Comment l’âme errante d’un défunt parti trop tôt parvient-elle, de si belle manière, à incarner la vitalité d’un monde disparu ? La capacité de résilience, fréquemment éprouvée, du peuple juif ? Bien sûr. L’habile scénographie, pensée par les organisateurs de cette exposition [Pascale Samuel, conservatrice du patrimoine, responsable de la collection moderne et contemporaine au musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Dorota Sniezek, attachée de conservation et Samuel Blumenfeld, critique de cinéma au Monde, grand reporter au Monde magazine et spécialiste du cinéma américain] ? Evidemment.
Mais, comme il est d’usage de dire dans les discours de remerciements, rien n’aurait été possible sans le mystère, la séduction et l’ambiguïté démoniaque du Dibbouk. Fier de hanter ce haut lieu de la culture qui l’accueille pendant quatre mois, c’est lui qui semble guider le visiteur entre légende et réalité, surnaturel et quotidien, passé et présent, tradition et modernité.
« Entre récit et reportage » ajoutent d’une seule voix les commissaires de l’exposition en rappelant que les histoires de dibbouk se situent toujours dans cet « entre deux mondes » qui servit de titre à la première version du livre (1914), avant d’être mise en scène à Varsovie en 1920 et de devenir un classique de la littérature yiddish, premier texte littéraire juif présenté à des publics non communautaires. Une star était née.
Gageure paradoxale et audacieuse, tout de même, que celle de confier à un fantôme le soin de faire revivre un « monde disparu », et qui plus est, de compter sur lui pour une exposition. Le monde disparu, c’est celui des bourgades d’Europe centrale et orientale dont les traces et les archives ont été pour la plupart détruites ; c’est celui de la nation juive d’Europe dont le yiddish était la matrice et le ciment avec, avant-guerre, 11 millions de locuteurs ; c’est celui que la Shoah allait anéantir. Quant au fantôme, il est pétri de l’âme d’un défunt condamné à errer et à posséder les vivants.
Résultat de cette évanescence ? Un miracle qui opère.
« Ce que montre cette exposition, commente Samuel Blumenfeld, c’est que le yiddish, tout comme le dibbouk, a triomphé de l’histoire. Lorsque Pascale [Samuel] m’a proposé de la rejoindre sur ce projet, nous nous sommes demandé si nous n’allions pas mécaniquement être contraints de nous arrêter en 1945. Eh bien, pas du tout ! Cela va jusqu’à aujourd’hui. Et cela va continuer ! Nous pourrions nous donner rendez-vous dans dix ans ! ». La place des grands hommes, version Dibbouk…
Nourrie de prêts d’institutions états-uniennes, françaises, israéliennes et polonaises, l’exposition présente des documents, des peintures, des films et des extraits sonores œuvrant à explorer les multiples représentations artistiques du Dibbouk.
« C’est un peu nouveau pour nous » confie Paul Salmona, directeur du mahJ. « Le cinéma, le théâtre et les arts visuels sont très présents dans cette exposition. On connaît les thèmes juifs de l’œuvre de Chagall mais sait-on, comme le montre cette exposition, que l’art populaire qui a été collecté dans les années 1912-1914 par l’expédition menée par Sh. An-ski a constitué un formidable terreau pour les artistes de l’avant-garde ? ».
En hébreu, le mot Dibbouk signifie « attachement ». Par le biais d’un léger glissement métaphorique, le folklore juif et les croyances populaires, friands du langage imagé, s’en sont emparés pour désigner l’esprit d’un mort qui pénètre le corps d’un vivant et lui reste… attaché.
« Quand un homme meurt avant l’heure,
son âme revient sur terre
vivre ses années non vécues,
terminer ses actions non accomplies,
éprouver les joies et les peines
qu’il n’a pas connues »
Sh. An-ski, Le Dibbouk : Entre deux mondes, traduit du yiddish par Battia Baum, Paris, Ed. Bibliothèque Medem, 2024.
Tel un minyan réuni pour l’occasion, dix sections structurent chronologiquement le parcours de l’exposition et montrent, chacune à sa manière, que le Dibbouk est un élément indispensable pour comprendre l’identité juive.
Magie juive
Que le thème du Dibbouk constitue, depuis les années 1920, une source d’inspiration pour des artistes dans les domaines du théâtre, du cinéma, de l’opéra et des arts plastiques ne saurait occulter son origine religieuse, évoquée dans une section de l’exposition, à travers des parchemins, des recueils de recettes magiques et des amulettes dont l’une est spécialement prescrite pour les cas de dibbouk.
