Dans le prologue expliquant la genèse de son livre, l’écrivain et réalisateur David Teboul écrit : « Je lance les invitations. J’organise deux déjeuners ». Comme si, par le biais d’un ton léger propre à une partie de campagne, il tentait de mettre à distance la charge émotionnelle de la rencontre, d’emblée lestée du poids de la tragédie.
Ses invitées ?
Isabelle Choko, née en Pologne en 1928, déportée en 1944 à Auschwitz-Birkenau après quatre ans passés dans le ghetto de Lodz en Pologne. Décédée en juillet 2023, elle n’a pas participé au deuxième déjeuner.
Judith Elkan-Hervé, née en 1926, en Transylvanie dans une famille de culture hongroise, déportée à Auschwitz avec sa mère en 1944.
Ginette Kolinka, née en 1925 à Paris, déportée à Birkenau en avril 1944, dans le même convoi que Simone Veil.
Esther Sénot, née en Pologne en 1928, déportée à Auschwitz-Birkenau avec sa sœur morte en déportation.
Des femmes, d’origines et de milieux différents, qui ont en commun la judéité et le camp. L’ultime quarteron de survivantes françaises réunies pour la première fois. Elles ont, dit leur doyenne Ginette Kolinka, « plein de choses à raconter ». Le camp, chacune en parle avec « sa sensibilité, sa violence et sa crudité » note Teboul, érigé, à son corps défendant, en arbitre des débats. Pas de long lamento pour les « filles de Birkenau » dont la parole, impatiente et souvent frottée d’humour, ne s’embarrasse d’aucune rigueur cérémonieuse. Quand ces dames passent à table, c’est parfois à couteaux tirés. Leur conversation s’hérisse de réjouissantes flèches et de menaces de quitter la table si elles estiment leur parole confisquée par une voisine jugée trop bavarde.
Très vite, les plats traditionnels ashkénazes – carpe farcie, foie haché, harengs gras, strudel, gâteaux au pavot et au fromage – et la vodka font refluer les souvenirs du camp mais aussi ceux d’avant-guerre, flanqués de la fantomatique cohorte de leurs disparus.

En réunissant les filles de Birkenau, David Teboul saisit sur le vif ce qu’elles ont à se dire. Et à nous dire, sans filtre. Lire ce livre, c’est écouter ce qu’elles n’avaient pas encore dit. C’est capital car seules celles qui ont vécu le camp savent en parler.
Avoir été déportée avec sa mère ou une sœur pouvait-il aider à supporter l’épreuve, quitte à être témoin de la mort de l’une ou de l’autre ? Sont-elles nombreuses, comme c’est le cas de Ginette, à avoir laissé leurs émotions là-bas ? Valait-il mieux, dans un moment de répit, prendre un peu de soleil ou tenter de voir une copine dans une autre baraque ? Et se prostituer, en échange de cigarettes qui constituaient une inestimable monnaie d’échange ? Elles parlent aussi de leur retour. De quelle façon sort-on de l’enfer, quand on y fut une jeune femme ballotée entre solidarité et rivalités ? Comment redevient-on femme quand on a vécu dans une « merde sans odeur », sans rien pour se torcher en pleine crise de dysenterie ? Peut-on, comme s’interroge Marie Drucker dans le très touchant Nos cœurs déracinés (Grasset, 2025), « revenir au statu quo ante bellum » ?
Déshumanisation et féminicide : tel fut leur lot.
Chacune, parée de l’apaisante maturité que l’objectif caressant et la bienveillance attentive de Teboul ont su capturer, nous remet gentiment à notre place, nous qui pensions tout savoir, à force d’avoir cru entendre, à défaut d’avoir su écouter.
Entretien avec le talentueux cinéaste, photographe et écrivain David Teboul qui, tel un biologiste émerveillé par une formidable matière vivante, éclaire le passé autant qu’il donne à penser le futur. L’artiste fait partie du collectif de personnalités – parmi lesquelles la sociologue Eva Illouz et l’historienne Annette Wieviorka – ayant exprimé, dans une récente tribune au Monde, son « désarroi et son indignation face à un antisémitisme qui prospère et ce, parmi ceux qui, hier, étaient ou auraient pu être nos alliés ».
« C’est un livre sur le vivant, pas un livre sur la mort ».
