Cette chronique fait partie de la série « Les Déracinés ». Chacune d’entre elles est le récit d’un des dizaines de milliers d’Israéliens évacués de la frontière nord du pays ou de l’enveloppe de Gaza à cause de la guerre contre le Hamas. Elle a été publiée en hébreu le 13 mai 2024.
Je suis née à Nahariya et j’ai passé une partie de mon enfance dans le kibboutz Ein HaMifratz. J’ai rencontré mon mari Yankele, décédé il y a 15 ans, par l’intermédiaire d’un camarade de classe. Il venait de Beeri, du mouvement des kibboutzim unis, alors que moi, j’étais du mouvement national des kibboutzim. C’était, bien sûr, un gros problème.
Il m’avait dit : « Je vais venir vivre un an à Ein HaMifratz, et toi un an à Beeri. Ensuite nous déciderons où nous voudrons vivre. »
Mais à ce moment-là, j’étais déjà enceinte et la gestion de la crèche du kibboutz d’Ein HaMifratz était plus stricte. Yankele avait déjà 32 ans et il m’a dit : « Je n’ai pas attendu tout ce temps pour avoir un enfant et ne pas le voir quand j’en ai envie ». Cela m’a coûté mais nous sommes allés à Beeri.
Rammy est né en 1958. Cela a été difficile de changer de kibboutz, d’autant plus que j’étais enceinte et que le travail était une valeur primordiale – qui seule amenait le respect – au sein de ce kibboutz.
Samedi 7 octobre
Le vendredi 6 octobre, Beeri avait fêté son 77e anniversaire. Le thème était « Chansons d’enfance ». Chaque participant avait choisi une chanson et raconté une histoire sur son enfance au kibboutz. Les célébrations devaient se poursuivre le lendemain.
Le samedi matin, quelques minutes après mon réveil, j’ai entendu une sirène et des bruits sourds très peu de temps après. Il est rare que j’aille dans le mamad parce que je ne peux pas le faire très vite : je préfère ne pas me précipiter et risquer de tomber. Je n’y suis pas allée. Mais très vite, des tirs de roquettes anormaux ont commencé.
Nous avons reçu un message de l’équipe d’urgence du Kibboutz nous disant de nous mettre à l’abri et de fermer les portes à clef pour nous protéger de l’invasion terroriste. Quand je suis entrée dans le mamad, la poignée est tombée. Ilan, mon fils qui vit aux États-Unis, a été le premier à appeler. Il a dit que c’était bien que la poignée soit tombée et m’a expliqué comment fermer la porte. Il y avait déjà énormément de terroristes dehors.
Au milieu de tout ce chaos, j’avais deux avantages.
Le premier, c’est que je n’avais pas mes appareils auditifs, que j’avais laissés à l’extérieur de la pièce, et le second, que je n’appartenais pas à beaucoup de groupes WhatsApp, donc j’ai été épargnée par le trop-plein de messages qui auraient décuplé mon anxiété. Mais d’un autre côté, les amis se sont entraidés par le biais de ces groupes qui ont permis de faire passer des informations importantes dans tous les mamads.
Ilan m’a dit de ne pas ouvrir la porte à qui que ce soit à moins que je ne reconnaisse les voix. Je suis allée dans la mamad et me suis assise dans un recoin entre l’armoire et le canapé, pour ne pas être vue, au cas où l’on entre dans la pièce. Je ne crois pas avoir eu peur, mais très vite, mes émotions ont laissé la place à la colère : je me suis dit que ce qui avait rendu la guerre de Yom Kippour possible n’était rien comparé aux failles actuelles.
Avant même de connaître l’ampleur de la catastrophe, j’ai senti que nous étions en train de payer le prix de notre péché d’orgueil. De notre vanité. Ce qui était en train de se passer était sans précédent. Ni dans l’Israël où je suis née, ni dans l’État d’Israël où j’ai vécu et élevé mes enfants.
Je suis restée dans le mamad pendant 18 heures sans eau ni nourriture. Mais je n’avais ni faim ni soif. J’étais heureuse que ma fille Deganit, qui aurait dû venir pour les fêtes, se soit fait mal au dos et soit restée chez elle. À Beeri, j’ai mon fils Rammy et ma fille Neta avec leurs enfants et un neveu, Alon Pauker, qui est originaire de Nir Oz.
Toute notre famille se trouvait dans huit mamads au total, et notamment cinq de mes petits-enfants qui vivent dans le quartier des jeunes. La maison de Neta n’a pas été touchée, mais celle de Rammy et de sa femme a été brûlée. Même le four a fondu : il n’en reste qu’un morceau de métal.
