Et si la situation diasporique était un phénomène en constante évolution ? C’est la thèse d’une étude étonnante parue récemment qui ne cache pas son caractère politique et propose une relecture de la notion de diaspora à la lumière de communautés méconnues.
Cela commence presque comme une énigme : ni Ashkénazes d’origine est-européenne, ni Séfarades de la péninsule Ibérique, ni Mizrahim du Moyen-Orient. Qui sont-ils ? Réponse : des Juifs d’ailleurs, et d’une façon souvent bien différente.
La topographie de la judéité, martèle la grande ordonnatrice de cette magistrale somme de contributions, dépasse les frontières qui nous sont traditionnellement enseignées ou qui sont consignées dans les ouvrages en langue française.
Chercheuse associée à la School of Oriental and African Studies de l’Université de Londres, Edith Bruder a, dans Juifs d’ailleurs : Diasporas oubliées, identités singulières, réuni les lumières de spécialistes du monde entier pour sonder les documents, puiser dans les archives et rapporter les récits de voyageurs et de missionnaires révélant la présence inattendue de communautés pour le moins diverses.
Il faut voir, dans cet ouvrage scientifique inédit, la volonté, laissée à la libre appréciation du lecteur, de se frotter au concept de diaspora. En faisant la connaissance de communautés parfois si différentes, d’aucuns pourraient céder, dans un premier geste étonné et bon enfant, à la tentation de rejouer la scène culte de « Rabbi Jacob » dans laquelle Victor Pivert interpèle son chauffeur : « Comment, Salomon, vous êtes Juif ? »
Un message politique
Cette pochade dépassée, il est temps de se plonger – avec le sérieux que mérite le sujet –, dans cet ouvrage exigeant qui sort de la zone traditionnelle et aux contours bien définis sur laquelle la littérature abonde.
Tels des expéditeurs arpentant de vierges contrées, les contributeurs sont allés « débusquer des mondes endormis ou moins connus ». C’est dans leur sillage que ce livre nous entraîne. L’exercice est d’autant plus périlleux qu’il sous-tend un caractère politique que la chercheuse ne tente d’ailleurs pas de dissimuler : en Afrique, en Inde ou en Amérique latine, des sociétés juives autoproclamées vivent dans la lignée du judaïsme, que ce soit à travers leurs pratiques et leurs traditions, les « réminiscences d’un passé juif » ou par conversion.
Pour autant, elles ne sont pas considérées comme halakhiquement juives. En les resituant dans une histoire globale, Edith Bruder et ses co-auteurs nous disent, quasiment d’une seule voix, que oui, il est possible d’être Juif « autre part et autrement » et en appellent, pour reprendre les mots de la chercheuse, à un « remaniement du grand récit de l’histoire juive ».
Les Tribus perdues d’Israël
Les tribus perdues constituent le point nodal de cette étude. Voici, à grands traits, ce que rappelle la chercheuse : « Les Israélites de la Bible étaient divisés en douze tribus ayant pour ancêtres éponymes les douze fils de Jacob-Israël. À l’époque de la royauté, unifiée sous David et Salomon, succéda une période où les Israélites étaient divisés en deux royaumes : le royaume du Nord (Israël) regroupait les dix tribus de Ruben, Simon, Dan, Naphtali, Gad, Asher, Issachar, Zebulon, Ephraïm et Menasseh tandis que celui du Sud (royaume de Juda) était constitué des tribus de Juda et de Benjamin. La tribu de Levi était quant à elle dispersée parmi les autres (…) La conquête du royaume du Nord par les empereurs assyriens en 733-732 avant notre ère puis en -721 entraînèrent le déplacement de milliers d’Israélites vers l’Assyrie et la Médie tandis que la population du royaume du Sud allait être exilée en Babylonie par Nabuchodonosor, après la destruction du Premier temple de Jérusalem en -586. »
L’exil des dix tribus du nord d’Israël constitue, pour la chercheuse, la naissance de « l’Exil », mot désormais doté d’une majuscule qui allait, selon elle, lui conférer son statut de paradigme diasporique.
Dès lors, l’errance fascinante des dix tribus du royaume du Nord n’a cessé d’alimenter l’imaginaire universel, évoluant au fil des explorations et des conquêtes.