The Times of Israel : Ce livre et ce documentaire ont-ils pour vocation de ne pas laisser, tant qu’il en est encore temps, la Shoah aux seuls livres d’Histoire et à la mémoire collective ?
David Teboul : La Shoah appartient aujourd’hui au champ des historiens et le sera davantage avec la disparition des derniers témoins. Mais il était surtout très important pour moi d’inscrire ce temps-là dans le statut de ces témoins : ces témoignages nous parviennent très tard, quatre-vingts ans après la libération du camp d’Auschwitz. J’ai voulu déplacer le curseur du statut de témoin et ne pas être dans le recueil de témoignages. La question que je pose alors est : que reste-t-il quatre-vingts ans après avoir vécu la déportation ?
Est-ce la raison pour laquelle vous écrivez : « Les dates s’estompent parfois de leur mémoire et j’aime beaucoup ça » ?
Oui, parce qu’au fond, ce qui m’intéressait était : qu’avaient-elles retenu après tout ce temps ? On ne témoigne pas de la même façon dix, vingt ou quatre-vingts ans après. Le statut du témoin qui s’est reconstruit n’est pas le même et la mémoire, pas aussi précise. C’est cette fragilité qui m’a intéressé et c’est ce moment-là que j’ai voulu saisir et enregistrer. Il s’inscrit dans l’Histoire et dans l’histoire du témoin qui a survécu à la Shoah. C’est aussi une forme d’adieu à tous les témoins encore là…

Le titre Les filles de Birkenau fait-il écho à ce que que disait Marceline Loridan-Ivens, en désignant Simone Veil comme une « fille du camp » ?
Marceline disait qu’on avait l’âge de son trauma. Quand elles se retrouvent à l’occasion de ces deux déjeuners, leurs souvenirs ont l’âge qu’elles avaient à l’époque, entre quinze et dix-huit ans. C’est aussi pour cela que j’ai choisi ce titre.
Est-ce aussi parce qu’une part d’elles-mêmes est restée au camp ? On pense aux paroles de l’ex-otage Yair Horn, libéré après 498 jours de captivité : « Mon corps est à l’hôpital mais mon cœur et mon âme restent piégés à Gaza »…
Je pense que c’est leur sentiment, à toutes, même si elles ne l’expriment pas de cette façon. Ce qui m’a intéressé, c’est le processus de déshumanisation, la rapidité avec laquelle il se produit et la rapidité avec laquelle elles se ré-humanisent après-guerre. Ces deux temps, aussi puissants l’un que l’autre, sont importants.
Comment êtes-vous passé du documentaire (qui a été diffusé sur France 5) au livre ?
Le film ne dure qu’une heure dix, le livre est fondé sur le verbatim de quinze heures d’entretien, même s’il n’y paraît pas. Il est beaucoup plus approfondi et aborde la vie d’après, très peu présente dans le film. Dans le livre, j’ai essayé d’être au plus près de leur voix, d’en faire entendre le timbre. C’est toute la difficulté de la retranscription qui doit veiller à ne pas aplatir les voix.
Ont-elles apprécié le résultat ?
Elles y ont été très sensibles. La dispute intervenue entre elles leur a plu ! Quand elles m’ont dit : « Tu aurais dû couper », Ginette a répondu : « Vous n’aviez qu’à ne pas vous disputer, il n’aurait pas eu à vous couper. Donc, c’est de votre faute ! ».
Isabelle, Judith, Ginette et Esther viennent de milieux sociaux différents…
Isabelle et Judith sont issues de milieux plutôt aisés et très émancipés, Juifs intégrés fréquentant des écoles progressistes. Le parcours de Ginette est celui des Juifs de France issus de l’immigration et de milieu modeste. Esther vient également d’un milieu modeste. Une autre différence tient au fait que deux d’entre elles (Ginette et Esther) sont déportées de France et les deux autres (Isabelle et Judith) de pays de l’Est, ce qui les a confrontées aux ghettos.

Cela donne des récits qui ne se recoupent pas toujours. C’est pour moi une chance d’avoir pu réunir des femmes qui ont mené des vies différentes avant et après-guerre. J’ai voulu que le lecteur rencontre quatre femmes aux parcours différents et pas seulement quatre déportées. Elles ont été déportées et ont ensuite vécu avec la déportation. Leurs histoires sociales sont différentes, ce qui a parfois créé des tensions.