Heureusement, ils avaient un réfrigérateur de secours dans le mamad, aussi avaient-ils de l’eau. A un moment, il faisait tellement chaud qu’ils ont retiré les surgelés du congélateur pour mettre la tête à l’intérieur et se rafraîchir. Ils ont inhalé des fumées et ont été transportés à l’hôpital Soroka dès que cela a été possible.
Lorsque j’étais à l’intérieur du mamad, j’ai entendu des bruits derrière la porte et des voix. Je ne savais pas encore qu’ils faisaient des otages. Ce n’est qu’en sortant que j’ai compris que les terroristes avaient rassemblé des otages sur la pelouse, à côté de chez moi. Quand ils se sont aperçus que leur véhicule était trop petit, ils n’ont pris que les hommes. L’un d’entre eux, un jeune homme, a été enlevé puis libéré. Il y avait aussi Yossi Sharabi, enlevé et assassiné.
Les terroristes ont fait asseoir les otages dans l’herbe et leur ont dit de garder la tête baissée. À un moment donné, Nira Sharabi, la femme de Yossi, a levé la tête et s’est aperçue qu’ils n’étaient pas gardés. Elle a alors emmené des femmes et des enfants dans ma maison. Mon voisin de 92 ans et son soignant sont également venus.
Nira a emmené tout le monde dans ma chambre et leur a donné à manger et à boire. Assise dans mon mamad, je me suis dit que des terroristes se trouvaient autour de chez moi, alors j’ai fait en sorte de ne faire aucun bruit. Plus tard, je ne sais pas quand exactement, on les a secourus et évacués.
Ma petite-fille, que l’on a elle aussi secourue dans son mamad, a rencontré mon voisin. Il lui a demandé où j’étais, ce à quoi elle a répondu que j’étais chez moi, dans le mamad. Il lui a répondu qu’il était passé chez moi et que je n’y étais pas. Elle savait déjà qu’ils prenaient des otages et elle a cru que j’en faisais partie.
Les rescapés
Il faisait sombre dans le mamad. Pendant la journée, il y avait un peu de lumière qui passait à travers les fissures, mais la nuit, je ne voyais même pas mes mains tellement il faisait noir. À 23 h 30, j’ai été secourue par l’équipe d’Elhanan, des frères de la famille Kalmanson qui vit dans l’implantation d’Otniel, au sud d’Hébron.
Ils sont venus à Beeri de leur propre initiative avec leur neveu, Itiel Zohar, et ont sauvé une centaine d’habitants de Beeri malgré le danger. Elhanan est venu chez moi avec Dagan, mon gendre. Il a dit : « Je suis Elhanan, je suis venu te sauver. Dagan te dit de prendre tes appareils auditifs. » Il a été tué un peu plus tard par un terroriste. Le jour de l’Indépendance, ils ont reçu le prix Israël pour leur héroïsme.
Pendant ce temps, à Nir Oz
Je vis en fait la douleur de deux communautés car j’ai aussi beaucoup de proches à Nir Oz. Mon frère, Ran Pauker, est l’un des fondateurs du kibboutz et mon frère cadet Gideon Pauker y a été assassiné, une semaine avant ses 80 ans.
Gideon est mort dans les bras de sa femme, abattu en tenant la poignée de la porte de leur mamad. Il s’est vidé de son sang durant des heures, sans que personne ne puisse lui porter secours. J’ai aussi un cousin à Nir Oz. Son ex-femme, Yaffa Adar, a été prise en otage puis libérée, et son petit-fils, Tamir Adar, a été kidnappé et assassiné.
Ce qui s’est passé à Beeri est épouvantable. Cent une personne ont été assassinées et 30 prises en otage. L’équipe d’intervention d’urgence n’avait pas assez de munitions et il a fallu un certain temps avant que l’aide n’arrive, alors que les terroristes avaient, eux, beaucoup de munitions.
Quand je les ai entendus tirer dehors, je me suis demandée combien de munitions une personne seule pouvait emporter. Cela allait bien finir par s’épuiser. Ce que je ne savais pas, c’est qu’ils étaient constamment réapprovisionnés. Les camions allaient et venaient, pour leur en apporter davantage.
On a su plus tard qu’ils avaient caché des armes sur ma terrasse et celle de ma petite-fille. Tous mes proches de Beeri sont sains et saufs. Cela ne répond à aucune logique, aucune explication. Ce n’est que le fait du hasard.
