Dans ses nuits désormais peuplées de cauchemars, les notes de musique trance se mêlent au bruit assourdissant des kalachnikovs. Laura aimait danser. Maintenant, elle témoigne. Co-organisatrice du Unity Festival, la franco-israélienne de 35 ans s’est donnée pour mission de raconter l’horreur de ce qui s’est passé au Festival Nova et dans les kibboutzim. Un devoir de mémoire et de transmission qu’elle porte à travers l’Europe, là où l’on veut bien la recevoir. Elle se bat aussi pour que le monde n’oublie pas les otages. Ce livre, qu’elle aurait préféré ne pas devoir écrire et qui veut croire, malgré tout, en la vie et en la paix, se conclut par un extrait du
« Plaidoyer pour ma terre » d’Herbert Pagani.
Quelques mots, tout d’abord, sur la musique trance qui a réuni, ce jour-là, tant de festivaliers. Qu’est-ce qui vous attire dans ce genre musical ?
J’ai découvert la musique trance à l’âge de 25 ans, avec le groupe israélien « Infected mushrooms » qui s’est d’ailleurs récemment produit en Inde. J’ai essayé d’expliquer ce genre musical à ma grand-mère qui aime plutôt les valses ! J’ai tenté de lui faire comprendre que danser sur de la trance permet de relâcher son corps. Après une dure semaine, danser un peu, sans chorégraphie imposée, fait vraiment du bien. La piste de danse communique son énergie et les participants sont souriants.
Dans un festival, personne ne vous demandera quelle est votre religion ou votre opinion politique, on s’inquiètera plutôt de savoir si vous avez passé un bon moment, si vous voulez vous asseoir ou si vous avez besoin d’un verre d’eau.
Un reflet de la réalité de Tel Aviv que certains guides touristiques ont primée, expliquez-vous, pour son hédonisme ?
Comme je l’explique dans le livre, en Israël, les festivals accueillent toute la diversité de notre société. Là, le Nova se déroulait pendant Shabbat, il n’y avait donc pas de religieux, mais dans le Unity que nous avons organisé et qui avait eu lieu quelques heures avant, vous pouviez tout aussi bien croiser des pratiquants que des gens athées. Tout le monde est là pour la danse et pour le DJ qui va performer pendant deux heures. On est heureux d’être ensemble pour danser et rire.
Il est important de préciser que si les festivals se déroulent souvent en bordure des pays arabes, c’est qu’il est impossible de faire autrement en Israël, compte tenu de la superficie du pays…
Que l’on organise un festival dans le nord, dans le sud ou même dans le centre d’Israël, on est presque toujours à proximité d’une frontière. Le seul endroit qui permet de s’en éloigner, c’est la plage. Les médias français ont donné l’impression qu’il y avait eu une rave party de quelques personnes venues danser juste devant la frontière… Il est vrai que la distance peut paraître courte quand on habite en France mais c’est différent dans un petit pays comme Israël. Et c’est un endroit où il y a des villages et qui fait partie de notre pays.
Précisons que vous aviez obtenu les agréments que les autorités sont parfois réticentes à délivrer, arguant que ces événements favorisent le trafic de drogues…
En effet, il n’a pas toujours été facile d’obtenir toutes les autorisations, bien qu’il ait été prouvé qu’il n’y a pas plus de trafic et de consommation de drogues que dans les autres festivals. Mais bien sûr, le Nova ainsi que le Unity qui l’a précédé, avaient été autorisés. Nous avions reçu tous les agréments. On ne peut décemment pas organiser un événement de 4 000 personnes sans l’aval des autorités.