Dans le judaïsme, les premiers récits populaires rapportant des phénomènes de possession d’un humain par un esprit et la description des pratiques pour s’en déprendre et s’en prémunir remontent à la fin du XIIIe siècle, dans les communautés séfarades de Safed. Ce n’est qu’à partir du XVIIe siècle que des cas furent relatés dans le monde ashkénaze où ils se multiplièrent au sein des communautés hassidiques au XIXe siècle.
Dans Le Baal Shem Tov – Mystique, magicien et guérisseur, paru en 2020 (Albin Michel), Jean Baumgarten, également contributeur du magnifique catalogue de l’exposition coédité par le musée et les éditions Actes Sud, décrit le Baal Shem Tov comme un kabbaliste, un chaman, un magicien, un thaumaturge et un guérisseur dont l’enseignement s’appuie sur le Zohar et les doctrines kabbalistiques mais aussi sur des recettes magiques, des amulettes et des bols incantatoires incrustés de versets bibliques assurant protection et exorcisme, tel celui exposé dans l’une des vitrines.
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C’est à l’écrivain engagé et journaliste russe Shloyme-Zanvl Rappoport, (1863-1920), connu sous le nom de plume de Sh. An-ski que le dibbouk doit sa popularité, et plus précisément à la publication, en 1918, de sa pièce éponyme. Pendant deux ans, à partir de 1912, An-ski avait conduit une série d’expéditions ethnographiques.
« Cette pièce raconte le destin du monde juif d’un point de vue linguistique »
Au sein des populations juives hassidiques, entouré de compagnons musiciens et photographes, il écumait les shtetlekh de Podolie et de Volhynie (l’actuelle Ukraine), collectant des objets et des vêtements, gravant des enregistrements musicaux, photographiant les synagogues anciennes, les stèles funéraires et les habitants captés dans leur quotidien : un monde (déjà) menacé par l’industrialisation et la modernité que la poétesse Fardl Shtok a décrit avec une belle hardiesse (Une Danse et autres nouvelles, Bibliothèque Medem, 2021). C’est dans ce monde que les photographies projetées dans l’exposition, saisissantes d’authenticité, nous invitent à pénétrer.
De ces expéditions menées pour conserver les traces de ce monde juif naquit la pièce de théâtre « Entre deux mondes » avec pour sous-titre, Le Dibbouk. Elle fut jouée en 1920 à Varsovie pour la première fois en yiddish par les acteurs de la Vilner Trupe.
« Au moment de la première représentation » explique Dorota Sniezek, qui a travaillé avec les commissaires de l’exposition, « les comédiens de la troupe n’avaient aucune idée de l’accueil qui allait être réservé à la pièce. Le succès a été immédiat et il y eut, rien qu’à Varsovie, plus de 300 représentations en yiddish. On peut dire que tout Varsovie a vu la pièce de An-ski ! ». Un espace de l’exposition met à l’honneur cette troupe avant-gardiste que son succès porta jusqu’aux Etats-Unis où restèrent certains de ses comédiens. D’autres, revenus en Pologne, périrent dans la Shoah.
L’une des vitrines présente différentes éditions du livre de An-ski (hébreu, polonais, français, anglais, espagnol, portugais…) initialement écrit en russe. Il est intéressant de noter que c’est la traduction en hébreu de Bialik, publiée en 1918, qui servit de base à la traduction de la pièce en yiddish, An-ski ayant entre temps perdu le manuscrit original de sa pièce.
Blumenfeld ajoute : « Le manuscrit avait été perdu quand An-ski avait dû fuir l’Union Soviétique pour se réfugier en Lituanie. Ne lui restait de sa pièce que la traduction en hébreu faite par Bialik. Le texte yiddish que nous connaissons est donc traduit de l’hébreu. Que cette pièce se trouve entre le yiddish, langue dominante du monde juif d’alors, et l’hébreu, devenu la langue dominante du monde juif d’aujourd’hui, raconte le destin du monde juif d’un point de vue linguistique. C’est aussi ce parcours que la pièce évoque.
Cet « Entre deux mondes », qui fut son titre originel, se décline donc de plusieurs manières : le monde orthodoxe et le monde séculier, le classicisme et la modernité, le yiddish et l’hébreu »…
« Le Dibbouk a hanté Chagall »
L’adaptation théâtrale en hébreu, à laquelle une section est dédiée, fut créée à Moscou en 1922 par la troupe Habima [en hébreu, estrade du pupitre de lecture dans la synagogue et scène de théâtre ]. Pascale Samuel se réjouit : « Nous sommes très heureux de présenter, pour la première fois en France, un ensemble d’esquisses réalisées par l’artiste Nathan Altman. Elles nous sont prêtées par l’Université hébraïque de Jérusalem. En face se trouve le décor du premier acte de la pièce, qui restitue l’intérieur de la synagogue, très fortement influencé par les photos prises lors de l’expédition An-ski.