L’évacuation
On nous a emmenés à Netivot. Le kibboutz était jonché de corps et de voitures brûlées. Nous sommes arrivés en pyjama : on a mis à notre disposition un endroit pour dormir, avec des matelas, et donné quelque chose à manger.
Nous n’avions aucune conscience de l’ampleur de la catastrophe. Le matin, on nous a évacués vers l’hôtel David, près de la mer Morte, mais il était bondé, alors nous sommes allés à l’hôtel Ein Gedi.
Nous sommes arrivés pieds nus et en pyjama : c’est dans cette tenue que nous sommes allés dans la salle à manger.
En prenant possession de nos chambres, nous avons découvert que l’on avait mis à notre disposition tout ce dont on pourrait avoir besoin : des chaussures, des vêtements, des sous-vêtements, des produits d’hygiène et tant de choses encore. Le peuple d’Israël, contrairement à ses institutions et son gouvernement, a été à la hauteur de la situation. Le dimanche soir, nous avons pu dormir dans des vêtements propres, grâce à l’accueil chaleureux des merveilleux habitants d’Ein Gedi.
Le lendemain, psychologues et travailleurs sociaux – tous bénévoles – se sont relayés auprès de nous. Dans le hall de l’hôtel, tout le monde pouvait leur parler. Chaque jour, nous avions une réunion des membres du kibboutz, et à chaque fois, on apprenait la mort ou l’enlèvement d’une nouvelle personne. Cela n’allait pas du tout.
Je me rappelle la phrase d’un des psychologues, que j’ai faite mienne : « Quelle que soit votre réaction en situation anormale, elle est normale. Certains rient, d’autres pleurent, d’autres encore parlent ou pas. Ne jugez personne sur son comportement pendant cette période. »
Le tout premier mois, les gens étaient accaparés par les obsèques et les visites à rendre aux familles qui avaient perdu des leurs.
Un cimetière temporaire a été ouvert au kibboutz Revivim pour les victimes de Beeri. Je n’ai assisté qu’aux funérailles de mon frère Gideon, lorsqu’il a été inhumé au kibboutz Hazerim.
Au début, c’est la dispersion de ma famille que j’ai surtout mal vécue. Après pareille épreuve, on veut être avec les siens, mais cela n’a pas été possible. J’étais à Ein Gedi, les habitants de Nir Oz avaient été évacués à Eilat, et mon frère et ma belle-sœur, qui étaient à Sderot chez leur fille, avaient été évacués avec leurs proches au kibboutz HaSolelim. À part à travers le téléphone, nous ne pouvions pas nous réunir. C’était totalement anormal.
Déménager à Tzora
À un certain moment, nous avons ressenti le besoin d’avoir notre chez nous. Même à l’hôtel avec trois repas par jour et plein de thérapeutes, on ne se sentait pas chez nous. Au bout de deux mois, mon fils Ilan est venu des États-Unis et a passé deux semaines à faire des allers-retours entre Ein Gedi et Beeri pour nous apporter des choses de chez nous. L’aînée de mes petites-filles a commencé à cuisiner à l’extérieur. On avait enfin des petits plats familiaux.
Au bout de deux mois également, Neta et Dagan ont cherché un logement, qu’ils ont trouvé au kibboutz Tzora. Heureusement pour nous, quelques petits appartements venaient d’être rénovés pour les habitants de Nir Am, qui n’y sont pas allés. Nous avons loué deux appartements et emménagé le 1er janvier.
Neta a trouvé du travail dans l’éducation et Dagan, qui est le principal fromager de la laiterie Beeri, allait cinq fois par semaine travailler à la laiterie. Son partenaire – Dror Or – avait été pris en otage et assassiné, un coup dur pour lui à tous les points de vue. Il lui a fallu du temps pour se ressaisir, et il n’a recommencé à faire du fromage qu’il y a à peine deux mois, mais deux fois mojns, parce que Dror n’est plus là.
Depuis le 7 octobre, je suis retournée à Beeri plusieurs fois. Ma maison n’a pas été touchée mais elle se vide petit à petit. J’ai apporté quelques choses ici et j’ai donné d’autres choses à mes proches. Ma situation n’est pas aussi mauvaise que la leur parce que je suis vieille (oui, vous pouvez l’écrire). Les années qu’il me reste à vivre, c’est tout ce que j’ai.
Je ne pensais pas qu’à 89 ans, je commencerais une nouvelle vie après une catastrophe comme celle-là, mais je pense à la jeune génération, à mes petits-enfants, à ma petite-fille qui avait demandé à venir à Beeri et qui n’a plus de maison. Nous nous sommes installés à Tzora pour que les enfants aient quelque part où aller, mais ce n’est pas chez eux. Chez eux, c’est Beeri.