Le deuxième chapitre déclenche un compte à rebours glaçant. Tout comme celle d’Adèle Raemer, une habitante du Kibboutz Nirim, votre première réaction a été très « israélienne » : habitués aux attaques, vous et vos amis avez été davantage surpris qu’effrayés…
Oui mais je dois dire que depuis sept ans que j’évolue dans l’univers des festivals en Israël, je n’avais jamais été confrontée à une attaque de roquettes. Nous étions mal à l’aise mais pas terrifiés. Certains ont eu peur dès le début et on sait ce qui est arrivé à ceux qui ont pris la voiture et ont essayé de partir…
Mes amis et moi, nous nous regardions, conscients que ce champ immense était un endroit sans alarme et sans abri où nous réfugier, comme nous avons l’habitude de le faire dans ce genre de situation. C’était une sensation bizarre. On s’est dit : bon, cela va se terminer d’ici une vingtaine de minutes, on va rentrer à la maison, tant pis, dommage pour le festival et pour ses producteurs qui ont travaillé très dur. Quel dommage, voilà ce qu’on a pensé à ce moment-là…
De minute en minute, la situation s’aggrave : les cris des victimes, les hurlements et les rires des terroristes, les tirs, votre attente angoissée dans la caravane qui a failli être brûlée… Comment avez-vous procédé, avec votre co-auteure (ndlr : la journaliste Dominique Rouch) pour décrire ces scènes terrifiantes ?
J’ai d’abord rencontré Dominique à Paris puis nous avons eu de longues conversations par zoom. Nous avons un peu parlé de ma vie avant d’en venir au 7 octobre. Je racontais tout ce dont je me souvenais et tout ce que j’avais ressenti. Nous avons ensuite regardé les messages textos que j’avais envoyés pendant l’attaque.
J’ai aussi parlé avec Shay, mon mari et avec les personnes qui étaient cachées avec nous dans la caravane, afin de reconstituer fidèlement les évènements. Par exemple, je ne me rappelais absolument pas avoir dit à mon mari, sur le chemin du retour, que je voulais retourner à l’armée. Sur ce point, c’était le trou noir. Dominique rédigeait, elle m’envoyait les chapitres au fur et à mesure et je reprenais ou modifiais certains passages, en fonction de mon ressenti. Cela n’a pas été un exercice facile pour moi qui suis arrivée en Israël avec ma famille à l’âge de huit ans. Depuis, je ne lis ni n’écris vraiment en français. Mais je suis bien là, au détour de chaque ligne de ce livre… Dominique a eu un talent incroyable pour adopter ma façon de parler. Quand elle m’a envoyé les premières pages, j’ai eu l’impression de les avoir écrites moi-même, c’en était presque effrayant.
Engagée à l’école d’officiers, vous avez obtenu le titre de capitaine dans la police militaire. N’est-ce pas à cette formation que vous devez d’avoir pris les bonnes décisions ce jour-là ?
Mon expérience me permet de ne pas stresser, quels que soient la difficulté et le contexte. Ne pas paniquer mais réfléchir froidement, calmement : un, deux, trois, qu’est-ce qu’il faut faire ? Quelles sont les options ? Si j’avais paniqué ou pleuré, je ne serais sûrement plus là pour vous parler.
Un moment, j’ai culpabilisé en me demandant si le fait d’avoir entraîné mon mari et mes amis dans la caravane avait été la bonne décision. Je pensais que nous allions y rester cachés vingt minutes, au plus une demi-heure. Jamais je n’aurais pu imaginer les six heures de cauchemar.
Vous évoquez une photographie de groupe prise par votre ami Alon, une demi-heure avant le début de l’attaque, pour « immortaliser ce moment ». Que représente-t-elle pour vous ?
Sur cette photo, nous affichons tous un sourire que nous n’aurons sans doute jamais plus. C’est le sourire de personnes qui pensent qu’en prenant le café du matin à un festival de musique, elles ne pourront passer qu’une super journée. Cela faisait longtemps qu’on attendait ce moment. Nous étions heureux. Tout allait basculer quelques minutes plus tard. Le mot utilisé par Alon – « immortaliser » – s’est chargé d’un sens terrible.
Pourquoi parlez-vous beaucoup de votre sac rose dont vous vérifiiez constamment la présence ? Est-il le symbole de la vie joyeuse
« d’avant » ?
Je ne l’ai plus. J’avais tout, dans ce grand sac. Si quelqu’un avait oublié quelque chose, on entendait toujours : « Demande à Laura, elle doit en avoir dans son sac ! ». Et c’était le cas. Toutes les affaires que nous avons laissées sur place ont été saccagées ou volées. Les terroristes ont vidé les voitures avec l’espoir d’y trouver des objets de valeur. J’avais emporté le sac rose avec moi mais en rentrant à la maison, j’ai été incapable de le garder. J’avais des flashback horribles.