On y voit le mélange, judicieusement mené par l’artiste, de tradition et d’esthétique moderne ». Samuel Blumenfeld rappelle que Chagall, initialement chargé des costumes et des décors, avait été écarté pour cause de désaccords avec le metteur en scène. « Chagall avait clairement compris que la mise en scène du Dibbouk allait être un moment très important dans l’histoire du théâtre juif.
Empêché de contribuer à cette pièce, il a trouvé un autre biais pour réaliser ce projet qui lui tenait à cœur. Mon sentiment est que le Dibbouk a hanté Chagall ». Il renvoie à la lithographie de 1956 accrochée en tout début d’exposition : un double portrait qui, selon lui, porte clairement la marque du Dibbouk, quand bien même il s’intitule David et Bethsabée.
La pièce remporta un grand succès à Moscou dès sa création en 1922. En 1926, Habima effectua une tournée en Europe et aux Etats-Unis. Pascale Samuel indique que la troupe est revenue plusieurs fois à Paris – une vitrine expose l’affiche du théâtre de la Madeleine -, avant de s’installer en Palestine mandataire. En 1958, Habima reçut le titre officiel de théâtre national d’Israël. « Nous présentons certains portraits des acteurs de cette troupe dont on perçoit bien le détail du maquillage, lequel a permis aux comédiens d’interpréter le même rôle pendant près de 30 ans ! », s’amuse Pascale Samuel.
Nonobstant la nécessité de moderniser le répertoire, Le Dibbouk demeure « attaché » au théâtre national d’Israël dont il est la pièce emblématique.
« Le cœur battant de l’exposition, ce moment étrange, voire fascinant où le Dibbouk abat les frontières de l’incrédulité et devient le maître des lieux »
Projetés en miroir, deux extraits emblématiques du film Le Dibbouk, de Michal Waszyński (1937), permettent de prendre la mesure de la qualité de l’image mais aussi de la dimension obsédante du spectre. La musique, lancinante, entêtante, enveloppe et s’attache au visiteur, longtemps poursuivi par l’écho de la danse dans laquelle l’héroïne est entraînée à son corps défendant. Là est sans doute le cœur battant de l’exposition, ce moment étrange, voire fascinant où le Dibbouk abat les frontières de l’incrédulité et devient le maître des lieux.
Samuel Blumenfeld a consacré une biographie à Waszyński (L’homme qui voulait être prince, Grasset, 2006). Il explique : « Le film de Waszyński fait exception, en ce qu’il tranche, de manière radicale, avec le corpus du cinéma yiddish, qui, sur un plan esthétique, était assez frustre, voire amateur. L’idée était de s’adjoindre le talent du réalisateur polonais le plus populaire de son époque pour permettre à l’adaptation de la pièce la plus populaire du répertoire juif de dépasser les frontières du ghetto. Et c’est ce qui s’est passé ». Ce fut aussi l’une des premières fois où un film, destiné à un public non juif, mettait en scène le monde orthodoxe juif.
Campée au XIXe siècle, dans le shtetl d’une petite bourgade d’Ukraine, l’histoire est celle de l’amour contrarié de Hanan et Léa, laquelle devient possédée par l’âme errante de son promis.
Installé en Espagne après-guerre, Waszyński est devenu le producteur des films les plus chers de l’histoire du cinéma. Blumenfeld en énumère : « Le Cid, La chute de l’Empire romain, le Roi des rois, les 55 jours de Pékin… Il n’était plus, à ce moment-là, le Juif issu d’un milieu juif orthodoxe car il se présentait comme prince polonais catholique. L’ironie tient à ce que cet homme, qui avait réinventé son existence de long en large, n’arrivait pas à convaincre ses interlocuteurs qu’il avait été réalisateur en Pologne avant-guerre et qu’il avait réalisé un film en yiddish intitulé Le Dibbouk. En recueillant différents témoignages, j’ai pu découvrir qu’il avait désespérément cherché une copie de son film qui lui tenait tellement à cœur. En un sens, le film était devenu le dibbouk de Waszyński ! Ce qui me frappe également, c’est que les films qu’il a produits en Espagne après-guerre mettent en scène des mondes appelés à disparaître. Il faut savoir que son film se démarque de la pièce dont il est inspiré. Sorti en 1937, en un temps où la situation des Juifs était déjà devenue extrêmement compliquée, il porte la marque d’un monde au bord du précipice, ce qui le différencie fondamentalement de la pièce… ».
