Bienvenue à « What Matters Now » [Ce qui compte maintenant], un nouveau podcast hebdomadaire qui examine un sujet déterminant façonnant Israël et le monde juif – aujourd’hui.
Jeudi, les Israéliens ont assisté à l’arrestation de Shikma Bressler, physicienne de renommée mondiale, au cours de la « Journée nationale de paralysie« , une journée de manifestations de masse contre la réforme judiciaire du gouvernement. Bressler, qui est l’une des principales voix des dernières manifestations anti-gouvernement contre la refonte du système judiciaire, a été emmenée par la police vers une voiture de patrouille alors que les manifestants scandaient « Honte, honte, honte ! ».
Après la brève détention de Bressler, les réseaux sociaux se sont enflammés et de nombreuses personnalités ont réagi.
« Dans un pays normal, Shikma Bressler recevrait le Prix Israël », a, par exemple, écrit sur Twitter Merav Michaeli, la cheffe du parti Avoda.
J’ai rencontré la Dr. Bressler, 42 ans, dans son bureau de l’Institut Weizmann à Rehovot, mercredi dernier, pour savoir comment cette scientifique, co-fondatrice du mouvement des Drapeaux noirs (formé contre le précédent gouvernement de Benjamin Netanyahu en 2020) et responsable d’un projet de collaboration avec le CERN, a déclenché son gène d’activiste au départ. Écoutons ce qu’elle considère comme les prochaines étapes de l’intensification de la désobéissance civile, elle qui pense que nous sommes déjà dans une forme de guerre civile.
Avec ses bonnes manières, presque professorales, elle explique qu’Israël s’approche rapidement d’un point de non-retour. Les choses sont bien pires que ce que la plupart des observateurs internationaux peuvent imaginer.
Au cours de notre longue conversation, Bressler m’a également longuement expliqué comment les mouvements sont organisés et financés par le peuple.
Cette semaine, nous demandons à Shikma Bressler : « Qu’est-ce qui compte aujourd’hui ?
Notre entretien a été édité et condensé dans un souci de clarté et de concision.
Times of Israel : Shikma, merci de m’avoir permis de vous rejoindre aujourd’hui sur le campus de l’Institut Weitzman.
Shikma Bressler : Bonjour. Je vous souhaite la bienvenue.
Je vous remercie. C’est un vrai plaisir. C’est une belle journée ici, après les pluies de l’hiver, même si le ciel est encore gris, l’herbe est bien verte. C’est un plaisir de se retrouver dans une atmosphère aussi agréable pour parler de choses qui le sont certainement moins. Alors, Shikma, dites-moi : qu’est-ce qui compte aujourd’hui ?
Cela peut paraître un peu dramatique, mais ce qui compte aujourd’hui, c’est de sauver la démocratie israélienne, de sauver l’État et la nation d’Israël. Dans le cadre de mes fonctions et de mon travail à l’Institut des Sciences Weizmann et en tant que membre d’une énorme organisation internationale, je parle à de nombreuses personnes qui vivent à l’étranger. Et ce qui est clair pour moi, c’est qu’ils ne sont pas conscients des choses dramatiques qui se passent ces jours-ci en Israël, ni même du fait que si nous en discutons dans un mois, nous pourrions déjà avoir dépassé le point de non-retour.
Ce que les gens doivent retenir de cet entretien, sans même attendre la fin, c’est que nous sommes aujourd’hui confrontés à un véritable coup d’État, en ce sens que si nous ne sommes pas capables d’arrêter ce qui se passe à l’heure actuelle, dans quelques semaines, quelques jours, peut-être, Israël ne sera plus une démocratie.
Et une fois que ce point de non-retour aura été franchi, il faudra des dizaines d’années pour revenir en arrière, et peut-être que ce ne sera même plus possible. Je sais que cela semble dramatique, mais la situation est dramatique. Telles sont les circonstances. Voilà ce qui compte aujourd’hui. Je pense que les gens n’ont pas vraiment, ni pleinement conscience de ce qui se passe. C’est dramatique et ça se passe maintenant.
Pour parler très brièvement de vous, qui n’êtes « qu’une » physicienne de renommée internationale et mère de plusieurs enfants, comment avez-vous commencé votre militantisme dans la sphère publique, dans le mouvement de protestation ?
Je n’ai jamais participé à des actions civiles, à la politique ou à quoi que ce soit d’autre. Mais je me suis toujours sentie concernée. Et en tant que famille, nous nous sommes toujours sentis concernés. Nous sommes devenus actifs – sans l’avoir vraiment anticipé – dès les premiers jours de la pandémie, en mars 2020, il y a trois ans. À l’époque, en plus de tout le désordre, le ministre de la Justice de l’époque, [Amir] Ohana, a décidé – en l’espace d’une semaine – de confiner les tribunaux, et ce, juste quelques jours avant le début du procès du [Premier ministre Benjamin] Netanyahu.
