Polémique après le retrait d’un vendeur de bagels américain d’un événement juif

JTA — Isaac Henrion fabrique et vend des bagels pour gagner sa vie. Mais ce dimanche après-midi, au festival de cuisine juive de Durham, en Caroline du Nord, il est venu sans ses spécialités.

Non pas faute de s’être inscrit comme vendeur. Il a en fait volontairement retiré Isaac’s Bagels de la liste des participants après avoir été pris à parti par des personnes qui lui reprochent de travailler avec l’organisateur du festival, un groupe juif favorable à Israël. Cette décision lui a attiré de nouvelles critiques, cette fois de la part de clients et partisans juifs, ainsi que de l’influenceuse Jessica Seinfeld – qui l’ont amené à présenter ses excuses.

Depuis, il va à la rencontre du public et fait en sorte de réparer le mal qu’il a fait en tentant simplement d’être un fournisseur apolitique de spécialités juives en 2025, ce qui implique souvent de marcher sur une corde raide tout sauf commode.

« J’ai pris la décision de me retirer du festival. J’ai pensé à tort qu’en faisant cela, je garderais les bagels d’Isaac en dehors de toute politique », a écrit Henrion dans ses excuses publiques pour s’être retiré du festival. « Et au final, je n’ai que politiser davantage Isaac’s Bagels en blessant profondément nombre de personnes au sein des communautés juives de Durham. »

Il poursuit : « Je suis terriblement navré d’avoir confondu la participation à une célébration de la culture juive avec le soutien à une quelconque position politique. »

Cette nouvelle histoire illustre une fois de plus la difficile dynamique au coeur des communautés juives, ces dix-huit derniers mois, depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas à Gaza.

Les critiques des actions militaires d’Israël ont, dans de nombreux cas, imposé ce qui s’apparente à des tests de pureté idéologique en imposant à des auteurs, artistes ou chefs d’entreprises, qu’ils répudient Israël et le sionisme et rompent tout lien, aussi ténu soit-il, avec les organisations qui, elles, ne le font pas. Dans certaines communautés, des relations anciennes n’y ont pas survécu.

Mais dans le cas des bagels d’Isaac, il s’est passé quelque chose de plus. Au lieu de conduire à une nouvelle attaque sur les réseaux sociaux et à de nouvelles blessures d’amour-propre, le tollé autour des bagels s’est mué, selon les autorités juives locales, en un bel exemple de techouva – l’idéal juif de repentance.

« Dans la foi juive, nous passons beaucoup de temps à penser à demander pardon », rappelle dans un communiqué Jill Madsen, PDG de Jewish For Good, l’hôte du festival gastronomique. « À mon avis, Isaac l’a fait et c’est désormais à nous de pardonner, de rétablir la confiance et de soigner les relations avec notre communauté locale au sens large. »

Tout a commencé jeudi, lorsque Henrion a écrit sur Instagram qu’il vendrait des bagels au festival gastronomique, pour partie dans le cadre promu par Jewish For Good – le nom de la fédération juive locale. Pour lui, il était tout à fait logique de participer car il était prévu que les recettes aillent à la banque alimentaire de Durham, ce qui est fidèle à l’esprit communautaire qu’il a fait sien en quittant New York pour venir s’installer dans cette ville du sud en 2019.

Henrion, qui n’est pas juif, vendait auparavant ses bagels au Levin JCC, la maison de Jewish For Good, lorsqu’il était encore en phase émergente.

Les bagels d’Henrion, façonnés à la main et fabriqués selon une recette soigneusement étudiée impliquant un temps de levée de 48 heures, ont immédiatement eu un très grand succès à Durham, épicentre de la culture gastronomique et foyer d’une population juive florissante et croissante. Avec environ 11 000 Juifs à Durham et à Chapel Hill, la ville abrite des synagogues conservatrices et réformées, un service de prière orthodoxe, une nouvelle congrégation juive anti-sioniste, plus un solide Centre pour la vie juive et un centre Habad à l’Université Duke.

La ville regorge de cafés, boulangeries et micro-brasseries, mais elle n’avait pas encore de vendeur de bagels artisanaux. Le boutique en briques et ciment « Isaac’s Bagels » a ouvert ses portes début 2023 avec une touche juive, comme l’illustrent les oreilles d’Aman (hamantaschen) de Pourim, les gâteaux au miel de Rosh HaShana et les soufganiyot de Hanoukka, en plus des bagels six jours par semaine.

Peu de temps après avoir publié un article sur le festival de la gastronomie jeudi, Henrion a commencé à recevoir des messages critiques en ligne.