Des tensions car chacune veut faire valoir sa parole ?
Toutes ont une forte personnalité et parlent sans filtre. Elles disent ce qu’elles ressentent et sont impatientes de raconter. Ce que je voulais savoir, c’est ce qu’elles pouvaient se dire d’autre que ce que nous savions déjà. Pour cela, il fallait qu’elles soient ensemble. Ce qui revient dans leur discussion est lié à des questions très matérielles. Par exemple : est-ce que tu te souviens comment on faisait pour aller aux toilettes ? Ou : « Tu en as, toi, des images de ta saleté ? ». Elles cherchent encore à savoir, à se rappeler ces petites choses qui participent de la vie au camp. C’est ce qu’elles se racontent quand elles sont ensemble. Elles se souviennent très bien de l’arrestation, de l’arrivée au camp, de la quarantaine, de la marche de la mort, de la Libération mais il est un temps qu’elles peinent à se rappeler : celui où il n’y avait plus de repères, ce quotidien sur lequel planait continuellement la mort. C’est ça, aussi, l’indicible : ce temps pendant lequel elles ont été, chaque jour, les témoins des pires atrocités.
Au fil de leur conversation émergent plusieurs thèmes dont celui de la survie dans le camp. Dans des entretiens accordés à deux historiens en 1983 (La zone grise, Rivages poche, 2024), Primo Levi pointait le « naufrage » de beaucoup d’intellectuels incapables de « pallier certains besoins auxquels un homme avec une vie aisée ne sait pas subvenir ». Ce constat ne rejoint-il pas les propos d’Esther qui a passé toute son enfance dans la rue, à Belleville : « Celles qui avaient mené une vie confortable avant la déportation n’ont pas tenu. » ?
C’est vrai, de même que celles et ceux qui avaient été engagés dans des réseaux de Résistance parvenaient aussi à mieux s’adapter. Il y avait plus de solidarité. Il y a également une différence entre avoir été déportée seule ou avec sa mère. Survivre seul(e) était très compliqué. Elles parlent du rapport mère/fille dans les camps. Le système mis en place avait instauré une telle déshumanisation que les déporté(e)s étaient menacé(e)s en permanence, que ce soit par les nazis ou les autres détenu(e)s. Isabelle et Judith ont été protégées par leurs mères. Esther a rencontré une amie qui l’a accompagnée pendant sa déportation. Ginette était seule.

Ginette dit : « Le cerveau peut-il cesser de travailler ? Peut-être.[…] En tout cas, c’est comme ça que j’ai survécu. On me donnait une pelle, je pensais « Ah bon, il va falloir se servir d’une pelle ». On me donnait une pioche « Ah bon, il va falloir se servir d’une pioche. Pareil pour une brouette… »
Chacune tente de comprendre sa survivance. Survivre au camp est un « accident ». Contrairement à ce que les nombreux témoignages recueillis pourraient laisser penser, 90 % des déportés sont morts moins de six heures après leur arrivée au camp. Ils ont tout de suite été envoyés dans les chambres à gaz. Le destin d’un déporté était de mourir, souvent très rapidement. De cela, elles sont conscientes. On oublie aussi qu’après-guerre, beaucoup n’ont pas survécu. Et même parfois des années après être rentrés.
Judith se souvient avoir dit à sa mère, au camp : « Partout, les gens voient le même ciel. Nous avons au moins cela en commun avec le reste de l’humanité ». Avec le recul, elle a jugé inappropriée cette réflexion qui nous parvient empreinte de poésie. Ne fait-elle pas écho au titre de votre livre L’aube à Birkenau (Les Arènes, 2019) dans lequel vous vous demandiez à quoi pouvait songer une jeune fille, en se réveillant sur sa coya ?
C’est une question que je n’ai pas posée à Simone Veil : À quoi pouvait-on penser quand on avait dix-sept ans et que l’on se réveillait dans le camp à l’aube ? De même, en effet, à quoi pouvait penser une jeune fille lorsqu’un moment de répit lui laissait le temps de contempler le ciel printanier d’Auschwitz ?
« La capacité de réhumanisation dont les déportées ont fait preuve reste, pour moi, quelque chose d’absolument extraordinaire ».