De nouveau, cet « Entre deux mondes » : dans celui-ci se mêlent, sans frontière distincte, le pressentiment, confus, d’une catastrophe imminente et l’effervescence culturelle du yiddish dans la Pologne d’avant la Shoah, très significativement rendue par l’accrochage des affiches.
La section suivante présente, entre autres documents, le fac-similé du message crypté de l’arrestation d’Eichmann le 11 mai 1960. On peut y lire : « Allez voir Tolstoï immédiatement et dites-lui que Dibbouk a été capturé et emmené en Israël ». Tolstoï, c’est Fritz Bauer, l’initiateur des procès dits « d’Auschwitz » à Francfort-sur-le-Main où comparurent des gardiens du camp d’Auschwitz. Le dibbouk, qui désigne Eichman, endosse ici le rôle du monstre absolu.
Lors de la parution de son livre Réussir pour revivre, Jeunes rescapés de la Shoah, (Atlande éditions, 2023), l’universitaire et chercheuse Françoise Ouzan avait souligné, dans les colonnes du Times Of Israel, l’impact du procès Eichmann.
« Après le procès, les victimes qui avaient été humiliées et persécutées devinrent graduellement des témoins précieux, d’abord en Israël, un peu plus tard en France puis aux Etats-Unis ». L’écrivaine et chercheuse Maïa Hruska ne dit pas autre chose, qui soulignait dans un essai récent très réussi Dix versions de Kafka (Grasset, 2024) que l’œuvre de l’écrivain praguois ne fut véritablement traduite en hébreu qu’après le procès Eichmann qui constitua un tournant dans la prise de conscience mondiale du sort des Juifs.
L’espace présente également le travail de l’artiste israélien Moshe Ninio dont une photographie de 2012 montre la cage de verre dans laquelle le dignitaire nazi avait été placé durant son procès. « Par un jeu de photographies qui se superposent, Ninio fait apparaître une sorte de figure anthropomorphe à l’endroit où les genoux du nazi touchaient la paroi de bois. Cette photo figure l’absence d’Eichmann mais elle révèle aussi la présence de ceux qui ont disparu. On en arrive là encore à une sorte de vision métaphorique de ce qu’est le Dibbouk » commente Pascale Samuel.
La section fait également référence au livre de Romain Gary, « La Danse de Gengis Cohn (1967) », histoire d’un ancien SS dibboukisé par l’âme errante de sa victime.
Après-guerre, nous dit l’un des espaces de l’exposition, « The Dybbuk goes to USA » : la scène yiddish s’est alors déplacée vers les Etats-Unis. L’espace s’intéresse au travail de Leonard Bernstein et Jerome Robbins lesquels, après avoir créé West Side Story en 1957, ont monté en 1974 le ballet Dybbuk dont on peut entendre au casque un extrait du spectacle. Mais ce qui, dans ce moment de l’exposition, retient particulièrement l’attention concerne Sydney Lumet qui, en 1960, a mis en scène, pour la télévision américaine, sa version du Dibbouk dotée d’un témoignage très personnel que le réalisateur avait tenu à intégrer en préambule de sa pièce.
« Il explique qu’il avait vu le Dibbouk pour la première fois sur scène car son père, vedette du théâtre yiddish, jouait dans la pièce » explique Blumenfeld.
« Mettre en scène le Dibbouk pour la télévision était tout sauf un choix de carrière pour Lumet qui était déjà le réalisateur de ‘Douze hommes en colère’ et de ‘L’homme à la peau de serpent’. C’était un choix existentiel majeur et une manière de dire au grand public qui il était et d’où il venait. Je dirais qu’une dizaine de films de Lumet, jusqu’à son dernier, sont des adaptations masquées du Dibbouk.
L’une des raisons fondamentales pour lesquelles l’âme d’un mort s’attache à celle d’une jeune fille tient à la promesse non respectée par l’un des pères. Le drame advient quand la jeune Léa, tout juste fiancée, rencontre par hasard un étudiant talmudiste dont elle se rend compte qu’il est l’homme auquel son père l’avait promise, bien longtemps avant. Or, une dizaine de films de Lumet mettent en scène des fils qui doivent payer pour les fautes de leur père. L’ombre du dibbouk plane sur le cinéma de Lumet. Quant à Bernstein et Robbins, ils ont écrit West Side Story non seulement en hommage à Shakespeare mais aussi en hommage au monde de leurs pères ».