« On me disait par exemple que parce que le JCC est une organisation solidaire d’Israël, notre participation à un événement culturel local organisé par eux valait approbation de ce qu’ils font », explique-t-il dans ses excuses.

Inquiet d’avoir, sans le voulor, mis un pied en territoire politique – ce qu’il voulait éviter – et de faire courir des risques aux 25 personnes qui travaillent pour lui, Henrion explique avoir « paniqué ». Il a consulté son équipe avant d’annoncer, vendredi soir, qu’il ne prendrait finalement pas part au festival en écrivant : « Nous avons écouté ce que l’on nous a dit et tenons à vous dire que nous ne participerons pas au Festival de la cuisine juive dimanche. »

En rappelant que l’objectif de sa boutique était de collecter des fonds pour des œuvres caritatives, il a ajouté : « Notre participation a été perçue comme une prise de position politique, ce que ce n’est pas. »

La publication a rapidement dépassé la seule portée des 7 500 abonnés de son magasin. Seinfeld, qui a deux enfants diplômés de l’Université Duke voisine et un encore étudiant, a entendu « un groupe de parents de Duke, horrifiés », selon son porte-parole, qui a déclaré que l’influenceuse était trop occupée pour s’exprimer.

Seinfeld a dénoncé le retrait d’Henrion dans une story Instagram destinée à ses 600 000 abonnés. « Communauté juive de Duke. Prenez note de la position politique d’Isaac’s Bagels », a-t-elle écrit. « Ils préfèrent ne pas s’associer à une organisation juive pour collecter des fonds pour la banque alimentaire locale, car ils ont reçu des « réactions ». Pour vendre des aliments juifs et faire la promotion de produits de la culture juive, ça va, mais quand il s’agit de vendre pour collecter des fonds destinés aux Juifs ou non-Juifs qui ont faim, il n’y a plus personne. »

À ce moment-là, Henrion avait déjà renoncé à participer mais il s’était rendu compte qu’il avait fait ce qu’il a qualifié de « regrettable erreur » après avoir reçu plusieurs critiques ainsi qu’une communication de Jewish For Good.

« Cette décision est perçue comme une énorme gifle, car à aucun moment avant hier vous ne nous avez contactés pour parler avec nous des questions qui vous étaient posées », lui a écrit Madsen dans un courriel communiqué à la Jewish Telegraphic Agency. « Nous vous aurions aidé à faire face à ce problème avec votre personnel ou les membres de votre communauté. »

Elle ajoute : « Or, la publication de cette décision sur les réseaux sociaux n’a fait qu’ouvrir les vannes et permis à des gens de pratiquer la désinformation et faire circuler des sentiments antisémites. De surcroît, cela nous met à la une des journaux et fait de nous des menaces potentielles, car malheureusement, nous vivons une époque dans laquelle des personnes et organisations juives sont régulièrement attaquées. »

En coulisses, Henrion se faisait conseiller par un ex-dirigeant juif local, Adam Goldstein, médecin et ancien président de la fédération juive. Goldstein s’approvisionnait chez Isaac’s Bagels sans pour autant connaitre Henrion, mais il a senti dans les propos d’Henrion l’opportunité de faire connaissance.

« J’ai lu entre les lignes et j’ai senti qu’il était important pour moi, en tant que leader communautaire juif, de comprendre ce qui s’était passé et … s’il y avait eu des erreurs de faites, d’être utile », explique Goldstein dans une interview.

Cela s’est passé le jour de Shabbat et il se trouve que la synagogue de Goldstein avait invité un conférencier spécialiste des excuses dans le judaïsme. Yakir Englander, qui est philosophe de formation, a évoqué la théorie de Maïmonide sur la techouva – ou repentance – dont l’expert du Moyen-Age a rappelé la nature trinitaire : reconnaître son erreur, exprimer ses regrets et se résoudre à changer.

C’est cela que Goldstein avait en tête lorsqu’il a parlé avec Henrion et compris que le boulanger voulait non seulement s’excuser, mais aussi agir.

« Quand il m’a fait savoir qu’il voulait présenter des excuses, il a très bien fait de ne pas en laisser la responsabilité à autrui mais d’en assumer la pleine et entière responsabilité », poursuit Goldstein.

En pas moins de 700 mots, les excuses d’Henrion, publiées tard dans la journée de samedi, reviennent sur ses premières réflexions et la prise de conscience de son erreur.

« Je suis profondément désolé pour la douleur et les tourments que j’ai causés à tous les niveaux. Je sais que j’ai déçu des personnes et que j’ai une confiance à regagner », a écrit Henrion. Il s’est par ailleurs engagé à reverser pendant une semaine 10 % des recettes de son magasin à la banque alimentaire.

