Rien ne prédestinait ce parking isolé situé non loin du kibboutz Reim, à la frontière de Gaza, dans le sud d’Israël, à accurillir près de 7 000 visiteurs israéliens et étrangers chaque jour.
Mais ce qui est désormais le théâtre du massacre le plus important perpétré par les terroristes du Hamas le 7 octobre 2023, et l’un des rares lieux liés à cette tragédie ouverts au public, attire les pélerins et est en passe de devenir le lieu le plus visité d’Israël.
C’est là que des milliers de personnes, en majorité de jeunes adultes, s’étaient rassemblés pour le festival de musique Supernova, impatients de voir l’aube se lever en ce samedi matin fatidique.
Ce qui aurait dû être une fête a rapidement viré au cauchemar lorsque les terroristes du Hamas ont envahi les lieux, sous une pluie de missiles, tirant sans discontinuer sur les festivaliers et violant un grand nombre de personnes avant de les assassiner.
Photos et vidéos nous ont montré ces foules paniquées, courant pour tenter d’échapper à la mort, ces voitures criblées de balles et ces routes jonchées de cadavres.
Selon l’armée israélienne, 344 civils venus à la fête Nova et 34 membres du personnel de sécurité de la soirée ont été tués au cours de cette attaque qui a été émaillée de crimes sexuels et d’autres actes d’une extrême brutalité. Les terroristes y ont par ailleurs fait 44 otages ramenés dans la bande de Gaza, dont plusieurs ont été tués en captivité. D’autres ont été tués après avoir tenté de s’enfuir.

Avant même de connaître le sort de leurs proches, des familles brisées ont érigé des mémoriaux de fortune sur les lieux du massacre et aujourd’hui, grâce à l’initiative désintéressée de l’artiste de Tel Aviv, Amir Chodorov, et au soutien des familles endeuillées sans oublier le Keren Kayemeth LeIsrael – Fonds national juif, ce mémorial de fortune est en train de se transformer en un hommage émouvant et digne aux victimes, dont beaucoup représentaient la quintessence d’Israël, confie Chodorov au Times of Israel.
Du haut de ses 68 ans, Chodorov a passé 25 ans dans l’armée de l’air israélienne : ses dernières fonctions, en tant que colonel, l’ont amené à superviser la totalité des unités opérationnelles de l’armée de l’Air.

Après un passage dans les affaires, il a décidé de suivre ses passions de toujours – la photographie et les fresques de Michel-Ange – et de partir étudier à Rome en développant son style propre, à base de grandes créations inspirées des principes de la Renaissance.
Le 31 décembre 2023, c’est sa rencontre fortuite à Tel Aviv avec Sigalit Shemer, dont le fils Ron a été assassiné au festival Nova, qui lui donne l’idée de faire un collage avec le visage de tous les soldats morts au combat – nombre qu’il estime à 420 et qui ne cesse d’augmenter.
Le collage, érigé sur ce qui était la piste de danse du festival, a été achevé début 2024, jour où le KKL-JNF a planté une forêt commémorative, avec un arbre pour chaque victime. Chodorov a créé des plaques destinées à prendre place à côté de chaque arbre.
C’est sa rencontre avec les familles et les histoires qu’ils lui ont racontées qui ont poussé Chodorov à s’impliquer corps et âme. Sur la base de son projet de grand site commémoratif, il a d’ores et déjà terminé 1 300 travaux sur les 4 000 prévus. Il s’agit notamment de plaques pour les victimes et d’installations expliquant ce qui s’est passé à certains endroits, le long d’un parcours commémoratif.

Chodorov explique que le chiffre de 420 est susceptible d’évoluer. Il y a de cela quelques jours, il a appris qu’un soldat, Avi Hovalashvilli, était mort en combattant ici-même. Au fil du temps, il n’est pas impossible que d’autres noms s’ajoutent encore.
Depuis le début de son travail, il travaille en étroite collaboration avec les familles, en particulier celle de Meir Zohar, dont la fille Bar Zohar, 23 ans, a été abattue en tentant de s’enfuir, ou encore celle de Yaniv Maimon, qui gère la région sud pour le KKL-JNF, propriétaire du terrain de 24 hectares.
La clé du projet a été la décision du KKL-JNF de classer cette parcelle site commémoratif officiel et de prendre en charge les infrastructures, le bosquet commémoratif, les plaques ainsi que le travail d’une équipe d’entretien.
Chodorov a personnellement mis 1,7 million de shekels dans ce projet et les proches des victimes ont jusqu’à présent collecté 1,1 million de shekels pour le dédommager pour les matières premières et payer ceux qui travaillent pour lui.
« Même si j’investis un demi-million, ce sera la meilleure chose que j’aurais faite de toute ma vie », assure-t-il.
À ce jour, il n’y a pas de mémorial officiel pour les victimes du 7 octobre, jour où des milliers de terroristes dirigés par le Hamas ont massacré plus de 1 200 personnes dans le sud d’Israël et ont fait 251 otages ensuite séquestrés dans la bande de Gaza.

