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Comment l’un des pires massacres de la Shoah en Lituanie a sombré dans l’oubli

A la façon d'un détective, Chris Heath, auteur de "No Road Leading Back", a retrouvé les preuves du massacre de Ponary et de la fuite audacieuse de 40 détenus, par un tunnel, en 1944

Des Juifs creusent une tranchée dans laquelle ils seront enterrés après avoir été abattus, à Ponary, en Pologne. (Crédit : Yad Vashem)
Des Juifs creusent une tranchée dans laquelle ils seront enterrés après avoir été abattus, à Ponary, en Pologne. (Crédit : Yad Vashem)

En 1944, après des mois passés à creuser un tunnel sous leurs baraquements qui leur permettrait de s’évader – ils creusaient en utilisant des cuillères – 40 prisonniers avaient réussi à se faufiler dans le passage souterrain, fuyant ainsi le plus grand site nazi d’extermination de la Lituanie.

Dans la forêt de Ponary, située au sud de Vilnius, 70 000 Juifs avaient été fusillés au-dessus d’immenses fosses. Ces massacres, qui avaient commencé au mois de juillet 1941, avaient été l’une des premières aktions de ce que l’Histoire devait appeler « la Shoah par balles, » dans le cadre du génocide juif qui avait été perpétré par l’Allemagne nazie et par ses collaborateurs.

Plus de deux ans après le massacre initial, 80 prisonniers avaient été chargés d’exhumer et d’incinérer les corps. Ces hommes vivaient sur place, sous terre, et ils étaient enchaînés les uns aux autres « à des fins de sécurité », disait-on alors.

Dans son ouvrage intitulé No Road Leading Back : An Improbable Escape from the Nazis and the Tangled Way We Tell the Story of the Holocaust, le célèbre journaliste Chris Heath tente de percer le mystère qui a entouré le rôle joué par Ponary dans le contexte plus large de la Shoah. Si certains évadés avaient partagé leurs récits – et ceux de leurs compagnons d’infortune – après la guerre, les témoignages ont souvent été déformés, ignorés ou détournés de leur sens initial.

« Je voulais déterminer très exactement ce qu’on sait de Ponary, savoir ce qu’avaient dit ceux qui étaient là-bas – ou s’il y avait des choses qui étaient impossibles à savoir, si les contradictions qui apparaissent entre les différents récits, entre les différents faits, étaient vraiment gênantes. Je voulais montrer cela, me pencher intensément sur le sujet et voir ce que nous pouvions encore en apprendre », dit Heath au cours d’un entretien avec le Times of Israel.

En 2016, des archéologues qui travaillaient à Ponary ont localisé le tunnel creusé par les détenus, un tunnel qui était d’une longueur de plus de 34 mètres. Une découverte qui a confirmé les récits de l’évasion spectaculaire qui avait eu lieu – et malgré les efforts livrés par les Allemands qui voulaient cacher au monde tout ce qui s’était passé pendant les exécutions, avec notamment l’anéantissement des corps sans vie des victimes.

Un commando nazi assassine des Juifs de Vilna dans la forêt de Ponary, en 1941 (Crédit : Domaine public)

Les Juifs de Vilnius devaient construire un monument en hommage aux victimes de Ponary en 1948. Toutefois, les autorités soviétiques avaient remplacé ce mémorial par un obélisque typique qui était dédié aux « victimes du fascisme », sans mentionner les Juifs assassinés dans le cadre de la Shoah par balles.

Ce n’est qu’en 1991 qu’un monument permanent rendant hommage aux victimes juives de Ponary a été érigé sur le site.

« Le livre montre la manière dont l’Histoire de la Shoah, à Ponary, est soit racontée, soit ignorée – et que c’est généralement dans un but précis, » dit Heath. « Souvent, lorsque nous racontons des histoires qui appartiennent dorénavant au passé, ça nous intéresse moins de relater une histoire objective d’une façon ou d’une autre que cela nous intéresse d’utiliser ce passé pour étayer quelque chose que nous voulons raconter sur le présent », ajoute Heath.