Vous écrivez que le traumatisme s’ancre un peu plus chaque jour en vous. Témoigner vous aide-t-il ?
Je n’en suis pas sûre. Revivre l’histoire me fait mal. Alors, pendant que je témoigne, j’essaie de me déconnecter de mes sentiments. Mon mari et moi nous faisons suivre par un thérapeute. Nous sommes partis trois mois en Inde, pour le voyage de noces que nous n’avions pas fait et que nous avons failli ne jamais faire. C’était comme un rattrapage, avec la conscience permanente que nous avions frôlé la mort.
Là-bas, j’expliquais aux gens que je pleurais sur la plage comme j’aurais pleuré si j’étais restée chez moi. Nous avons tout emporté avec nous en Inde : la tristesse, les flashback, les cauchemars et l’inquiétude pour nos otages. Nous n’avons toujours pas réussi à reprendre le cours de notre vie. La seule chose qui me motive aujourd’hui, c’est de témoigner. Même si cela me pèse et m’affaiblit, je serai toujours moins épuisée que ne le sont mes amis, à Gaza.
Un devoir de mémoire, pour que ne soit pas effacé le souvenir des femmes, des hommes et des enfants massacrés le 7 octobre 2023 dans les kibboutzim et au Festival Nova ?
Au début, le but de mon livre était d’expliquer. J’ai entendu que les écoles juives et les synagogues devaient être protégées en raison de risques d’attentats, j’ai entendu qu’il y en avait pour remettre en cause ou nié les massacres, j’ai entendu ce qui se disait sur Israël et sur son armée, tenus pour responsables de la guerre…
J’ai compris que je n’avais plus le choix, que je devais parler pour que quelque chose reste après nous et que, comme pour la Shoah, la prochaine génération sache ce qu’a été le 7 octobre.
« À Paris, aucune librairie ‘non juive’ n’a accepté de me recevoir. »
J’ai compris que je servirais beaucoup plus mon pays en témoignant. Il y a beaucoup de capitaines dans l’armée israélienne mais peu, parmi eux, sont des survivants capables de s’exprimer en français et en anglais.
Ecrire le livre a été une véritable épreuve mais je savais que c’était le prix à payer pour transmettre. Je n’imaginais pas que la guerre ne serait pas achevée quand le livre paraîtrait. Et qu’il y aurait encore des otages.
Si je fais tant de plateaux chaque jour, c’est pour montrer le visage des otages et pour expliquer pourquoi on continue de se battre alors que le monde essaie de les oublier.
Avez-vous pu porter votre témoignage partout où vous le vouliez ? Y-a-t-il eu des refus ?
J’ai été déçue par certains médias français qui, au début, avaient manifesté leur désir de faire une interview et qui, quand la situation en Israël est devenue plus compliquée, se sont rétractés et ont tout annulé.
Sur les plateaux télé, tout le monde a été très bienveillant. Je ne suis pas une femme politique, je suis là pour témoigner et parler de mes amis. Je n’ai donc pas été confrontée à des questions piégeuses.
J’ai en revanche été très déçue par une chose : j’ai fait énormément de conférences mais uniquement dans des lieux appartenant à la communauté ou à des organisateurs juifs. À Paris, aucune librairie « non juive » n’a accepté de me recevoir.
Des refus clairement exprimés ?
Oui. Ces établissements ont eu peur de m’accueillir, par crainte de réactions hostiles. J’ai écrit en français pour m’adresser à tous les Français, pas seulement aux Juifs. Et à tous les francophones : la semaine prochaine, je vais en Belgique où j’ai été invitée pour participer à des conférences.
Dans le livre, vous parlez du graffeur Benzi Brofman qui parcourt le monde pour dessiner les visages des otages et des disparus. Dans l’exposition proposée par le musée d’Israël « L’aube de l’obscurité : L’élégie dans l’art contemporain », une œuvre de l’Israélien Shuki Borkovsky représente, pour chaque jour de guerre, le mot « larmes » en anglais, en hébreu, en latin, en arabe et en yiddish. Il parle de « sa bouteille de larmes ». Comme vous, qui n’avez pu retenir les vôtres lors de votre voyage en Inde ?