Quelle coïncidence !
Nous étions, à ma connaissance, le seul pays démocratique et peut-être même le seul pays au monde où les tribunaux ont été fermés à cause du COVID. La même semaine, nous venions d’avoir des élections législatives. La première chose qui doit se produire après une telle élection est que les membres du Parlement doivent élire le nouveau président de la Knesset. Or, ce dernier, Yuli Edelstein, membre du Likud, a refusé de suivre une décision de la Cour suprême et d’organiser des élections. « Étonnamment, le député du Likud Yariv Levin, qui est aujourd’hui à la tête de la réforme du système judiciaire, lui a dit de ne pas suivre la décision de la Cour, commettant ainsi un acte criminel.
La même semaine, sur les trois autorités, nous n’en avions plus qu’une. Les tribunaux étaient donc « en panne », et la Knesset aussi. Si aucun président de Parlement n’est élu, les commissions du Parlement, dont le rôle est de suivre et de superviser les prises de décision du gouvernement, ne peuvent être constituées. Les décisions du gouvernement n’ont donc fait l’objet d’aucun contrôle. Netanyahu a fermé ses propres tribunaux et nous nous sommes retrouvés avec une seule autorité prenant des décisions sur ce qui, à l’époque, était considéré comme des jours véritablement chaotiques.
Nous étions assis chez nous et nous nous demandions ce qui se passait. Vous savez, nos connaissances sont rudimentaires – celles de l’école primaire en gros. Nous savons que toute la démocratie israélienne repose sur la séparation et l’équilibre des pouvoirs. Et voilà que nous n’avions plus d’autorités, il n’y en avait qu’une seule, et nous n’avions donc rien pour l’équilibrer – alors que nous étions en plein chaos. Et si l’on regarde l’histoire, on comprend que ce sont exactement les conditions nécessaires pour opérer un changement radical.
Nous sommes donc descendus dans les rues à l’époque en scandant « Dé-mo-cra-tie », que l’on peut entendre partout aujourd’hui. Je suis fière de dire que c’est moi qui ai initié ce slogan, mais à l’époque, il n’était question que de démocratie. Par la suite, ce slogan s’est transformé en une demande de départ de Netanyahu, parce que nous avions compris qu’il était en réalité le catalyseur de tout ce désordre.
Mais ce qui se passe aujourd’hui est encore pire. En raison de ses procès, il a permis et donné beaucoup de pouvoir aux groupes super-extrémistes en Israël. Des groupes racistes, qui veulent fondamentalement faire ce coup d’État ou cette révolution – si vous préférez une révolution judiciaire – afin de transformer la colonne vertébrale de ce pays qui prônent et discutent de choses telles que l’égalité et la liberté – selon eux – en quelque chose qui n’a plus rien d’égalitaire.
Et ce que nous voyons aujourd’hui, c’est que beaucoup de gens le comprennent enfin. Ils comprennent que cela va les affecter, que cela va affecter la façon dont ils envisagent leur avenir ici. Et ce que nous voyons aujourd’hui va bien au-delà que ce que nous avions réussi à faire en 2020, simplement parce qu’à l’époque, il n’était question que d’une éventuelle menace. C’est d’ailleurs pourquoi nous étions descendus dans les rues, avec des drapeaux noirs. Parce qu’en Israël, ces drapeaux indiquent une « menace ». On met un drapeau noir quand la mer est dangereuse, par exemple. C’est donc ce que nous voulions marquer à l’époque.
Mais aujourd’hui, nous brandissons notre drapeau national, le drapeau bleu et blanc, parce que nous nous battons pour les valeurs fondamentales de ce pays, pour tout ce qu’il représente pour nous et, je pense, pour le monde entier. Et le danger, c’est que ce n’est plus qu’une simple menace ; c’est bien là. C’est en train de se produire sous nos yeux. Le gouvernement a obtenu la majorité nécessaire pour le faire, pour changer toute la nature, toute la morale sur laquelle ce pays est basé, et pour l’emmener sur une voie très sombre, que nous voyons dans des pays comme la Hongrie, la Pologne, voire même la Turquie ou encore l’Iran. Voilà ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui.
Ce n’est pas une blague, et je ne dramatise pas. Ce n’est pas juste pour attirer votre attention. C’est ce qui se passe vraiment et c’est ce contre quoi nous nous battons.
