LAGRANGE, Géorgie – Au milieu d’une petite clairière entourée de pins, le sergent Joshua Clower souffle d’un coup sec dans son sifflet rouge foncé. Les quelques policiers rassemblés près de lui pointent et tirent avec leurs pistolets neuf millimètres sur des silhouettes humaines en carton avec des codes couleurs – rouge, jaune et vert. Les officiers tirent jusqu’au prochain coup de sifflet de Clower.
La journée est humide et le brouillard est profond près de LaGrange, une ville située à environ 70 miles au sud-ouest d’Atlanta, en Géorgie. Clower, grand et mince, avec une coupe au rasoir et un uniforme sombre impeccable, est le directeur de la formation au sein du département de police de la ville. Il donne l’ordre à ses collègues de s’approcher de quelques mètres des cibles et de viser une fois encore. Et l’exercice recommence.
Contrairement aux formations aux armes à feu habituelle aux États-Unis, le meilleur score ici n’est pas attribué aux tireurs qui touchent la tête et le torse, mais à ceux qui placent le plus de balles dans le bas-ventre, la zone pelvienne et les cuisses. Les impacts dans ces zones – marquées en vert sur la silhouette – augmentent les chances qu’une cible humaine survive au tir.
Si quelqu’un avait dit à Clower il y a trois ans, alors agent de patrouille et maître-chien, qu’il se retrouverait bientôt au cœur d’un débat animé sur une politique novatrice d’usage de la force inspirée des méthodes israéliennes de formation des policiers, il aurait probablement ri.
Un changement de paradigme
Il y a environ trois ans, le chef de la police de LaGrange, Louis « Lou » Dekmar, a commencé à s’intéresser de près à ce concept découvert en 2004 lors d’un voyage d’échange de policiers en Israël, où les agents sont formés à tirer sur des zones non vitales comme les jambes si la situation le permet.
Dekmar a repensé à l’approche israélienne au moment où l’indignation des Afro-Américains ne cessait de croître aux États-Unis suite à la mort de Michael Brown, abattu par la police à Ferguson, dans le Missouri, en 2014. Les manifestants avaient alors réclamé un changement radical du mode de fonctionnement de la police. Depuis, les forces de l’ordre mettent davantage l’accent sur la désescalade et l’utilisation d’options non létales, explique Dekmar. Un changement de paradigme qui a également affecté la formation aux armes à feu.
Lou Dekmar travaille dans les forces de l’ordre depuis plus de 40 ans, dont 26 ans en tant que chef de la police de LaGrange, un service de police qui compte une centaine d’agents assermentés. Avec la nouvelle politique d’usage de la force à LaGrange, appelée Shoot to Incapacitate [Tirer pour neutraliser], l’objectif est devenu « d’arrêter la menace sans prendre de vie », explique-t-il – de blesser, pas de tuer.
Considéré comme le premier en son genre aux États-Unis, ce programme d’inspiration israélienne va à l’encontre des normes de recours à la force en vigueur depuis des décennies dans les services de police américains. Les agents assermentés des forces de l’ordre sont autorisés à recourir à la force meurtrière s’ils ont des raisons de croire qu’eux-mêmes ou la population sont menacés de blessures corporelles graves. La force meurtrière peut également être justifiée lorsqu’un criminel en fuite est considéré comme une menace importante pour la population.
Les policiers américains visent généralement le « centre de gravité » – la poitrine et le torse. Il s’agit de la plus grande surface cible et de la plus facile à atteindre, ce qui donne les meilleures chances d’arrêter une menace rapidement et en toute sécurité, selon les instructeurs en armes à feu. Mais les tirs sur le centre de gravité, ainsi que les tirs à la tête, sont souvent mortels.
En comparaison, les règles israéliennes en matière d’armes à feu sont « beaucoup plus restrictives », affirme Robbie Friedmann, professeur en Droit pénal à la Georgia State University d’Atlanta. Il est le fondateur du Georgia International Law Enforcement Exchange (GILEE), un programme qui envoie des délégations de policiers haut gradés en Israël et dans d’autres pays. C’est à ce programme que Dekmar avait participé il y a 18 ans.
En Israël, les policiers ne sont formés à l’utilisation des armes à feu que dans deux situations, selon le surintendant principal Evgeny Shteyman, chef de la section des compétences opérationnelles de la division des formations de la police israélienne. La première est lorsque des agents sont témoins d’une attaque qui pose un risque imminent pour la vie d’un agent ou d’un civil, comme un tireur actif. La seconde est lorsqu’un suspect est en train de commettre un crime dangereux. Dans ce dernier cas, la police ne vise que les jambes du suspect.
