GHAJAR – Par une matinée récente, dans le village alaouite de Ghajar, perché à cheval sur la frontière entre Israël, le Liban et la Syrie, la vie semblait avoir repris son cours. Des enfants jouaient dans la cour de récréation de l’école, une femme étendait son linge, tandis qu’une autre allumait de l’encens pour bénir la journée.
À première vue, cette scène aurait pu paraître ordinaire. Pourtant, c’était la première fois que ce village accueillait des visiteurs depuis le 8 octobre 2023, date à laquelle le Hezbollah, groupe terroriste chiite libanais soutenu par l’Iran, avait lancé ses attaques transfrontalières quasi quotidiennes contre le nord d’Israël.
Si les commerces ont rouvert et que les touristes commencent timidement à revenir, les 2 900 habitants de Ghajar, tous alaouites, ont des préoccupations bien plus graves, car ils appartiennent à la même minorité religieuse que le président syrien déchu, Bashar el-Assad.
Bien que le nouveau chef intérimaire de la Syrie, le chef rebelle djihadiste Ahmad al-Sharaa, ait tenté de rassurer la population et la communauté internationale en affirmant qu’il respecterait les droits des minorités, l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) a rapporté lundi dernier que des hommes armés affiliés aux nouveaux dirigeants avaient procédé à 10 exécutions sommaires, visant des membres de la minorité alaouite sous prétexte de « régler de vieux comptes ».
Un habitant du village a indiqué à l’AFP que des hommes armés étaient arrivés à bord de deux véhicules avant de se diriger vers les maisons, affirmant rechercher d’armes. « Ils ont fait sortir les hommes, les ont contraints à s’agenouiller, puis leur ont tiré dessus avec des armes munies de silencieux », a-t-il confié sous couvert de l’anonymat. « Ils les ont exécutés de sang-froid avant de quitter la région. »
Selon l’ONG basée au Royaume-Uni mais disposant d’un vaste réseau de sources en Syrie, les assaillants « frappaient aux portes des maisons du village et tiraient sur les habitants avec des armes de poing équipées de silencieux, avant de s’enfuir ».
« Un enfant et une femme âgée » figurent parmi les victimes, a indiqué à l’AFP Rami Abdel Rahmane, directeur de l’OSDH.
L’OSDH a recensé 162 meurtres d’Alaouites, en particulier dans le centre et l’ouest de la Syrie, depuis la chute d’Assad.
Les assaillants « étaient des sunnites, et les meurtres étaient à caractère confessionnel », a-t-il affirmé.
Les habitants de Ghajar redoutent pour la sécurité de leurs proches alaouites restés de l’autre côté de la frontière.
En Syrie, « c’est un gouvernement extrémiste », a déclaré Mohammed Shemali, propriétaire du restaurant Besan, au centre du village. « Nos proches disent qu’ils vont bien, mais ce qu’ils ne disent pas nous inquiète encore plus. Nous savons qu’ils sont en danger. »

Vendredi soir, des soldats israéliens opérant dans une zone tampon du sud de la Syrie ont essuyé des tirs, a indiqué Tsahal. Il s’agit du premier incident de ce type depuis que l’armée israélienne s’est déployée dans cette zone frontalière le mois dernier, après la chute du régime d’Assad. Les soldats ont riposté en direction de l’origine des tirs, a ajouté Tsahal.
Le 23 janvier, les responsables de Ghajar ont accueilli cette journaliste du Times of Israel, l’une des premières personnes extérieures autorisées à circuler dans le village depuis sa réouverture. Toutefois, ils ont rapidement fait savoir qu’ils ne souhaitaient pas aborder la situation des Alaouites en Syrie.
« Nous ne voulons pas mettre en danger qui que ce soit de l’autre côté », a confié un responsable sous couvert d’anonymat.
Cessez-le-feu précaire
Aucun panneau ne signale la route menant à Ghajar (prononcé RA-zhar), si ce n’est un avertissement indiquant la présence de champs de mines dans les environs. La route serpente avant de s’achever en cul-de-sac, marqué par une fontaine qui symbolise l’entrée du village.
Depuis la promenade du village, la vue s’ouvre sur une pente abrupte plongeant vers le Liban, offrant un panorama sur la rivière Hasbani et un poste de garde abandonné des Nations unies (ONU).