Tour à tour, rappelle Mme Bruder, on a même assuré que les Anglais, les Irlandais, les Indiens d’Amérique du Nord, les Hottentots, les Mongols et les Karens étaient d’ascendance
juive ! Reste que depuis les années 1980, un regain croissant pour l’appartenance revendiquée, « à des degrés divers », aux tribus perdues, est constaté au Ghana, au Nigeria, au Cameroun, en Ouganda, en Afrique du Sud, en Inde et jusqu’en Papouasie-Nouvelle-Guinée…
S’ouvre alors un voyage haut en couleurs qui dépayse la notion traditionnelle de diaspora.
Le monde islamique et l’Asie centrale musulmane
Dans ce périple, on y croise les Juifs du monde islamique, en Irak, en Syrie, en Turquie, les Dönmeh de Salonique (Juifs et musulmans), les Juifs araméophones des montagnes du Kurdistan ou encore les Juifs d’Iran. Selon Myriam Nissimov, chercheuse à l’université de Tel Aviv, ces derniers se considèrent « comme les descendants des exilés judéens de l’époque babylonienne qui, à l’époque de Cyrus, auraient choisi de ‘rester’ sur le plateau iranien plutôt que de s’en retourner à Jérusalem ».
L’Asie centrale et le Caucase ont joué un rôle majeur dans les échanges économiques entre l’Orient et l’Occident, à travers la route de la soie. Là, les Juifs de Boukhara, les Juifs des montagnes, les Juifs afghans et les Pathans partagent une généalogie commune que les conquêtes et les dispersions ont fini par isoler. Ils se considèrent comme les descendants des Israélites déportés par les Assyriens en -696, c’est-à-dire comme l’une des tribus perdues. Sur le territoire de l’actuel Ouzbékistan, la présence de Juifs est ancienne.
« Aux XIIIe et XIVe siècles, avant la conquête mongole, Samarcande et Boukhara comptaient des communautés juives de première importance », explique Irina Vladimirsky, directrice du département d’histoire du Achva Academic College en Israël et membre de l’American Association of Jewish Studies. Aujourd’hui, cinquante Juifs vivent encore à Samarcande dont l’une des deux synagogues n’ouvre ses portes que pour le Shabbat et les fêtes, laissant augurer l’extinction totale de ces communautés dans les cinquante ans à venir.
Pouvait-on penser, s’agissant de l’Afghanistan, que la vie juive y a été florissante ? C’était sans compter l’arrivée du féroce Gengis Khan au XIIIe siècle, suivie, pour beaucoup de Juifs, de la conversion forcée à l’islam. On apprend, sous la plume de la même Irina Vladimirsky, qu’il ne reste plus aujourd’hui à Kaboul qu’un certain Zabolon Simantov, gardien de la vieille synagogue de la ville dans laquelle il est seul à prier.
L’historienne de l’art et sociologue Carol Mann consacre un chapitre étonnant à l’origine israélite des Pachtounes afghans (Pathans) et sur leur construction identitaire qui a longtemps revendiqué une origine hébraïque descendant du roi Saül avant de faire place, à partir des années 1930, à une aryanisation à laquelle succède, depuis une trentaine d’années, l’influence islamiste qui ne va évidemment pas dans le sens d’un retour en grâce de la généalogie juive.
L’Orient russe
Le voyage se poursuit dans l’Orient russe. Les communautés de Juifs boukhariotes présentes depuis des siècles furent rejointes, dans la seconde moitié du XIXe siècle, par des communautés ashkénazes. Elles priaient dans des langues différentes. Après la révolution bolchevique, les premiers Juifs qui s’installèrent au Kazakhstan, vers 1920-30, mirent en place – on ne se refait pas – un système de soins médicaux et d’assistance à destination des populations nomades locales.
Entre 1926 et 1939, la population juive passa à près de 20 000 individus. Parmi eux, des exilés ou d’anciens prisonniers des camps de travail dont Léon Trotsky et Rabbi Levi Yitzchak Schneerson, père de celui qui allait devenir le dernier Rabbi de Loubavitch.