Lorsque vous avez commencé à protester, vous – et je ne suis pas sans savoir que ce sont aussi vos frères qui ont aidé à fonder le mouvement des Drapeaux noirs – ne vous êtes pas contentée de vous dire « Oh la la, ça ne va pas. Je vais sortir dans la rue et, des centaines, des milliers et des centaines de milliers de personnes me suivront ». Il doit bien y avoir une sorte de mécanisme pour faire passer le message. Comment s’est-il propagé ? D’où est partie cette traînée de poudre ?
En y réfléchissant, après que cela s’est produit, environ deux ans après la formation du gouvernement précédent, nous avons pratiquement mis fin à toutes nos actions. Nous étions heureux de retourner à nos vies normales. Nous sommes descendus dans les rues pour faire bouger les choses, et le changement s’était produit…
À ce moment-là, je me suis demandée comment nous nous en étions sortis. Je pense que ce qui s’est passé, c’est que des personnes comme nous, qui n’étaient pas impliquées, qui n’étaient pas activistes, ont senti qu’elles devaient faire quelque chose. Beaucoup, beaucoup de gens partageaient ce sentiment et ils se sont simplement joints à nous. Ils avaient juste besoin, ou peut-être cherchaient-ils quelqu’un pour leur dire « Venez ». Et ils sont venus. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés à organiser un convoi vers la Knesset et à lancer un appel pour commencer. « Pour ramener le vent du changement à la Knesset », c’est, si je me souviens bien, ce que nous avons dit. Mon frère a enregistré un petit film, en mode selfie, demandant aux gens de se joindre à un convoi vers la Knesset. J’ai enregistré quelque chose de similaire, qui est devenu viral très rapidement. Le lendemain, lorsque nous nous sommes rendus au point de rendez-vous, il y avait déjà des milliers de voitures.
Et puis, il est vrai, nous avons pris conscience que nous ne connaissions rien à l’activisme. Mais je pense que la décision la plus sage que nous ayons prise a été d’accepter le fait que nous n’y connaissions rien et de demander conseil, et profiter de l’expérience de ceux qui en avaient. Ils nous ont immédiatement soutenus. C’était incroyable. Ils ont tous immédiatement adhéré. Sur un claquement de doigts, nous avions un mouvement. Nous savions qu’il nous fallait, par exemple, quelqu’un pour nous représenter auprès des médias, un avocat pour s’assurer que les décisions que nous prenions étaient légales, et que nous devions mettre en place une logistique pour que les gens puissent nous rejoindre.
C’est ainsi que les choses se sont mises en place. Et comme je l’ai dit, lorsque le gouvernement [de l’ancien Premier ministre Naftali] Bennett et [de l’ancien Premier ministre Yaïr] Lapid a été formé, nous avons tout arrêté, toutes nos actions. Nous avons juste garder les groupes WhatsApp ouverts. Pas actifs, mais ouverts. Lorsque le 37e gouvernement a été formé, nous n’avons rien entrepris parce que si vous regardez ce que Netanyahu a dit lorsqu’il a formé son gouvernement – les quatre points auxquels il comptait s’attaquer – rien n’a été dit au sujet de la justice. Aujourd’hui, ils veulent appeler ça une réforme ! Mais personnellement je ne peux pas parler de réforme judiciaire. Il s’agit en réalité d’un coup d’État. Et quelques jours plus tard, Levin, le ministre de la Justice, a présenté son plan – qui nous a tous ébranlés.
La présidente de la Cour suprême, [Esther] Hayut, a prononcé un discours époustouflant sur l’essence même de ce qu’ils proposent et ce que cela signifie réellement. Ensuite, des tonnes et des tonnes de groupes différents ont commencé à comprendre que cela allait les affecter. Ce qui est bien, c’est que l’expérience acquise lors de la première itération nous a permis de comprendre très vite que si des groupes étaient sur le point de devenir actifs, ils auraient besoin d’aide. Ils auraient besoin d’une sorte de structure pour les soutenir financièrement, pour les soutenir lorsqu’ils s’adresseraient aux médias, pour toute la logistique et tous les … je ne sais pas, les médias graphiques entre autres. Cette structure a donc été créée sur la base des connaissances acquises en 2020.
Et maintenant, nous avons ces quartiers généraux (QG) qui soutiennent tous les différents groupes – sans rien avoir à leur dire, sans leur donner de contenu – à la seule condition qu’ils se battent pour la morale, la démocratie et nous leur donnons en gros tout ce dont ils ont besoin pour être efficaces.
Vous faites donc également partie de ce QG ?
Oui, c’est exact.
D’accord, donc au QG, combien de groupes différents y a-t-il ?
Le QG a son … dirons nous, son conseil d’administration ? Ensuite, il y a toutes les parties, toutes les installations que nous mettons à disposition, et puis il y a les différents groupes qui reçoivent un soutien de ce QG. Il y a plus d’une centaine de groupes.