Les tirs de roquettes lancés par le Hezbollah pendant la guerre ont causé d’importants dégâts aux bâtiments de Ghajar. Plusieurs habitants ont été blessés, dont un grièvement.
Un accord de cessez-le-feu conclu avec le Liban à la fin du mois de novembre a mis un terme à deux mois de guerre à grande échelle, après une période prolongée d’affrontements de moindre intensité.
Ce cessez-le-feu fragile a tenu jusqu’à présent, bien que les deux camps se soient régulièrement accusés de violations. Il a été prolongé cette semaine jusqu’à la mi-février.
Le 23 janvier, sous un ciel dégagé, le village, aux maisons peintes de teintes vives – rose, bleu et vert –, semblait paisible. Soudain, une explosion a brisé le silence.
« Le Hezbollah fait son numéro », a commenté avec ironie une soldate israélienne en service dans le village, illustrant ainsi la précarité de la trêve entre le groupe terroriste et Israël.

Dimanche dernier, Israël et le Liban se sont mis d’accord pour repousser au 18 février la date butoir pour le départ des troupes israéliennes du Sud-Liban.
Cette prolongation fait suite aux affrontements qui avaient éclaté plus tôt dans la journée, lorsque des centaines de Libanais, dont des terroristes du Hezbollah, ont tenté de forcer l’accès à des villages proches de la frontière israélienne, selon des responsables militaires israéliens.
Le ministère libanais de la Santé a déclaré que 22 personnes avaient été tuées, dont un soldat libanais, et quelque 124 autres blessées par les tirs des Tsahal, deux autres personnes ayant été tuées lundi.
Le Hezbollah aurait rejeté cette prolongation et exhorte les habitants du Sud-Liban à poursuivre les affrontements avec Tsahal.
Ghajar, un village déchiré par la guerre
Bien que situé à cheval sur la frontière actuelle entre Israël et le Liban, Ghajar appartenait autrefois à la Syrie, jusqu’à ce qu’Israël s’en empare en 1967, lors de la guerre des Six Jours, en même temps que le plateau du Golan. La Syrie a ensuite officiellement annexé le village en 1981.

Dans les années 1980 et 1990, à mesure que sa population augmentait, Ghajar s’est étendu vers le nord, empiétant sur le territoire libanais.
Lorsque Tsahal s’est retiré du sud du Liban en 2000, l’ONU a divisé le village en deux : une partie israélienne et une partie libanaise. Cette décision a été vivement contestée par les habitants, qui ont refusé la séparation et rejeté l’annexion de la partie nord de leur village au Liban.

« Nous n’avons rien à voir avec le Liban », affirme un habitant de Ghajar, qui a souhaité garder l’anonymat.
Pendant des années, le village est resté fermé aux visiteurs étrangers. Ce n’est que le 8 septembre 2022 que Tsahal a levé les restrictions, permettant enfin aux touristes d’y venir entre 8h et 20h.
Ghajar ouvre ses portes aux visiteurs le 23 janvier 2025. (Crédit : Diana Bletter/Times of Israel)
Une promenade dans le village pastoral
« Nous aimons l’art, l’ordre et la propreté », explique Ali Shemali, le frère de Mohammed Shemali, en guidant cette journaliste à travers le village, où elle est saluée amicalement par les habitants.
Ali s’arrête devant l’atelier de menuiserie de son cousin, Gamel Wnos, 60 ans. Ce dernier fait une pause dans son travail pour offrir un café noir serré à ses visiteurs.
Wnos explique qu’il a de nouveau du travail, maintenant qu’une partie des 60 000 personnes évacuées de 32 communautés du nord pendant la guerre commencent à revenir dans la région.
Menuisier depuis 20 ans, ses mains portent les marques de son métier : il lui manque l’articulation supérieure d’un doigt. Après une gorgée de café, il partage son avis sur le nouveau dirigeant syrien, Ahmed al-Sharaa. « Je pense qu’il s’en sortira », dit-il d’un ton mesuré.