Le message en question ne permettait pas de laisser de commentaires, ce qui n’a pas empêché les gens de parler en ligne sur sa subite volte-face. Sur Reddit, les habitants ont analysé et dit apprécier ses excuses tout en déplorant ce qui avait causé l’incident original. « Je n’achète pas chez Isaac’s Bagels, mais laissez-les un peu tranquilles. Les gens mettent les petites entreprises dans des situations impossibles », a écrit une personne.

Mais sur la page Facebook du magasin et dans un groupe Facebook juif local, la fronde a continué. « J’espère que votre entreprise va péricliter et fermer », a écrit un commentateur d’un autre État sur un mot sans rapport avec la page Facebook, en ajoutant : « En plus, vos excuses sont merdiques et pathétiques – tout comme vous. »

Seinfeld, quant à elle, a publié une capture d’écran des excuses et dit que le magasin avait « repris ses esprits », estimant que des employés ou des clients de Henrion avaient fait pression sur lui pour qu’il renonce au festival.

« Le fait que les gens autour de lui l’aient encouragé à tourner le dos à ceux qui l’ont toujours soutenu – à savoir le JCC – et à la culture qui sous-tend l’existence-même de son entreprise – est immonde », a-t-elle écrit. « Mais au final, il a pris la bonne décision. »

À ce moment-là, le festival gastronomique avait annoncé qu’il était complet et qu’il ne serait pas possible de se procurer d’entrées le jour J. Il se trouvait plusieurs fournisseurs locaux – dont un vendeur de bagels indépendant de Chapel Hill, un magasin de sucettes artisanales et un pop-up appelé Hummus Y’all, géré par un scientifique d’origine israélienne – venus vendre leurs produits. Henrion décida de ne pas tenter de se joindre à eux, écrivant dans ses excuses qu’il ne voulait pas que sa présence « risquer par sa présence de les priver de ce qui devait être une journée joyeuse ».

Mais il est venu, en sa qualité d’invité de Goldstein. Il a installé une chaise dans un coin de la cour et invité les participants à venir lui parler. Il dit avoir conversé avec une trentaine sinon une quarantaine de personnes.

« Je remercie tous ceux qui sont venus me parler », a écrit Henrion dans une réflexion post-événement dont il a fait part à la JTA. « Les gens n’étaient pas obligés de le faire : ils avaient le droit de refuser mes tentatives de réconciliation. J’ai été très touché par la volonté des gens de me faire part de leur expérience et de m’aider ainsi à comprendre leur douleur et de me permettre de m’améliorer. »

Henrion n’est donc pas juif mais ses deux grands-pères l’étaient et ont fui les persécutions en Europe continentale pour venir s’installer en Angleterre, là où il a été élevé. L’un de ses grands-pères, Frederic Henri Kay Henrion, était un célèbre graphiste qui a fui les nazis en 1933 mais qui a par la suite été emprisonné – aux côtés des nazis – en raison de ses origines allemandes, au début de la Seconde Guerre mondiale.

Au moment de se lancer dans sa quête professionnelle pour mettre à l’honneur la cuisine juive ashkénaze, Henrion n’avait pas mis en avant cette part de son histoire familiale …jusqu’à cette semaine, lorsqu’il s’est retrouvé accusé d’animosité anti-juive.

Dans une interview, Henrion s’est dit d’accord avec les critiques qui disaient que la renonciation au festival était sectaire, d’autant que cela l’avait profondément bouleversé de le faire. « En prenant cette décision, j’ai confondu participation à un événement culturel juif et questions politiques, ce qui était antisémite », a-t-il confié.

Henrion pense avoir perdu des clients à cause de cet incident. Au milieu de ce climat houleux, il est possible que certains progressistes de Durham le boycottent en raison de sa décision de ne pas rompre les liens avec Jewish For Good et pour s’être engagé à participer au Festival de la cuisine juive l’an prochain, pour autant qu’on l’invite. Comme le suggèrent les commentaires sur Facebook, certains Juifs pro-Israël et d’autres pourraient ne pas être totalement convaincus par ses excuses.

De son côté, il assure ne pas y penser et garder son énergie pour autre chose.

« Je regrette évidemment profondément, très profondément, ce que j’ai fait et la façon dont tout s’est déroulé, mais je suis extrêmement reconnaissant de la façon dont les gens m’ont permis de trouver ce qui comptait pour moi, d’en tirer les leçons et de savoir ce qui est juste », conclut Henrion. « Et c’est une leçon que je ne suis pas prêt d’oublier. »