L’encart publicitaire d’un journal juif polonais annonçant la représentation du Dibbouk dans le ghetto de Varsovie en 1941 témoigne, pour Dorota Sniezek, d’une façon de résister, de se donner du courage. « Cette affiche de la représentation dans le ghetto de Varsovie est un document incroyable » souligne Paul Salmona qui évoque la cloison présentant le visage des acteurs du film dont le destin a été, pour la plupart, tragique.
De même pour un flyer faisant état d’une représentation du Dibbouk par une troupe d’amateurs dans un camp de personnes déplacées après-guerre, en 1946 en Bavière. Il y a d’évidence, dans ces deux documents, toute la force de résilience du peuple juif.
La Pologne contemporaine, les Juifs et les débats
L’une des dernières sections de l’exposition s’intitule « Le fantôme d’une société sans juifs », ramenant le visiteur dans la Pologne contemporaine. La Shoah, le stalinisme et les poussées antisémites d’après-guerre avaient eu raison du judaïsme polonais qui n’existait plus, non plus que le souvenir d’une communauté juive qui avait compté plus de trois millions de personnes et dont le régime politique interdisait désormais d’évoquer la mémoire.
Dans les années d’après-guerre, le Dibbouk a été joué en yiddish dans le théâtre juif mais pour un public très restreint. Il aura fallu le dégel des années 1980 pour que soit abordé le sujet de cette mémoire et que soient montées, dans le cadre d’un cercle élargi, des productions du Dibbouk. En mars 1988 eut lieu, à Cracovie, la première du Dibbouk, dans une mise en scène en polonais d’Andrzej Wajda, dont les carnets préparatoires et les photographies du spectacle sont exposés. L’angle choisi dans cette pièce s’appuie sur la thèse selon laquelle les Juifs disparus pendant la Shoah sont les dibboukim des Polonais. Un grand voile de tulle noire séparaient les comédiens des spectateurs.
À côté de l’affiche du plan du ghetto proclamant « Le ghetto est le dibbouk de Varsovie » est accroché le poème du polonais Jerzy Ficowski sur Muranów, quartier rasé pendant la Seconde Guerre mondiale et sur lequel des habitations ont été reconstruites, sans ménagement pour les ossements encore enfouis dans les sous-sols. À ce sujet, il faut lire l’extraordinaire recueil de nouvelles de l’écrivain polonais Mikolaj Grynberg, Je voudrais leur demander pardon, mais ils ne sont plus là, (Acte Sud, 2023).
L’ultime section de l’exposition – Un spectre qui hante le monde contemporain – présente trois créations puisées dans des registres différents, dont une série de photographies de l’Israélienne Sigalit Landau capturant la transformation progressive de la couleur de la robe de mariée de la jeune Léa du Dibbouk.
Comme possédée par l’imprégnation des cristaux de sel de la mer Morte, la robe change de couleur et passe du noir au blanc. Le Français Michel Nedjar fait quant à lui cohabiter morts et vivants dans des visages dont l’artiste a convoqué le souvenir. La troisième évocation du Dibbouk est due au prologue du film des frères Coen A serious Man qui, s’amuse Blumenfeld, « n’a, de l’aveu même des réalisateurs, aucun lien avec la suite du film qui se déroule dans les années 1960. Le dibbouk hante le cinéma des frères Coen : pensez au voisin encombrant de Barton Fink ou au tueur de No Country for Old Men ».
L’attrait pour le surnaturel juif
Le spectre, indique la dernière section, hante le monde contemporain dont les réalisations artistiques s’attachent à nous faire entendre ce qu’il reste d’un monde disparu, en nous donnant en partage les viatiques qu’elles ont empruntés pour composer avec les morts.
Depuis une dizaine d’années a émergé un corpus de films mettant en scène le dibbouk. Samuel Blumenfeld y voit d’une part l’intérêt prononcé du public pour le monde orthodoxe juif, mis en scène au cinéma et à la télévision (on pense à la série Unorthodox, 2020) mais aussi l’attrait pour les films d’horreur, très rentables pour le cinéma qui a dû se renouveler et inventer un sous-genre : le surnaturel juif…
Conclure l’exposition avec deux réalisateurs américains, un artiste européen et une artiste israélienne – les trois continents où s’est épanoui le Dibbouk – permet à Blumenfeld de prophétiser, dans un ultime élan quasi malrucien, « qu’il ne disparaîtra plus jamais ».
Le XXIe siècle sera donc celui du Dibbouk, immarcescible réminiscence d’un monde pas tout à fait disparu.
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Le Dibbouk, Fantôme du monde disparu
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme
71 rue du Temple 75003 Paris
26 septembre 2024 – 26 janvier 2025
Informations :
mahj.org
01 53 01 86 53
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