Quant aux Caraïtes de Crimée qui utilisèrent longtemps l’hébreu comme langue religieuse et savante, on peut lire, sous la plume d’Emmanuel Trevisan Semi, maître de conférences en études juives et hébraïques modernes à Venise, qu’ils posèrent (avec les Caraïtes d’Europe) un sérieux problème aux nazis : Juifs ou pas Juifs ? La question fut laissée de côté pour des raisons dont on dirait aujourd’hui qu’elles tiennent de la realpolitik…
Le livre consacre évidemment un chapitre aux Khazars, peuple dont l’aristocratie régnante choisit d’adopter le judaïsme comme religion officielle, entre la fin du VIIIe et le début du IXe siècle. Mais, selon la majorité des spécialistes, cette conversion n’aurait concerné que l’aristocratie, voire une partie de celle-ci. Reste que la question khazare a alimenté nombre de thèses dont celle de l’origine khazare des Ashkénazes. La résurgence de « l’hypothèse khazare » s’exprime, rappelle Mikhail Kizilov, docteur en histoire de l’Université d’Oxford, dans le livre de Shlomo Sand Comment le peuple juif fut inventé, qui donne à son auteur l’occasion de tirer une conclusion foncièrement anti-sioniste qui fit les délices des milieux radicaux, de l’extrême gauche européenne jusqu’à l’Autorité palestinienne.
L’Amérique latine et les Caraïbes
Certaines traditions affirment que les Juifs furent présents en Amérique latine et dans les Caraïbes avant même que Christophe Colomb (dont on a pu lire, ailleurs, que selon certains spécialistes, il était secrètement Juif) ne découvre le Nouveau Monde.
Le rabbin et historien allemand Meyer Kayserling atteste qu’au moins trois des marins de Colomb étaient Juifs, le plus célèbre d’entre eux étant Luis de Torres (alias Yosef Ben Ha Levy Haivri), choisi pour ses talents de polyglotte en cas de rencontre avec une tribu perdue d’Israël.
Du XVIe au XVIIIe siècle, on ne saurait parler, selon Paul B. Miller, professeur associé d’études françaises et latino-américaines, directeur des études doctorales à l’université Vanderbilt, d’émigration notable de Juifs vers les colonies espagnoles ou de développement de communautés, « dans la mesure où l’Inquisition, conjuguée à l’antisémitisme viscéral de la catholicité ibérique (…) encourageait plutôt les individus d’origine juive à fuir ces contrées. Ceux qu’on appelait les conversos, marranos ou crypto-Juifs dont les ancêtres juifs avaient été convertis au catholicisme mais qui tentaient de préserver un lien avec le judaïsme à travers l’observance secrète de certains rites et/ou la transmission d’une identité spirituelle, étant l’exception ».
Dans cette partie, nous faisons la connaissance des Juifs du Brésil et du Suriname, des Juifs du Maghreb (notamment des descendants des Juifs ayant quitté l’Espagne en 1492) installés en Amazonie, des Juifs de Cuba, des Juifs portoricains et de la République dominicaine (des conversos suivis, au tournant du XXe siècle, d’une immigration de Juifs d’Europe orientale et du Levant).
La communauté juive du Mexique est « l’une des plus complexes et des moins comprises de l’Amérique latine contemporaine » et la chercheuse Gina Malagold souligne que nombre de ses membres considèrent leur judéité comme un problème ou « un défaut à surmonter ». L’Argentine, quant à elle, accueillit principalement des Ashkénazes d’Europe centrale et orientale fuyant les pogroms et la misère mais aussi des Juifs d’Afrique du Nord. Raanan Rein, professeur d’histoire latino-américaine et espagnole à l’université de Tel Aviv, revient sur la série d’attaques dont la communauté est aujourd’hui marquée, soulignant que les Juifs argentins doutent de leur avenir dans le pays.
L’Inde
Le périple continue jusqu’en Inde. Installés en Asie du Sud depuis près de deux mille ans, les Juifs sont surtout dans les villes portuaires, telles Surat, Bombay, Madras, Calcutta et Cochin.
Nathan Katz, professeur émérite de l’école d’Affaires publiques et internationales de l’université de Floride, parle de trois communautés anciennes, les Bnei Israël (la plus importante numériquement), celle de Cochin, (la plus ancienne) et celle de la diaspora bagdadie. S’y ajoutent deux communautés émergentes, les Bnei Menashe et les Bnei Ephraïm. Au cours des dernières décennies, ces communautés émergentes ont affirmé descendre des tribus perdues et sont parvenues, dans une certaine mesure, à « intégrer le judaïsme mondial ».
En 2005, les Bnei Menashe ont été reconnus comme étant d’origine israélite par le Grand Rabbin séfarade d’Israël Shlomo Amar et en 2011, le gouvernement israélien les a acceptés dans le cadre de l’alyah, le tout sous réserve d’une conversion formelle.