Une autre distinction dans l’utilisation des armes à feu est qu’en Israël, la plupart des militaires et des policiers portent leurs armes de poing avec un chargeur rempli et une chambre vide, ce qui les oblige à débrayer la glissière lorsqu’ils dégainent et pointent leur arme. La raison de cette pratique, connue sous le nom de « port d’arme israélien », est d’éviter une décharge accidentelle. Aux États-Unis, les officiers de police sont formés à toujours porter une arme de poing avec chambre – et donc chargée – afin d’éviter tout délai lors d’une rencontre potentiellement mortelle.
Malgré les différences tactiques et techniques, Shteyman affirme qu’en Israël comme aux États-Unis, l’objectif est de mettre fin à un danger mortel, et non de tuer un assaillant.
Cependant, la police israélienne a fait l’objet de nombreuses critiques depuis le début de la vague de terreur palestinienne, qui a fait 19 morts depuis la mi-mars. Les tactiques policières utilisées lors des funérailles de la journaliste d’Al Jazeera Shireen Abu Akleh ont fait l’objet d’une condamnation internationale et, le 14 mai, Walid a-Sharif, membre du Hamas, est mort quelques semaines après avoir été admis à l’hôpital pour une blessure à la tête subie lors d’affrontements sur le mont du Temple. L’origine de la blessure est contestée.
En 2004, Dekmar trouvait l’approche israélienne intéressante mais étrange. « Je ne pensais pas à l’époque qu’elle était appropriée ou applicable aux États-Unis, vu le contexte des formations aux armes à feu dans le pays », se souvient-il. Mais il a continué à y penser.
Au cours de la décennie suivante, il a visité plusieurs pays européens, dont l’Allemagne et l’Espagne, et a appris que dans de nombreuses forces de police, viser les zones non vitales était la norme plutôt que l’exception. Il est également retourné en Israël à plusieurs reprises dans le cadre d’autres programmes d’échange de policiers et en sa qualité de président de l’Association internationale des chefs de police, ou AICP.
Il a également effectué des recherches dans son pays. En examinant cinq années de données, il a appris que sur les 1 000 personnes tuées chaque année lors d’une rencontre avec la police aux États-Unis, environ 300 – soit 25 à 30 % – portaient une arme contondante ou blanche. Dekmar a trouvé ces chiffres suffisamment importants pour justifier un protocole de formation supplémentaire, adapté aux réalités de la police américaine.
L’option de tirer pour neutraliser ne s’applique que dans des situations très spécifiques : Lorsque le suspect menace la vie d’un agent ou de passants innocents avec une arme mortelle qui n’est pas une arme à feu, par exemple un couteau, une machette, une hache ou une batte de baseball. D’autres facteurs jouent également un rôle, comme le temps nécessaire pour viser, la distance par rapport au délinquant et la disponibilité de renforts.
La nouvelle politique ne remplace pas les tirs visant le centre du corps, précise M. Dekmar.
« Nous voulons simplement offrir à nos agents une autre option, un autre outil dans leur ceinture de service », ajoute-t-il.
C’est à chaque policier de prendre la décision, ajoute-t-il. « Les officiers doivent faire preuve de discernement. »
Selon Dekmar, les récents événements impliquant la police israélienne n’ont pas changé sa façon d’envisager la formation au recours à la force en Israël, dans les pays d’Europe et du Moyen-Orient, ni la politique de sa propre agence. Les entraînements et les applications dans la vie réelle sont des scénarios très différents, poursuit-il. Toutes les situations de force meurtrière ne justifient pas non plus une approche de type « tirer pour neutraliser ».
« Les incidents de recours à la force sont très dynamiques, et il n’y a aucune garantie de résultat pour l’agent ou le suspect », déclare M. Dekmar.
‘C’est complètement fou’
Au cours de l’été 2019, un an avant que les manifestations anti-police n’explosent suite à la mort violente de George Floyd à Minneapolis, dans le Minnesota, Dekmar avait présenté son plan aux instructeurs en armes à feu de l’agence – et avait été accueilli avec incrédulité.