Une commission soviétique enquête sur ce qui s’est passé à Ponary, en Lituanie, en 1944. (Crédit : Domaine public)

Avant la Seconde Guerre mondiale, Ponary était une zone forestière. Les Lituaniens aimaient aller y cueillir des champignons ou des baies. En 1940, les autorités soviétiques avaient creusé six énormes fosses dans le secteur pour y stocker du carburant. Après la prise du pouvoir du régime nazi, ces fosses étaient devenues autant de charniers.

Presque insupportable à lire

Les massacres de Ponary avaient commencé avant la construction des camps de la mort nazis de Treblinka, de Belzec et de Sobibor. À partir de 1941, des centaines de massacres en plein air avaient eu lieu en Pologne, en Ukraine, en Biélorussie, en Lituanie et dans d’autres pays d’Europe de l’Est alors occupés par les Allemands.

No Road Leading Back est un livre viscéral, même selon les critères qui sont ceux de la Shoah. En plus de ses 600 pages, le livre laisse la parole aux survivants et aux témoins oculaires de l’horreur.

Mendel Eidlitz avec sa femme, Chasia, et l’une de leurs filles, Sima ; tous trois, ainsi qu’une autre de leurs filles, avaient été tués à Ponary, une forêt près de leur ville natale de Vilnius. (Autorisation : Rivka Gurvitz via JTA)

« Je voulais désespérément écrire un récit qui soit convaincant, dynamique, un ouvrage que les gens voudraient lire – je pensais que ce que je découvrais, que ce que j’essayais de décrire était particulier et important, que ça méritait un véritable public mais je n’étais pas pour autant prêt à sacrifier quoi que ce soit ou à aseptiser quoi que ce soit », indique Heath.

Les prisonniers qui avaient creusé le tunnel qui devait leur permettre de s’échapper avaient été incorporés de force dans un « Leichenkommando » – les unités chargées des cadavres. Sous le règne de terreur qui était celui des officiers SS, les hommes déterraient les corps sans vie, les empilant sur des tas de bois pour les incinérer. Afin d’éliminer toute trace de preuve, les prisonniers mélangeaient les cendres à du sable et ils enterraient le tout.

Enchaînés les uns aux autres et vivant sous terre, les prisonniers avaient passé trois mois à creuser le tunnel. Sur les 40 hommes qui étaient parvenus à prendre la fuite, ce 19 avril 1944, seuls 11 devaient survivre et assister au retrait des forces allemandes du territoire lituanien. Les autres avaient été traqués et fusillés par les SS.

Les chercheurs se préparent à fouiller un charnier situé aux abords de Vilnius, en Lituanie. (Crédit : Ezra Wolfinger, NOVA)

« Il y a des parties dans le livre – j’ai le sentiment qu’il faut le dire – qui sont presque insupportables à lire », estime Heath. « Même si vous pensez que vous avez déjà vu le pire, il y a des moments qui remettent en question cette certitude. J’ai beaucoup réfléchi à la nécessité d’inclure ces moments. Mais le sentiment qui a dominé pour ma part a été que ceux qui avaient fui Ponary, qui avaient raconté leur histoire, ont tous choisi de partager ces détails », ajoute-t-il.

Un récit précieux du massacre de Ponary se trouve dans le journal intime d’un journaliste polonais, Kazimierz Sakowicz. Alors qu’il se cachait des nazis dans sa ferme, Sakowicz avait écrit tous les détails des exécutions quotidiennes sur des morceaux de papier, sur des bouteilles de soda ou sur un calendrier. Il pouvait entendre les marches forcées des Juifs qui avaient été raflés dans le ghetto de Vilnius pour être amenés à Ponary.

Sakowicz n’avait pas survécu à la guerre et son journal ne devait pas être publié avant l’année 1999.

« Participants à la Shoah »

Le rôle tenu par les Lituaniens dans la Solution finale décidée par l’Allemagne nazie est un sujet controversé de longue date. Certains massacres de Juifs n’avaient pas été initiés par des unités allemandes, mais par des groupes formés de Lituaniens.

Heath établit qu’il y a eu plus de 200 sites, dans tout le pays, où des exécutions de masse ont été commises. Pas plus de mille soldats allemands étaient mobilisés à ces occasions, écrit-il.