« Le fait que le KKL ait pris la responsabilité de faire sienne cette histoire est quelque chose de fabuleux. C’est bien pour les parents de savoir qu’un organisme comme celui-ci a pris les choses en main. Ce sont des gens incroyables », assure Chodorov.
Chodorov soumet chaque projet à l’approbation du KKL-JNF.
Il « creuse » ensuite l’histoire de chaque personne, « comme si c’était mes propres enfants ».
Il a regardé près de 5 000 vidéos ; en ce qui concerne les photos, il ne sait plus.

Il se dit particulièrement ému d’avoir découvert que plus de 30 jeunes avaient été abattus alors qu’ils étaient restés pour porter secours aux autres.
Sur les lieux fleurissent des photos des victimes, attachées à des poteaux, parfois ornées d’œuvres d’art de fortune, parfois réduites aux seuls nom et âge des victimes.
Petit à petit, Chodorov remplace ces panneaux de fortune par des plaques standardisées imprimées recto verso qui racontent l’histoire des victimes. en hébreu et en anglais.
Les visiteurs sont invités à emprunter un itinéraire commémoratif passant par l’endroit où se trouvait un poste de commandement et de contrôle de la police et un autre, où une ambulance a été touchée par une grenade qui a tué les 18 festivaliers cachés à l’intérieur.
L’itinéraire commémoratif nous fait ensuite passer à hauteur d’une benne à ordures jaune, l’une des deux qui, ce jour là, a accueilli des festivaliers, cachés sous les ordures, avant d’être découverts et abattus, puis par un stand de boissons, surnommé le « petit bar », où 19 personnes ont perdu la vie.

Le mémorial de la « scène principale » est en cours de construction. Chodorov espère qu’il sera le point central des cérémonies commémoratives.
L’artiste Sara’le Lior, dont le défunt fils Matan avait apporté la sono, l’électricité et l’éclairage du festival, crée des œuvres d’art pour cette structure, en hommage aux DJ et membres du personnel assassinés.
Sur les lieux du poste de contrôle de la police, Chodorov a érigé une structure métallique sur laquelle il installe peu à peu des plaques revêtues de l’histoire des 20 policiers tués en ce lieu et au carrefour voisin de Reim.

« Seuls quatre d’entre eux étaient des agents de combat », précise-t-il. « Et pourtant, mûs par un sens de l’éthique sans commune mesure, tous se sont sacrifiés pour protéger des jeunes qu’ils ne connaissaient pas. »
Toutes ces histoires sont déchirantes, mais celle de l’ambulance et de la benne à ordures l’ont particulièrement choqué.
Les terroristes ont tiré sur l’ambulance au lance-grenades et les 18 personnes réfugiées à l’intérieur ont brûlé vives. Il ne reste absolument rien d’eux », confie Chodorov. « Après le massacre, les morceaux de corps ont été rapidement collectés pour être enterrés. Lorsque des vidéos ont laissé entendre que des personnes portées disparues se trouvaient dans l’ambulance, ils ont rouvert les tombes et découvert des restes humains d’autres personnes. »

C’est Yoram Yehudai, dont le fils Ron Yehudai y a été assassiné, qui a raconté à Chodorov l’histoire de la benne à ordures. Quatorze personnes ont passé plus de cinq heures cachées sous les ordures avant d’être massacrées.
Chodorov a racheté l’une des bennes à ordures à son propriétaire et a décidé de ramener les morts à la vie en les laissant raconter leur histoire à travers des transcriptions des messages WhatsApp terrifiés envoyés à leur famille et amis depuis leur cachette. Les messages s’arrêtent brusquement à 11h47, à l’approche d’hommes armés.
« Ils les ont suppliés de leur laisser la vie sauve mais personne n’est venu à leur secours », raconte Chodorov. « En faisant ça, j’ai eu l’impression de raconter l’histoire de tous ces gens, seuls dans leur pièce sécurisée, le long de la frontière de Gaza. »