Combien de personnes siègent au conseil d’administration ?
Cela varie, mais disons entre six et huit personnes. Mais il ne s’agit pas d’un conseil décisionnel, en ce sens qu’il n’y a pas de direction, vous saisissez ? C’est un conseil et les groupes eux-mêmes sont ceux qui appellent à l’action. Et bien sûr, il est plus facile pour eux d’appeler à l’action lorsqu’ils savent que leur appel sera diffusé et que tout ce dont ils auront besoin leur sera fourni. C’est donc très bien organisé, mais pas géré, ce qui est fondamentalement différent.
C’est une chose importante à faire comprendre à nos auditeurs, car je pense que beaucoup de gens à l’étranger ont l’impression que l’opposition à la Knesset est probablement à l’origine de toutes ces manifestations. Mais non, c’est le peuple. Alors expliquez-nous un peu plus en quoi cela relève bien du peuple.
C’est encore plus que cela. Ce n’est pas une si grande organisation comme c’est le cas, par exemple, pour les médecins. Les docteurs ont leur propre syndicat social, mais le syndicat lui-même ne fait pas partie du mouvement de protestation. Mais il y une base : quelques médecins décident de faire quelque chose, lancent un appel aux autres et construisent des groupes à partir de cette base. Ce ne sont pas les syndicats qui sont actifs. Nombre d’entre eux sont en fait contrôlés par le Likud en échange d’énormes … Si je parle de pots-de-vin, je me mets en danger. Je ne qualifierai donc pas ces pots-de-vin de pots-de-vin, mais il s’agit, dans une certaine mesure, de quelque chose de semblable.
Mais ce que vous dites essentiellement, c’est que les médecins utilisent leurs propres comptes de réseaux sociaux pour s’abonner à différentes associations, etc, et qu’ils leurs tendent la main. Et ensuite que se passe-t-il ?
Ils se mettent en action. S’ils veulent protester, ils commencent généralement par écrire une lettre par exemple et l’envoyer à la presse. À partir de là, ce que nous comprenons – au niveau du QG, ou des personnes qui ont eu l’idée d’établir ce QG – c’est qu’ils ont un groupe. Et nous nous interrogeons. Quelles actions peuvent-ils mener ? Comment peuvent-ils être efficaces ?
Avec un effet de levier.
Avec un effet de levier, c’est tout à fait ça. C’est ce que nous essayons de faire. Certains groupes sont mieux organisés, et d’autres disposent de plus de moyens, comme les groupes du secteur de la high-tech par exemple. Eux, n’ont pas de « petits problèmes » liés à l’argent en l’occurence. Chaque groupe est donc soutenu à hauteur de ses besoins. De cette façon nous rassemblerons beaucoup de gens, si par exemple, nous annonçons demain la quatrième journée de … hitnagdout, ou en d’autres termes journée de perturbation.
Il me semble que cette semaine, vous l’avez appelée la « Journée nationale de paralysie ». Chaque semaine, c’est autre chose ?
Oui, nous essayons de maintenir l’intérêt du public et de la presse. Mais quoi qu’il en soit, on commence par appeler à le faire et ensuite, de façon assez étonnante, les gens vont de l’avant avec leurs propres idées, aux côtés de leurs amis proches, pour mener une action. Je pense donc que le QG soutient tout cela, sans rien organiser. Peut-être quelques actions, juste pour donner un point de départ, mais très vite on se retrouve avec plus de 200 lieux différents où des actions sont menées simultanément.
Un autre exemple étonnant est celui des groupes d’enfants et de leurs parents qui mènent des actions dans les écoles primaires, les écoles secondaires et ainsi de suite, et qui se sont organisés par eux-mêmes. Une fois sur place, s’ils ont besoin d’affiches, nous pouvons les aider. Mais la motivation est vraiment locale, comme vous l’avez dit. Dans tout le pays. Il faut comprendre que cela va du point le plus septentrional d’Israël jusqu’à Eilat, à l’extrême sud.
Il ne s’agit même pas de partis politiques. Je pense que lorsque j’essaie de structurer cela pour moi-même, en pensant également à l’avenir, une chose qu’il faut comprendre est ce qui sépare « la ligne de partage des eaux », ou la frontière dirons-nous, qui a divisé notre système politique, notre Knesset, et la ligne qui est maintenant tracée par les gens dans la rue, sont des choses complètement différentes.