Quand on me demande comment je me sens, je dis que je vais bien. Je suis en sécurité, mais Tzora est un lieu de passage : je ne me sens pas à ma place. J’ai l’impression que les gens m’ont acceptée le cœur sur la main, volontairement et joyeusement. Je participe aux activités du club des personnes âgées de Tzora, mais il m’est difficile de dire que je suis ici chez moi.
Quand je vais à Beeri, je me sens déconnectée. Je vois ces maisons brûlées et détruites mais le blé repousse. Tout ce qui a survécu dans mon jardin pousse : il y a des bénévoles et des membres du kibboutz qui viennent y travaillent. L’imprimerie Beeri, principale activité du kibboutz, a rapidement repris du service.
Au début, je n’étais pas pour. Je pensais que cela envoyait un mauvais message aux institutions défaillantes, celui que tout allait bien. J’ai réalisé ensuite qu’il fallait faire le distinguo entre reconstruction physique et économique du kibboutz et reconstruction psychologique des habitants.
Vous vous permettez un peu de nostalgie ?
En règle générale, je ne suis pas quelqu’un de nostalgique. Quand je partais en voyage avec mon mari, lui s’ennuyait de la maison au bout d’une semaine, alors que moi, pas systématiquement. Je peux passer une semaine ou deux sans voir les enfants.
Neta dit que c’est à cause de mes racines. Je suis née dans une famille qui a quitté l’Allemagne pour s’installer en Israël en 1933. Les parents de Yankele ont fait partie de la deuxième Aliyah : ils vivaient en Galilée, étaient amis avec Yosef Trumpeldor et construisaient des huttes près du Kinneret.
Je n’ai pas tendance à pleurer sur ce qui a disparu. Cela ne mène nulle part et ne ramènera rien ni personne. J’essaie de voir ce que j’ai et de ne pas sombrer, même si je suis bien consciente que ce qui était ne sera plus jamais. Je pense beaucoup à Gideon. Que dirait-il ? Que penserait-il ?
Et pourtant…
Le 6 octobre me manque. J’aimerais remonter le temps. Ma liberté me manque, celle d’aller à la salle à manger du kibboutz et à la boutique, quand je veux, travailler dans mon jardin. Ils sont 80 à être revenus vivre à Beeri. La plupart d’entre eux sont des jeunes sans enfants ou alors des personnes âgées de plus de 70 ans. Ils préfèrent être là-bas.
L’essentiel de ma vie est derrière moi, avec toutes ses difficultés et les guerres d’Israël. Cela peut sembler ridicule, mais après ce samedi maudit, quand j’ai entendu parler des bébés assassinés, des familles détruites et des enfants pris en otage, j’ai pensé que c’était une bonne chose que Yankele ne soit plus en vie et n’ait pas vu la tragédie, que c’était une bonne chose que Gideon ait eu une belle vie, bien remplie, et soit mort dans les bras de la femme qu’il aimait.
Par conséquent, quand on me demande si je pense retourner au kibboutz, je réponds que si mes enfants ne le font pas, je ne le ferai pas non plus. Mais comment saurais-je ce qui se passera dans deux ou trois ans ?
Des pensées pleines d’espoir et des volcans
Ces dernières années, j’ai participé à un groupe d’étude de la Torah, avec des femmes religieuses et laïques, sous la conduite de la Dre Gili Zivan, du kibboutz Saad. Chaque année, nous choisissions un sujet de prière pour nous guider tout au long de l’année. Pour moi, la prière est l’espoir, et ce qui me retient maintenant, c’est l’espoir.
J’ai l’espoir que l’État d’Israël ne soit pas détruit et ne vive pas constamment dans la guerre. J’espère que mes enfants et petits-enfants auront un endroit dans lequel vivre. Je ne pense pas à moi.
Avant le 7 octobre, chaque fois que j’allais dans le mamad, je pensais aux enfants de Gaza qui n’en avaient pas de semblable. Maintenant, je ne sais plus trop comment me sentir : c’est clairement l’un des moments les plus difficiles qu’il m’ait été donné de vivre.
Avant le 7 octobre, on me traitait d’optimiste désespérée, et j’étais active au sein de l’organisation Women Wage Peace.
Les gens me demandaient comment je pouvais vivre dans un endroit comme celui-là, ce à quoi je répondais que c’était comme vivre au pied d’un volcan qui tremblait de temps à autres. Mais le volcan est entré en éruption le 7 octobre dernier, et je ne sais plus maintenant si je veux passer les années qu’il me reste à vivre comme ça.