernière. Plus tard, les terroristes ont lancé des grenades dans l’abri. « Chaque fois que j’ouvrais les yeux, je voyais qu’il y avait de moins en moins de monde… Je ne comprenais pas. Mais aujourd’hui je sais : c’était parce que les gens avaient explosé. »
Elle a finalement été secourue après huit heures, par le père d’un autre festivalier présent dans l’abri, avant d’être remise aux troupes de l’armée israélienne. « J’ai dû marcher sur les cadavres. J’ai levé les yeux, et j’ai vu la lumière du jour. »
Une ambassadrice de la musique
Une semaine après le pogrom, Raphael accordait sa première interview aux médias israéliens pour raconter ce qu’elle avait vécu. En quelques mois, elle a parcouru le monde pour témoigner, notamment devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, à Genève.
À Bâle, c’est sous une autre forme qu’elle jouera les ambassadrices : elle représentera Israël sur la scène musicale, avec pour mission de faire passer un message d’harmonie.
« Je ressens un immense privilège à représenter mon pays », a-t-elle déclaré. « C’est un honneur, un vrai privilège. Je veux livrer la meilleure performance possible, donner le meilleur de moi-même pour rendre Israël fier. Et je me sens chanceuse de pouvoir le faire à travers la musique, ce langage universel, si positif et porteur. »

Raphael montera sur scène vers la fin de la deuxième demi-finale, le 15 mai, avec l’espoir de remporter l’une des dix places qui lui permettront d’accéder à la finale deux jours plus tard.
Les pronostics la placent en cinquième position. Une prédiction que de nombreux analystes attribuent moins à la chanson qu’à la sympathie suscitée par Israël dans le contexte actuel. L’an dernier, un élan massif de votes pro-Israël a propulsé Eden Golan et sa chanson Hurricane à la deuxième place au vote du public et cinquième au classement général.
« Je reçois des messages du monde entier », raconte Raphael. « Le soutien venu de Suisse, mais aussi de bien d’autres endroits, me touche profondément. C’est un véritable déferlement d’amour, et cela me va droit au cœur. » Elle évoque aussi les vidéos de réactions publiées en ligne, où « des gens pleurent, sont émus par la chanson, touchés par les paroles. »
Mais elle sait qu’elle devra également faire face à une marée d’opposants à Israël qui espèrent qu’elle échoue. Avant le concours de l’an dernier, de nombreux artistes et radiodiffuseurs publics avaient appelé à l’exclusion d’Israël, en raison de sa guerre contre le Hamas à Gaza. Certains évoquaient la suspension de la Russie après l’invasion de l’Ukraine pour justifier leur position. L’Union européenne de radio-télévision (UER), organisatrice de l’Eurovision, a toutefois rejeté cette comparaison, affirmant qu’Israël serait bien autorisé à participer.

Des sentiments similaires abondent cette année, avec, entre autres, le radiodiffuseur public espagnol appelant à « débattre » de la participation d’Israël, tandis qu’en Finlande, des milliers de personnes ont signé une pétition réclamant l’exclusion de l’État juif du concours. Contrairement à la règle de longue date qui interdit les drapeaux de pays non participants, les spectateurs seront cette année autorisés à brandir, dans l’arène, tout drapeau non interdit par la loi suisse – ce qui inclut le drapeau palestinien.
Pour Raphael, le flot prévisible de haine en ligne à son encontre n’est qu’un « bruit de fond ». « Je suis tellement, tellement concentrée sur cette chose que j’ai l’impression que rien ne peut me déstabiliser », affirme-t-elle.
Son équipe, ajoute-t-elle, « gère tout ce qui doit l’être, pour que je puisse me consacrer à 100 % à ce qui compte le plus. Au bout du compte, nous sommes là pour chanter, nous sommes là pour ouvrir nos cœurs. »
L’an dernier, Eden Golan – qui reviendra cette année pour présenter les points du jury israélien lors de la grande finale, en direct le 17 mai – avait été huée pendant sa prestation et confinée dans sa chambre d’hôtel en raison de menaces visant sa personne et la délégation israélienne.
Raphael raconte avoir échangé avec Golan sur ce qui l’attend au concours et sur la meilleure façon de traverser cette expérience sans précédent.
« Nous avons parlé, surtout parce que c’était important pour moi de pouvoir échanger avec quelqu’un qui comprenne ce que l’on ressent dans cette phase de préparation intense, et ce que cela signifie de s’y investir corps et âme », a-t-elle expliqué. « C’est réconfortant de discuter avec quelqu’un qui l’a vécu et qui sait ce que cela implique de se donner à 100 %. »

Tout au long de l’entretien, Yuval Raphael est restée fidèle à son message, répondant aux questions sur les provocations anti-Israël ou les appels au boycott en disant se concentrer uniquement sur la musique. Lorsqu’on lui demande si elle souhaite ajouter un dernier mot, elle n’hésite pas :
« Ce qui est vraiment, vraiment important pour moi, ce sont les otages », dit-elle. « Ils auraient déjà dû être de retour chez eux depuis longtemps. Il faut les ramener maintenant. »