Ce que Netanyahu a réussi à faire l’année dernière, c’est tirer l’ensemble du système politique vers une certaine frontière, séparant peut-être l’aile droite et l’aile gauche, comme nous le voyons ici. Ils essaient, d’ailleurs, de continuer à le dire. Ils essaient de dire que la protestation vient de l’autre côté. C’est le « eux » contre qui ils qui protestent, pas nous. Mais si vous regardez de plus près les personnes qui sont présentes, vous verrez qu’il y a des gens de droite et des gens de gauche. Les idéologies viennent littéralement de tout le pays, avec certains points qui sont bien sûr moins importants – pour des raisons évidentes. Mais c’est un phénomène tout à fait nouveau. Je pense que la manifestation définit une frontière complètement différente. Et j’espère vraiment qu’à un moment donné, le système politique adoptera également cette approche et cela sera une lutte énorme parce que le système politique actuel, je veux dire, le fait qu’il soit déchiré et divisé entre ce « nous » et ce « eux » est vraiment en faveur de ce que Netanyahu essaye de faire. Mais le peuple d’Israël est bien différent.
C’est pourquoi, par exemple, si vous regardez les sondages d’une élection qui aurait lieu aujourd’hui, vous verrez que le changement est déjà là, mais qu’il reste subtil. D’autre part, si vous demandez directement aux gens s’ils soutiendront cette réforme du système judiciaire, vous verrez qu’une très petite minorité la soutiendra. Cette révolution, ce concept de protestation ne s’est donc pas encore traduit dans le débat politique. Mais c’est bien là, il y a déjà un vrai changement. Et j’espère que nous gagnerons et que nous pourrons en tirer parti pour changer réellement la façon dont le pays fonctionne et ne sera plus déchiré pour une mauvaise chose comme Netanyahu l’a fait au cours des dix dernières.
Comment pourriez-vous vous faire l’avocate du diable, comment pourriez-vous gagner ? La coalition gouvernementale adoptera les projets de loi parce qu’elle le peut. Elle est au pouvoir. Elle le fera. Qu’est-ce qui représenterait une victoire pour vous ?
Tout d’abord, dans une certaine mesure, nous sommes déjà en train de gagner. Nous ne sommes peut-être qu’en train de gagner une bataille, et pas toute la guerre. Mais vous devez comprendre que si l’on compare Israël à la Hongrie, ils essaient de faire ici en deux mois ce que [le Premier ministre hongrois Viktor] Orban a fait en dix ans dans son pays. Comme je l’ai dit, ce n’est pas une seule loi qu’ils essaient de faire passer, mais plus de 120 lois qui nous mènent tout droit vers un véritable guet-apens. Et cela ne se passera probablement pas comme ils le souhaitent. Ils pensaient qu’ils allaient adopter ce paquet de réformes et qu’ils en auraient terminé en un rien de temps. Et maintenant, ils ont besoin de faire des changements. Ils se ravisent donc sur un grand nombre de leurs projets et se concentrent uniquement sur cette commission de selection des juges, qui est l’élément central. Si nous reprenons l’exemple de la Hongrie, c’est ainsi qu’Orban a commencé, en prenant le contrôle des tribunaux et des juges. C’est donc sur ce point qu’ils se focalisent.
Il est probable que, comme vous l’avez dit, ils adopteront la loi parce qu’ils disposent d’une majorité très stable à la Knesset. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que dans les pays démocratiques – et tant que cette loi n’a pas été adoptée, Israël est toujours une démocratie – le Parlement, ou le gouvernement, tire sa légitimité du peuple. Et ce que ce mouvement de protestation montre, c’est que le peuple d’Israël, dans sa grande majorité – si vous regardez les sondages, plus de 70 % ne soutiennent pas la réforme telle qu’elle est menée actuellement – ce que nous montrons dans les rues, c’est que ces mesures prises par notre gouvernement ne sont pas légitimes à nos yeux. Et cela devrait donner la force et le courage, disons, aux derniers combattants de mener leurs actions.
Ce que nous espérons, ce qui devrait arriver, c’est que s’ils adoptent ces lois, la Cour suprême les rejettera d’une manière ou d’une autre. Ella a la capacité de le faire. D’ailleurs, notre ministre de la Justice a déjà déclaré qu’il ne suivrait pas la décision de la Cour suprême si elle les rejetait. Cela signifie qu’il dit qu’il enfreindra effectivement la loi.
C’est ce que nous appelons un conflit constitutionnel ou une crise constitutionnelle. Mais ce que cela signifie en réalité, c’est que le gouvernement ne respecte pas la loi. Ils s’opposent à la loi, ils deviennent des criminels. Ce qui devrait en fait se passer, c’est que tous les organes de sécurité – la police, l’armée et les services secrets – devraient respecter la loi. Ils sont dans l’obligation de respecter la loi.
Et si nous descendons dans la rue, si le peuple montre que nous respectons nos propres lois, alors nous devrions gagner de cette manière. Pour ce qui est de la partie bureaucratique, de la manière dont elle sera gérée – étant donné que ce sera la première fois pour nous – je dois dire que je n’en sais rien. Mais c’est la seule issue possible à cette crise.