Le supplément d’âme de ce livre tient à votre démarche, sensible, d’interroger la féminité dans le camp et sur la façon dont une femme pouvait sortir de cet enfer. Est-ce pour cela que vous interrogez Isabelle sur son rapport au maquillage ?
Tout à fait. La question est : comment une jeune fille, qui a enduré ces atrocités, cette violence, ces agressions, se réapproprie-t-elle son corps ? Cela m’a toujours hanté : cette capacité qu’ont eue ces femmes à réinvestir leur féminité et, pour la plupart, à avoir des enfants. La capacité de réhumanisation dont les déportées ont fait preuve reste, pour moi, quelque chose d’absolument extraordinaire. C’est ça, la dernière phase de la survivance : redevenir des êtres humains.
Est également abordée la façon dont chacune conçoit la finalité du témoignage. Pour Judith, « Ce qui compte avant tout, c’est l’Histoire avec un grand H ». Pour Esther, « Le devoir de mémoire, c’est de s’adresser à des jeunes »…
Judith a une éducation très littéraire. À la différence des trois autres, elle croit à la force de la fiction, beaucoup moins à celle du témoignage. Elle pense – et je ne suis pas loin de penser comme elle – que plus tard, il faudra des œuvres, conçues à partir des témoignages. La chronique du témoin est plus compliquée à retenir. Le mot de « transmission », que l’on emploie systématiquement aujourd’hui, est à mon sens le cache-misère de toute réflexion. Il est difficile de savoir la façon dont la transmission se construira à l’avenir.

Fatigué de toujours entendre les mêmes questions et dubitatif quant à l’intérêt des jeunes, Primo Levi n’allait plus guère témoigner dans les écoles… Esther, Ginette, Isabelle et Judith semblent, à les entendre, très heureuses de la façon dont leurs témoignages sont accueillis et des retours qu’elles reçoivent…
Certains adolescents sont bouleversés en les écoutant. On ne sait pas la façon dont le témoignage est vécu par la suite. Le témoignage de Ginette est léger, celui d’Esther ne l’est pas et elles sont, toutes les deux, chacune à sa façon, extrêmement bouleversantes. Mon travail a consisté à faire entendre la voix de ces femmes et, de là, peut-être, à donner à penser, à réfléchir.

Entendre Esther chanter « Le Chant des marais » devenu le chant des déportés ou les entendre entonner ensemble « Le Chant des partisans » vous a-t-il surpris ?
Oui, et cela m’a bouleversé. Ginette est quelqu’un d’assez dur. Voir perler ses larmes en entendant ce chant a quelque chose de troublant et d’indépassable.
« Entendre ce qui s’est passé le 7 octobre est, pour ces femmes, d’une violence redoublée, compte tenu de ce qu’elles ont vécu, parce que juives. »
Dans l’un des chapitres, Judith déclare : J’ai été optimiste très longtemps, sauf ces dernières années. […] Je considère que l’histoire se répète et qu’on n’a pas tellement avancé ». C’était avant le 7 octobre. Leur avez-vous parlé depuis ?
Oui et elles étaient très éprouvées. Je pense – et cela n’engage que moi – qu’elles ne se font pas beaucoup d’illusions. Entendre ce qui s’est passé le 7 octobre est, pour ces femmes, d’une violence redoublée, compte tenu de ce qu’elles ont vécu, parce que juives.
Judith déclare qu’elle aimerait qu’on érige, devant les fours crématoires des camps d’extermination, la sculpture d’une femme avec un enfant dans les bras. Comment ne pas penser aux terrifiantes images de Shiri Bibas, enserrant ses deux enfants dans un linge blanc, au milieu de ses ravisseurs, le 7 octobre…
Oui, tout à fait, l’image est frappante.
Ce livre, qui recueille des témoignages sur un camp de la mort, n’incarne-t-il pas, de façon presque paradoxale, une formidable volonté de vivre ?
Ce qui ressort, pour moi, c’est que la vie est toujours supérieure à la mort. Pour ces femmes, le vivant est toujours au-dessus de la mort. Elles sont vivantes. C’est un livre sur le vivant, pas un livre sur la mort.
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David Teboul, Les filles de Birkenau, 272 pages, 24 €