Juifs d’Afrique subsaharienne
Sans craindre le jet lag, le livre continue son périple et atteint l’Afrique où ils sont par centaines de milliers à s’affirmer descendants des tribus perdues d’Israël. Les Juifs d’Ethiopie représentent l’incarnation emblématique de cet héritage ancestral, mais connaît-on les Abayudaya d’Ouganda dont 400 membres furent officiellement convertis au judaïsme en 2002 par des rabbins conservateurs américains et israéliens ? Ou les Lemba d’Afrique australe qui, pour la plupart, s’en tiennent à leur culture traditionnelle tout en revendiquant des origines et une identité juives ? Au Nigeria, environ trente mille Igbo affirment un lien avec le judaïsme, quand plus de deux millions de Sabbatherians pratiquent une forme de judaïsme tout en respectant le Nouveau Testament. Aux yeux de la plupart des rabbinats et selon les standards halakhiques, les Igbos ne sont pas reconnus à ce jour comme membres de la communauté juive mondiale.
Dans le sud-ouest du Ghana existe aussi une petite communauté autoproclamée dont on apprend qu’elle pratique le judaïsme « avec ferveur ».
Au large du Sénégal, les îles du Cap-Vert apportent également leur contribution à ce grand concert diasporique : nombre de Cap-Verdiens découvrent ou re-découvrent l’histoire juive de leur nation, voire de leur famille. On trouve, dans les archives des deux premiers siècles de la colonisation du Cap-Vert, des informations sur une importante immigration de Juifs espagnols et portugais ayant fui l’antijudaïsme de la péninsule ibérique puis les persécutions de l’Inquisition.
Au Cameroun, des membres de la tribu des Bassa affirment eux aussi descendre des tribus perdues. L’un d’eux, Rabbi Yisrael Oriel, se dit quant à lui être un descendant de Moïse et il soutient que tous les Bassa sont les descendants de la tribu d’Issachar. Au Kenya, les membres de la communauté de Kasuku ont décidé de devenir Juifs et en l’an 2000, ils ont quitté l’Eglise messianique et pratiquent depuis ce qu’Edith Bruder qualifie de « judaïsme librement interprété à partir du mouvement orthodoxe ».
Juifs de Chine
La septième et dernière partie de ce périple en diaspora nous conduit en Chine dont il importe, selon Noam Urbach, de l’Université de Bar-Ilan, de distinguer les deux expériences historiques : la communauté sino-juive de Kaifeng qui a existé pendant mille ans, et les communautés juives contemporaines installées dans les villes portuaires internationales.
A LIRE : L’ancienne communauté juive de Chine renoue avec son identité
Cette distinction fait dire à l’auteur que les Juifs arrivés à une époque ancienne sont devenus « pleinement chinois tout en restant Juifs, ce qui fait qu’on peut parler à leur sujet de ‘Juifs chinois' ». « Les Chinois » nous dit-il, « tiennent les Juifs en très haute estime, et cette admiration réciproque nourrit chez certains l’espoir d’une renaissance d’un sino-judaïsme à partir de l’actuel judaïsme en Chine ».
Quant aux Juifs de Shanghai, ils sont présentés comme soucieux de préserver la mémoire de leur histoire, commencée avec Elias David Sassoon, premier des Bagdadis de Bombay à être arrivé dès 1844 où il fit fortune dans l’immobilier, le commerce du thé, de la soie, des étoffes et… de l’opium. Fondée, comme celle de Shanghai, dans les années 1840, la communauté juive de Hong Kong doit aux familles Sassoon et Kadoorie ses premiers bienfaits.
Au terme de ce long voyage ébouriffant, souvent émouvant (dont toutes les étapes n’ont pu être consignées dans cet article) au cœur d’un judaïsme « exotique » plus ou moins éloigné des canons traditionnels, on partage avec Len Lyons, docteur en philosophie, la question sous-tendue par la découverte de ces communautés : l’exemple des Bnei Menashe est-il applicable à d’autres communautés émergentes qui « pratiquent ‘sérieusement’ le judaïsme depuis des décennies » ? Ce qui reviendrait à considérer, ajoute le contributeur, que « la fin atteste de l’origine ». Cette étude dessine, en filigrane, un motif de questionnement de l’identité et, à travers une dialectique buissonnière, elle décline, sans juger de leur légitimité, des façons autres de se revendiquer Juifs.