Les manifestations suscitent des réactions de plus en plus violentes, tant de la part de la police que des contre-manifestants. Ce que vous décrivez ressemble à une guerre civile.
Il y a effectivement des menaces à ce sujet, je tiens à le dire. Je pense que nous avons été – nous, je veux dire, les pro-démocratie, ceux qui pensent à la liberté, qui considèrent les droits de l’Homme comme des valeurs morales qui valent la peine d’être défendues – nous avons été silencieux pendant trop d’années et nous avons permis à la partie non démocratique, aux fascistes… de gagner du terrain. Ça vaudrait la peine de faire un autre podcast pour discuter de la façon dont cette chose a grandi en Israël et est devenue le monstre qu’elle est aujourd’hui.
Les manifestants deviennent violents ? De vous à moi, nous avons été qualifiés par notre propre Premier ministre et son fils de terroristes, d’anarchistes, par ceux-là même qui ne respectent pas les lois et les décisions de la Cour suprême. Cela revient tout simplement à changer ou inverser le sens du mot « violent ». Quelque soit ce que vous pouvez imaginer, nous sommes accablés. Mais … eux, non ils ne se sentent pas concernés. Cela ne nous empêche pas d’avancer, cela n’empêche pas de nouvelles personnes de nous rejoindre. Et je pense que, comme vous le dites, la prochaine étape, le seul outil qui leur reste, c’est la violence.
J’espère que nous n’en arriverons pas là, mais je dois dire que je n’en suis pas certaine. On voit des tonnes d’attaques – des gens qui foncent en voiture sur des manifestants pour les blesser. Des tonnes de manifestants nous rapportent qu’ils se promènent avec des drapeaux israéliens et qu’on le leur enlève violemment. Ils sont entourés par des groupes de personnes qui sont cagoulées pour cacher leur identité.
Nous sommes donc déjà dans une sorte de guerre civile. Ce n’est pas comme vous l’imaginez, avec de grandes armées qui s’affrontent sur des champs de bataille. Mais c’est bien là.
Vous avez donc bien l’impression que nous sommes en guerre civile en ce moment.
C’est le cas. Comment l’appeler autrement ? Nous sommes attaqués. Mais je dois dire que ce que nous comprenons, c’est que nous ne pouvons pas baisser la tête. Nous devons la garder haute, aller de l’avant et gagner. Mais encore une fois, de façon pacifique. Nous ne sommes pas violents, mais nous comprenons à qui nous avons affaire et nous devons gagner.
Supposons que le projet de loi sur les nominations judiciaires soit adopté et que la Cour suprême ne dise pas qu’il n’est pas démocratique. Cela signifiera qu’il aura force de loi. Si la Cour suprême se retient et n’agit pas, que se passera-t-il alors ?
Je pense donc que si, comme je l’ai dit, ces lois sont adoptées, et que par définition, le système judiciaire israélien sera sous le joug du système politique, sous le gouvernement en fait, ce ne sera plus une démocratie. Et nous nous réveillerons un jour avec quelque chose de complètement différent de ce à quoi nous étions habitués. Je pense que ce que nous verrons alors, c’est que les conditions du pays s’effondreront, et rapidement.
Nous avons entendu hier des groupes importants de l’unité de réserve de l’armée dire que si cela se produit, ils ne serviront pas une dictature. Nous en sommes tous là. Nous avons tous prêté serment pour protéger un pays démocratique, juif et démocratique, et non une dictature. Je pense que nous le voyons déjà. Nous serons affectés économiquement de manière drastique. Nous serons touchés dans tous les secteurs. Cela ne se produira peut-être pas en un jour, mais encore une fois, si vous regardez les pays qui ont emprunté cette voie, leur situation… Ce sera une énorme et longue bataille, dans laquelle nous serons tous perdants. Et ce sera terrible, vraiment terrible.
Vous êtes physicienne, alors pardonnez-moi, mais un corps en mouvement reste en mouvement, n’est-ce pas ? Et la tendance actuelle de la législation, de ce qui sera adopté à l’avenir, semble assez claire. Pensez-vous vraiment que les protestations sont suffisantes pour arrêter ce corps en mouvement ?
Non, je pense que le professeur Yuval Noah Harari l’a très bien dit. On ne peut pas l’arrêter. Et nous ne pouvons pas revenir à ce qui se passait avant que cela ne commence. Nous ne pouvons pas revenir au moment lorsque Levin a annoncé son paquet de réformes. Quoi qu’il en soit, ce corps est en mouvement et il nous appartient maintenant de décider si ce mouvement nous mènera vers une démocratie encore plus forte ou vers une dictature.