L’auteur Chris Heath (Crédit : Leo Baron/Penguin)

« Cela peut être séduisant d’imaginer qu’il y a eu une distinction claire entre ceux qui ont participé à la Shoah et tous les autres, mais procéder ainsi, c’est éviter de réfléchir à ce qui est réellement arrivé », écrit Heath. « Cela empêche de réfléchir aux meurtres qui avaient eu lieu au sein des communautés, immédiatement après l’invasion allemande, et qui semblent n’avoir été aucunement orientés, aucunement supervisés par les Allemands », ajoute-t-il dans son ouvrage.

Évoquant l’ampleur de la collaboration lituanienne, Heath utilise le mot « participant » pour éviter de trop simplifier les choses.

« En écrivant mon livre, j’étais on ne peut plus conscient du nombre de problèmes narratifs que je pourrais régler en lissant un peu les choses, en comblant de manière plausible le fossé entre les choses connues, dans un style considéré comme acceptable par certains essais à succès », explique Heath. « Pour moi, cela n’a jamais été envisageable », poursuit-il.

Tout comme pour la tuerie de Babi Yar à Kiev, en Ukraine, les forces allemandes et leurs collaborateurs ont assassiné des personnes à Ponary. En plus des 70 000 Juifs de Vilnius, on trouve parmi les victimes de Ponary
2 000 Polonais considérés comme des « intellectuels » et 8 000 prisonniers de guerre soviétiques.

Les membres du « Peloton spécial de Vilnius » sont responsables de la plupart des tirs à Ponary, cela dépend des périodes. Composée principalement de Lituaniens, cette unité de volontaires composée de 80 hommes a exécuté des Juifs et d’autres groupes du temps de l’occupation allemande.

Depuis plus de vingt ans, les massacres de Ponary font l’objet d’enquêtes par la branche de Gdańsk de l’Institut pour la mémoire de Pologne et, plus récemment, par le Centre de recherche sur le génocide et la résistance de Lituanie.

« Pour aller un peu plus loin »

Les recherches de Heath se sont poursuivies bien au-delà de la date limite fixée pour son livre.

Dans l’épilogue, Heath parle de son séjour à Cleveland, où l’un des évadés de Ponary – Lejzer Owsiejczyk – est mort il y a de cela des années. C’est en se rendant sur sa tombe que Heath a découvert le visage du rescapé, gravé sur une plaque de forme ovale.

Des Juifs rassemblés par les miliciens lituaniens qui les exécuteront dans un ravin de la forêt de Ponary, dans la Lituanie occupée par les Allemands, en 1941. (Autorisation : Institut de recherche juive YIVO)

« La gravure de cette plaque a résisté à ces soixante-trois dernières années, je n’aurais jamais cru voir une chose pareille », écrit Heath. « Il en reste assez ici, même aujourd’hui, pour permettre à un autre évadé de Ponary de sortir un peu plus de l’oubli », poursuit-il.

Le texte est associé à une photo prise par Heath de la pierre tombale d’Owsiejczyk. On y voit Owsiejczyk, tiré à quatre épingles, vêtu d’une veste et d’une cravate.

Les hommes qui se sont échappés des fosses de mise à mort de Ponary ont tenté de dire au monde ce qui leur était arrivé. Leur récit n’a guère été écouté et, pour plusieurs raisons, Ponary a pour ainsi dire disparu de la mémoire de la Shoah. En cherchant méticuleusement de nouvelles informations pour en parler, Heath a, à sa manière, lui aussi résisté aux nazis.

Le mémorial de la Shoah dans la forêt de Ponary, près de Vilnius en Lituanie. (Crédit : Photo/Ezra Wolfinger, Nova)

« Non seulement [les nazis] voulaient tuer, mais ils voulaient aussi effacer toutes les traces – physiques mais aussi mémorielles – de ceux qu’ils avaient tués », écrit Heath.

« Si l’un des objectifs des nazis, en mettant en œuvre la Shoah, était de rendre le visible invisible, alors l’un des tout premiers objectifs, permanents, de ceux qui s’y opposent est de faire le contraire : de rendre l’invisible visible », conclut Heath.

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