Clower faisait partie des sceptiques. « Lorsque le chef nous a présentés cette idée pour la première fois, j’ai pensé que c’était complètement fou », raconte-t-il. Le concept était nouveau et très différent de tout ce qu’il avait appris et pratiqué en tant que policier.
La peur est l’une des raisons pour lesquelles tant d’officiers se méfient du programme Shoot to Incapacitate, déclare Friedmann de la Georgia State University. Contrairement à ce qui se passe en Israël et dans la plupart des pays européens, les policiers américains sont généralement seuls dans leur voiture de patrouille. Les rencontres de routine comme les contrôles routiers ou les appels pour troubles domestiques peuvent rapidement dégénérer en confrontations violentes. Par habitant, les civils sont plus nombreux à porter une arme aux États-Unis qu’en Israël, et un pourcentage plus élevé de policiers américains meurent dans l’exercice de leurs fonctions.
« De nombreux officiers ont peur que leur dernière arme de défense leur soit retirée », explique Friedmann. « Et cette arme, c’est la latitude à viser le centre du corps, une balle dans la chambre, face à un risque qu’ils perçoivent. »
Au département de police de LaGrange, Clower – à contrecœur, au début – a mené des recherches supplémentaires sur le nouveau concept d’utilisation de la force et a mis en place un programme de formation complet qui se compose d’une partie théorique et d’une partie pratique.
Le programme Shoot to Incapacitate a été mis en place il y a un peu plus d’un an, en avril 2021. Aujourd’hui, Clower estime que le programme occupe une place modeste mais importante dans la formation à l’usage de la force de son service. Mais il a fallu un certain temps à ses collègues pour s’habituer au concept.
En tant que groupe, les policiers sont difficiles à satisfaire, dit Clower avec un sourire en coin. « Nous détestons les choses telles qu’elles sont. Et ensuite, nous nous plaignons du changement ».
Des réactions mitigées
Les réactions à l’initiative Shoot to Incapacitate ont été mitigées en dehors de LaGrange. Jusqu’à présent, les efforts mis en œuvre pour réformer la police au niveau fédéral ont échoué. Certains s’étonnent que cette démarche novatrice ait été lancée dans la petite ville de LaGrange, dans le sud conservateur du pays. Mais comme la plupart des 18 000 organismes chargés de faire respecter la loi aux États-Unis sont gérés par les comtés et les municipalités, il n’est pas rare que des réformes voient le jour dans les services de police locaux.
La politique de LaGrange en matière de recours à la force laisse sceptiques de nombreux services de police et associations de policiers américains.
« La règle directrice du programme est le caractère sacré de la vie, et c’est admirable », déclare le major Oliver Fladrich, responsable des services administratifs et des enquêtes au sein du service de police de Dunwoody, une municipalité de la métropole d’Atlanta. Il a participé au programme GILEE en Israël en 2004, la même année que Dekmar.
Mais Fladrich s’inquiète de « son efficacité et de la possibilité de l’appliquer de manière réaliste » aux États-Unis. Pour que le nouveau concept soit couronné de succès, dit-il, « beaucoup dépend du niveau de compétence du tireur individuel. » Selon des études américaines, la précision d’un officier moyen atteignant une cible mobile dans une situation de stress élevé se situe entre 20 et 50 %.
Comme nombre de ses collègues, Fladrich affirme que le temps qu’il faudrait aux agents pour viser une zone cible plus petite que le centre de gravité et corriger les ratés éventuels mettrait en danger la vie des policiers et des passants innocents. Les affrontements avec usage de la force se déroulent généralement « en quelques millisecondes », dit-il. « Et elles sont très complexes ».
La police de Dunwoody (Atlanta) a envoyé certains de ses instructeurs en armes à feu à LaGrange pour une démonstration. Après avoir soigneusement étudié la méthode, Fladrich a déclaré que son service avait décidé de ne pas mettre en œuvre le programme.
Shteyman souligne que les conditions en matière de sécurité aux États-Unis et en Israël sont sensiblement différentes. En Israël, « la plupart des cas qui obligent les policiers à utiliser des armes à feu sont des attaques terroristes, dans lesquelles l’auteur vise à tuer le plus grand nombre de civils aussi rapidement que possible. »
Le suspect peut porter une ceinture explosive, donc ne pas viser le centre est plus une réponse tactique sur place qu’une politique, ajoute Shteyman. Les agents sont formés pour tirer soit sur les jambes du terroriste, soit sur sa tête s’il y a un danger imminent pour d’autres personnes. L’objectif, dit-il, est « d’empêcher l’engin d’exploser ».