Nous ne pourrons donc pas empêcher cela. Mais c’est à nous de jouer. Prenons l’exemple d’un train, on peut changer la voie qu’il va emprunter. Parfois, il s’agit d’un tout petit mouvement et c’est à nous de veiller à ce qu’il aille dans la bonne direction.
Vous ne pouvez pas organiser une manifestation si vous ne croyez pas que vous obtiendrez gain de cause, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui vous pousse à agir ? Je pense donc que nous allons réussir et que nous serons en mesure de changer, d’inverser le cours de la vie de manière à ce que nous prenions la bonne direction. Et nous pourrons en sortir avec une démocratie beaucoup plus forte.
L’une des choses que nous devrions viser est la rédaction d’une véritable Constitution qui définira les racines de ce pays. Je pense donc que nous comprenons mieux le problème, mais qu’il sera très difficile de le résoudre. Et si nous ne parvenons pas à empêcher ce coup d’État, ce sera encore plus difficile.
De très nombreuses personnes s’interrogent sur la manière dont le mouvement de protestation est si bien financé. Il semble que ce soit le cas. Il est clair qu’il y a de beaux drapeaux, des drapeaux impeccables, à chaque manifestation, des bus… Il faut de l’argent pour organiser une véritable manifestation. D’où vient donc cet argent ?
C’est étonnant, mais l’éveil des gens se traduit aussi par la collecte de fonds. Nous avons ouvert une plate-forme. Nous l’utilisons pour collecter des fonds auprès du public. Elle a déjà recueilli, je crois, près de 10 millions de shekels et nous en avons une autre que nous venons d’étendre à WhatsApp et qui a recueilli un montant similaire.
Et si vous vérifiez, vous constaterez que nous avons des dizaines de milliers de personnes qui ont fait des dons. Il ne s’agit pas de montants énormes, il ne s’agit pas non plus d’une seule personne qui a investi plusieurs millions, mais plutôt une multitude de dons beaucoup, beaucoup plus modestes. Et puis il y a aussi des gens plus influents qui donnent des sommes plus importantes parce que ce sont des gens du secteur de la high-tech qui ont de l’argent et qui ont conscience des enjeux ; il y a aussi des gens qui veulent promouvoir les idées libérales et démocratiques. La grande majorité de l’argent provient de donateurs en Israël. Plus de la moitié, je pense, provient de modestes dons, beaucoup plus modestes.
Et les gens sont conscients et ils comprennent bien que les drapeaux coûtent de l’argent. La construction d’une scène rue Kaplan, avec des tonnes d’écrans et du matériel de sonorisation, est très coûteuse. Les gens le comprennent et ils sont, enfin, nous sommes ici pour gagner. Et pour gagner, il faut aussi dépenser de l’argent.
Maintenant que nous avons tout cet argent, nous devons faire face à toutes sortes de questions telles que comment éviter la corruption, comment être aussi transparent que possible afin de ne pas tomber dans les pièges contre lesquels nous luttons.
Je suis donc heureuse de dire, je suis fière de dire que nous gérons tout ça. L’argent est versé à une organisation à but non lucratif, et tout l’argent passe par cet endroit parce qu’il faut avoir un compte en banque et que quelqu’un doit le suivre et le réglementer, et que tout doit être visible et transparent. C’est donc comme ça que tout se déroule. Vous pouvez trouver tous les détails, nos comptes sont transparents comme cela doit être fait.
Et en réalité, tout l’argent qui est donné est utilisé à cette fin. Ça va même plus loin puisque, comme je l’ai dit, il y a des tonnes de groupes différents. Parfois, les gens donnent de l’argent pour les actions d’un groupe bien spécifique. Cet argent est donc affecté aux actions de ce groupe et il est utilisé à cette fin. Donc, oui, je suis fière de dire que nous sommes là.
Je pense que ce que nous voyons aujourd’hui, ce sont les visages étonnants d’Israël, car je pense que ces dernières années, nous en avons beaucoup appris sur ce sujet. Les communautés juives d’Amérique du Nord, certaines d’entre elles voient d’un mauvais œil ce qui se passe ici depuis une dizaine d’années, par exemple. Je pense que les gens changent d’opinion grâce à ceux qui sont aujourd’hui dans la rue. Nous sommes vraiment pacifiques, nous baissons la tête en espérant que cela s’arrête au plus vite. Et ce que nous voyons aujourd’hui correspond bien plus à ce que nous pensons qu’est Israël, les beaux visages d’Israël, la majorité du peuple israélien.