« Je sens que la paix arrive », affirme Wnos avec optimisme, ajoutant qu’il espère pouvoir un jour rendre visite à sa famille alaouite en Syrie.
Mais la réalité pourrait être plus sombre. En effet, depuis la chute du régime d’Assad, de nombreux Alaouites sont victimes de représailles, accusés d’avoir soutenu l’ancien gouvernement contre la majorité sunnite. Certains ont été assassinés par vengeance.

Les Alaouites craignent également d’être persécutés par les islamistes radicaux qui les considèrent comme des hérétiques en raison de leur rupture avec l’islam au 9e siècle.
Depuis son arrivée au pouvoir en décembre, Sharaa, autrefois connu sous le nom de guerre d’Abu Mohammad al-Jolani, prône la coexistence religieuse. Il a promis de ne pas imposer d’interprétation rigoriste de l’islam et tente de rassurer les minorités.

Début décembre, le Premier ministre Benjamin Netanyahu a déclaré qu’Israël avait exprimé son souhait d’entretenir des « liens corrects » avec le nouveau régime syrien. Cependant, certains dirigeants israéliens appellent à la prudence, rappelant que Sharaa, avant de se présenter comme un dirigeant jugé pragmatique, était le fondateur du Front djihadiste al-Nosra, un groupe militant formé pour combattre Assad.
Wnos rapporte avoir entendu des habitants en Syrie dire que l’approvisionnement en nourriture s’améliorait et que la population semblait plus satisfaite. Mais au moment d’évoquer le nouveau dirigeant, sa voix s’éteint.
« Il est bien, mais les gens qui l’entourent ne sont pas bien », a-t-il confié.

La mystérieuse religion alaouite
Les Alaouites sont environ 2,1 millions dans le monde, la majorité vivant en Syrie, où ils représentent environ 10 % de la population. Leur foi constitue un mélange unique de croyances : ils vénèrent Jésus, Marie et le prophète Élie, et reconnaissent également Moïse, qu’ils considèrent comme « le prophète le plus mentionné dans le Coran », explique Ali.
Leur doctrine religieuse et leurs rituels restent secrets, transmis uniquement entre disciples masculins. Même les femmes de la communauté sont souvent tenues à l’écart de certaines cérémonies. Elles s’habillent modestement mais ne se couvrent pas les cheveux et, en général, évitent les caméras.

Les habitants de Ghajar, qui affichent un niveau d’éducation élevé, possèdent des passeports israéliens.
« Mes parents sont nés en Syrie », explique Magday, l’épouse d’Ali. « Je suis née en Israël. Je suis israélienne. »
Bien qu’ils ne soient pas soumis au service militaire israélien, certains résidents de Ghajar choisissent d’effectuer un service national volontaire.
« Chacun peut croire ce qu’il veut. Nous respectons toutes les religions et toutes les croyances », affirme Ali, guidant la journaliste à travers le Chemin de la coexistence, un parc fleuri situé au centre du village. Bordé de rosiers, il est orné de symboles représentant les différentes croyances du village : une épée alaouite, une menorah, un Coran et une statue de la Vierge Marie.

À quelques rues de là, Mohammed Shemali se prépare à rouvrir enfin son restaurant, qui sert une cuisine alaouite traditionnelle, après plus d’un an de fermeture due au conflit.
« La guerre est tragique pour tout le monde », soupire-t-il.
« Mon rêve, et celui de mes amis, est la paix », confie Ali. « Mais j’ai des sentiments mitigés face à l’instabilité persistante de notre région. »
« Je ne veux pas parler d’al-Jolani », dit Mohammed, en utilisant l’ancien nom de Sharaa. « Ceux qui sont au pouvoir en Syrie aujourd’hui détestent les Alaouites. C’est dangereux pour nos proches là-bas. Ils essaient de survivre, de travailler et de rester à l’abri du danger. »

Balayant du regard son restaurant, qu’il espère rouvrir dans les prochains jours pour enfin retrouver ses clients, Shemali confie :
« Ici, en Israël, nous n’avons pas peur », dit-il. « Mais chaque jour, nous parlons avec nos proches en Syrie. C’est pour eux que nous tremblons. »
L’équipe du Times of Israel a contribué à cet article.