Depuis des années, les groupes militants anti-Israël accusent les délégations de police en Israël d’importer des tactiques policières militarisées aux États-Unis. En 2018, l’organisation anti-sioniste Jewish Voice for Peace (JVP) a publié un rapport intitulé Deadly Exchange [Échange mortel].
Selon ce rapport, les programmes d’échange pour les officiers de police supérieurs « favorisent et étendent les pratiques policières discriminatoires et répressives qui existent déjà dans les deux pays. » Il affirme également que « la formation israélienne des forces de l’ordre américaines normalise l’usage incontrôlé de la violence dans la répression des manifestations et de toutes les manifestations de mécontentement des citoyens ».
JVP, basé en Californie, n’a pas répondu à plusieurs demandes de commentaires.
Les délégations de policiers sont principalement dirigées par trois organisations, dont le GILEE de l’université d’État de Géorgie, le programme où est née la politique de Shoot to Incapacitate de LaGrange. L’Anti-Defamation League (ADL) et le Jewish Institute for National Security Affairs (JINSA), un think tank conservateur basé à Washington, DC, organisent également des délégations de policiers.
Selon The Guardian, l’ADL a récemment débattu de la possibilité de mettre fin à son programme d’application de la loi en raison de préoccupations internes selon lesquelles ces voyages pourraient augmenter la fréquence du recours à la force par la police américaine. L’organisation a finalement décidé de maintenir le programme mais de le mettre à jour, selon un porte-parole de l’ADL.
Friedmann de GILEE et d’autres organisateurs des programmes d’échange s’opposent aux attaques émanant du JVP et d’autres organisations, affirmant que les programmes se concentrent sur le contre-terrorisme, la police communautaire et la surveillance. « Ils ne comportent aucune formation tactique pratique », affirme-t-il.
Pour Dekmar, cette critique est une « interprétation erronée et inquiétante » des programmes d’échange. La politique de son département intitulée Shoot to Incapacitate contredit notamment les affirmations des groupes anti-israéliens, car il s’agit d’un module de formation aux armes à feu conçu pour augmenter la probabilité d’une issue non fatale lors d’affrontements potentiellement mortels.
Plus d’un an après le début de la mise en œuvre de cette nouvelle procédure de recours à la force, la police de LaGrange a pu appliquer la nouvelle procédure à plusieurs reprises. Un matin de septembre 2021, par exemple, un agent de patrouille s’est vu affronter un homme portant une machette dans le centre-ville de LaGrange. L’homme n’a pas répondu aux ordres répétés du policier de lâcher son arme. Il a levé la machette et a chargé l’officier. Le policier a d’abord déployé son Taser, et comme il ne fonctionnait pas, il a sorti son arme. Les tirs ont touché l’homme dans le bas-ventre et les jambes et l’assaillant a survécu.
Bien qu’il ne soit pas encore certain que la nouvelle approche de recours à la force de LaGrange soit adoptée par les services de police à travers les États-Unis, Dekmar estime que le programme continue de susciter des discussions et de l’intérêt. Il a reçu la visite d’environ 170 représentants des forces de l’ordre de Géorgie et du reste du pays. Plus tard dans l’année, une délégation de hauts responsables de la police d’Israël, organisée par GILEE, viendra aux États-Unis – et fera une halte à LaGrange.
Connaître et utiliser nos options
De retour au stand de tir, Clower inspecte les impacts de balles répartis sur les silhouettes en carton, puis les vérifie à l’aide d’un épais marqueur noir. La plupart des officiers ont logé leurs balles dans les zones cibles vertes souhaitées.
« Les compétences requises sont essentiellement les mêmes qu’avant », déclare Clower, ajoutant que la nouvelle formation porte autant sur la prise de décision que sur la technique de tir. « Il s’agit de connaître et d’utiliser les différentes options qui s’offrent à nous ».
Selon Shteyman, la gestion d’un programme d’armes à feu bien équilibré ne peut pas se faire uniquement « en formant les policiers à tirer sur des parties périphériques du corps, mais en améliorant la compétence globale en matière d’armes à feu. » Le défi consiste à agir de manière décisive tout en minimisant les dommages.
« Pour parvenir à cet équilibre délicat, il faut faire preuve de discernement, tant pendant la formation que sur le terrain », précise M. Shteyman.