Ceux qui ont été tués en dehors du festival ont aussi droit à un hommage – parfois collectif – sur de grandes plaques, dans une partie de forêt plantée de grands arbres, à l’endroit-même où nombre de festivaliers ont campé.
Deux hommes qui ont perdu un proche l’aident pour tout ce qui concerne les cadres métalliques et autres travaux lourds : il s’agit de Yochai Rivlin, dont les deux frères, Gideon « Gigi » Rivlin, 18 ans, et le sergent-major Aviad Rivlin, 23 ans, ont été tués, et Jojo Rabia, qui a perdu deux fils, Yuval, 33 ans, et Noam, 30 ans. La fiancée de Yuval, Noy Zafraani, 27 ans, a elle aussi été assassinée.

Le projet de mémorial l’a « littéralement transformé et déchiré », confie Chodorov. Il pense parfois que ses deux fils adultes, dont l’un est soldat de carrière, auraient eux aussi pu figurer dans le collage.
Mais la détresse de Chodorov n’est rien comparée à celle des familles endeuillées pour lesquelles il espère que ce mémorial aidera à apaiser la douleur.
« Certains parents ne sont pas encore venus ; il y a des mères qui n’ont pas la force de sortir de leur lit », ajoute l’artiste.
« Faute de pouvoir agir, des psychiatres m’ont demandé si je pouvais aller voir des gens et leur parler du mémorial, pour les empêcher de mettre fin à leurs jours », poursuit-il. « C’est inconcevable d’accepter un événement pareil. J’ai reçu des vidéos atroces. Mon sommeil n’est plus le même, je suis anéanti. Je n’aurais jamais imaginé que ce projet prendrait de telles proportions, mais aujourd’hui, avec tous ces visiteurs, j’ai une lourde responsabilité. »
« Ce qui m’aide, c’est de penser à ce que ce mémorial apporte aux familles. Au début, personne ne s’intéressait au festival Nova. Et désormais, c’est l’endroit le plus fréquenté de tout le pays », souligne-t-il.
Karin Journo est l’une de ces jeunes tués dans l’ambulance. Elle était venue au festival malgré sa jambe cassée, ce qui l’a empêchée de pouvoir s’échapper. Sa plaque a été la première installée par Chodorov.

« Tout est parti de cette plaque », explique la mère de Karin, Inbal. « J’y allais au moins deux fois par semaine pour raconter l’histoire de Karin. J’ai dit à Amir que je souhaitais que les gens puissent savoir ce qui lui était arrivé même quand je n’étais pas là. »
Chodorov a également installé un collage et une grande photo de Karin dans le jardin des Journo, dans le centre de Mazkeret Batya, qui donne sur une route principale. C’est l’un des dizaines de mémoriaux créés pour les familles des victimes de Nova en Israël.
« Karin est allée à cette fête avec sa jambe cassée et elle a brûlé vive dans cette ambulance », rappelle sa mère. « Il n’est resté d’elle que trois de ses dents. C’est ce que nous avons enterré. »
« J’appelle Amir mon flambeau. Au milieu de tant de noirceur, il est la lumière qui éclaire mon chemin », ajoute-t-elle.
Chodorov se rend sur place, à Reim, quatre fois par semaine, et passe le reste du temps dans son atelier, à Ramat Gan.
Les jours où il est sur place, il arrive à 6 heures du matin. Lorsque les bus arrivent, il suit quatre ou cinq groupes pour les écouter et retirer des enseignements de leurs commentaires.
Il organise par ailleurs des visites, à titre totalement bénévole, pour ceux qui le souhaitent, et a lui-même assuré la formation des guides, des familles s’étant plaintes que nombre d’entre eux étaient mal informés.

Il estime qu’il aura besoin, pour tout terminer, d’une année de plus. Des discussions sont en cours au sujet de la possible installation de sept abris anti-bombes depuis la route voisine, la 232, également connue sous le nom de « route de la mort », pour raconter l’histoire des jeunes gens assassinés à l’intérieur en tentant de fuir le massacre.
Ceux qui ont péri lors de cette fête étaient des gens « de valeur, excellents, diplômés, combattants », conclut-il. « C’étaient les meilleurs des meilleurs. »