Oui. Ce voyage m’a permis de voir les paysages les plus beaux de ma vie mais, la majeure partie du temps, je restais prostrée, à pleurer moi aussi.
Les amis de Shani Louk, enlevée et tuée par des terroristes palestiniens, ont été choqués par l’attribution du prix « Pictures of the Year » à une photo prise par un photographe indépendant qui a travaillé pour Associated Press et accompagné les terroristes du Hamas le 7 octobre. Quelle est votre réaction ?
Je suis choquée. Terrifiée. Si la jeune fille n’avait pas été juive, cette photo aurait-elle gagné le prix ? Si elle avait été Française, Américaine, Asiatique, Noire, le jury aurait-il décidé que la personne qui a regardé ces violeurs assassins et qui les a photographiés sans intervenir méritait un prix ? Si la victime est juive, ce n’est pas grave ? Ce serait alors de l’art ? Non, c’est du pur antisémitisme. La photo est horrible, qui montre une femme dont le corps est piétiné par des hommes. C’est cauchemardesque.
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A plusieurs reprises, vous écrivez : « J’aime Tsahal, je crois en
Tsahal »…
On m’a souvent demandé si j’en voulais à l’armée israélienne. Ma réponse est claire : j’en veux seulement au Hamas. Au début, nous nous demandions pourquoi l’armée n’arrivait pas. Au fil des heures, quand nous avons pu consulter les médias, nous avons compris que c’était tout le Sud d’Israël qui était attaqué. L’armée a réussi à se réorganiser et à retrouver sa force.
Et je lui fais confiance pour enquêter sur elle-même, pour comprendre pourquoi c’est arrivé et pour faire en sorte que cela ne se reproduise plus.
Vous expliquez ce que vous avez vécu par « quelque chose qui nous dépasse ». Vous parlez d’un « alignement des étoiles » et remerciez
« l’Univers » de vous avoir gardée vivante. Et la foi ?
Après une telle épreuve, beaucoup se rapprochent de Dieu, d’autres s’en éloignent. Je peux comprendre les deux attitudes. Je comprends que le fait de croire aide à continuer à vivre.
Dans le livre, je ne détaille pas ce que j’ai vu quand nous avons ouvert la porte de la caravane, mais je peux vous dire que nous n’avons pas été étonnés par le fait qu’il a fallu des semaines pour identifier les corps. De la même façon, après ce qu’ils avaient vu et subi, des rescapés de la Shoah sont ressortis des camps en étant très croyants, d’autres ont perdu la foi…
Vous avez grandi avec l’idée que l’avenir d’Israël réside dans la cohabitation de deux Etats. Vos espoirs ont-ils été anéantis d’autant que, comme vous l’écrivez, « nous savons qu’un grand nombre de civils gazaouis ont franchi la frontière pour tuer, violer, éventrer et décapiter des Juifs ? »
Le Hamas fait très bien son travail, en essayant de nous tuer mais aussi en s’appliquant à tuer l’espoir d’une cohabitation. Quand on sait que les enfants de Gaza sont élevés dans des écoles maternelles où ils jouent à faire semblant de tuer des Juifs, quand on découvre que des enseignants de l’UNRWA incitent à la haine et à la violence… Ce sera très difficile, mais on ne fait la paix qu’avec nos ennemis.
Si je ne crois pas en la paix, quelle est l’autre option ? Vivre dans la haine pour toujours ? Viendra un moment où l’on vivra les uns à côté des autres.
Pour finir, un message aux Juifs français qui ont, chacun à sa manière, soutenu Israël ?
C’est magnifique. Pour ma part, je vois le travail incroyable mené par les communautés pour m’accueillir et faire connaître mon livre. Je vois l’aide fournie à Israël.
J’ai aussi été invitée avec mon mari à coté de la Tour Eiffel pour le rassemblement qui a lieu chaque vendredi (ndlr, Depuis le 17 novembre 2023, les Mères de l’Espoir se réunissent pour demander la libération de tous les otages). Nous étions en larmes en entendant l’Hatikvah. C’est tellement important pour nous de savoir que nous sommes ainsi soudés.
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Laura Blajman-Kadar (avec Dominique Rouch), Croire en la vie, Robert laffont, 160 pages, 17,90 €