Je n’ignore pas qu’il y a des groupes radicaux et des racistes ici, mais la majorité des gens s’élèvent contre eux aujourd’hui. Par ailleurs, une amie de la Silicon Valley, m’a dit que c’était une bonne occasion pour nous d’être à nouveau unies, de considérer Israël comme le pays de la nation juive dans son ensemble. Je pense que c’est bien plus juste. Ce que les gens devraient voir quand ils regardent les manifestants, c’est tout ce que nous avons toujours pensé de notre beau pays. Et c’est incroyable.
Vous êtes organisés, vous êtes financés, vous avez beaucoup, beaucoup de militants dans les rues. Pourquoi ne pas passer à l’étape suivante, entrer en politique et aider la Knesset, ou guider la Knesset, faire bouger ce corps qui est en mouvement, le remanier et lui redonner une chance d’aller vers le centre ?
Tout d’abord, nous ne prévoyons pas d’élections de sitôt. Comme je l’ai dit, il existe actuellement un fossé énorme entre la politique et le mouvement de protestation. Il sera très difficile de gagner les combats qui rétabliront une juste frontière entre les deux.
Nous sommes confrontés à ce que nous appelons ici une « machine à empoisonner » qui travaille très efficacement sur tous les canaux d’informations, les médias et les réseaux sociaux. Ce qui me semble très claire c’est que nous sommes en retard de plus d’une décennie sur ce que l’autre camp a fait, sur ce que Netanyahu a fait ici au cours des dix dernières années. C’est quelque chose dont nous devons avoir conscience.
Il faudra donc peut-être beaucoup de temps pour que ce qui se passe aujourd’hui dans la rue se reflète dans le système politique. Et je pense que ces jours sont dramatiques, car si nous ne parvenons pas à empêcher cette rébellion, ce coup d’État, nous ne pourrons même plus essayer de changer les choses. Car si le pays s’engage sur la voie de la dictature, des gens comme moi ne pourront plus s’asseoir ici et parler avec des gens comme vous. Ça me peine de le dire. Je ne me résous pas à envisager que – si nous échouons – cela puisse arriver. Mais si vous regardez ce qui est arrivé aux universités, aux journalistes et au système judiciaire dans des pays comme la Hongrie, la Turquie et la Pologne, c’est ce qui nous pend au nez.
Si l’on y réfléchit de manière très réaliste, c’est ce qui nous préoccupe. Même si nous parvenons à l’empêcher, nous aurons encore un énorme chemin à parcourir. J’espère que les personnes qui sont maintenant actives ne disparaîtront pas et ne retourneront pas à leur propre vie dès l’instant suivant. C’est ce qui nous est arrivé lors du cycle précédent. Nous devrions, d’une manière ou d’une autre, tirer parti de cette expérience et l’appliquer plus tard à la politique. D’une manière ou d’une autre.
Mais pas encore, c’est ce que vous dites.
Je dis qu’à l’heure actuelle, le problème est que – il n’est question là encore que de ma propre interprétation – si vous entrez dans le système politique et créez un parti, par définition, vous perdrez le soutien.
Parce que vous ne ferez plus parti du « peuple ».
Parce que les politiciens doivent, au final, prendre des décisions. Et il y a des choses sur lesquelles nous sommes réellement divisés. Dans les manifestations, je suis aux côtés de gens qui ont des opinions différentes des miennes sur la façon dont Israël devrait gérer la religion et la citoyenneté par exemple. Aujourd’hui, nous sommes totalement unis parce qu’il s’agit de discuter de la manière dont les conversations et les décisions devraient être prises dans notre pays à l’avenir. Il ne s’agit pas de prendre une décision maintenant. Je pense qu’il s’agit d’un niveau de discussion et de politique complètement différent, que nous parvenions à faire en sorte que la politique s’occupe de ce que nous traitons, ce qui serait idéal, ou que nous commencions par tout régler et que nous retournions ensuite nous battre et nous disputer à nouveau sur la manière de structurer, de traiter les problèmes fondamentaux de ce pays.
Shikma, ce fut un plaisir de parler avec vous. Je ne prendrai pas plus de votre temps précieux, et j’apprécie vraiment, vraiment, tout ce qui a été expliqué ici.
Je vous remercie infiniment. Je terminerai par les mêmes mots que ceux par lesquels j’ai commencé. Sachez que nous vivons des jours dramatiques. Et ce n’est pas un film, c’est notre propre vie.
Nous avons encore du mal à croire que nous devons nous battre pour notre liberté, pour notre démocratie. Mais c’est ce qui se passe. Prenez l’exemple de la Hongrie, de la Pologne, de la Turquie, de l’Iran. C’est la même chose. Nous n’avons rien inventé. L’histoire a déjà été écrite. Faisons en sorte que notre histoire se termine bien, et non pas tristement.
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