Israël accusé d’avoir torturé des Palestiniens après un attentat meurtrier
Il semble que la période ayant suivi l'attaque qui avait tué Rina Shnerb, 17 ans, ait été traitée comme un scénario "de bombe à retardement" - avec des tortures violant la loi
Un homme avait été hospitalisé en état d’insuffisance rénale et avec onze côtes cassées. Un autre avait été à peine reconnu par son épouse lorsqu’il était entré dans un fauteuil roulant dans une salle d’audience du tribunal. Un troisième avait dû se soumettre à des points de suture après avoir été attaqué par un chien appartenant aux services de sécurité.
Ensuite, les trois Palestiniens avaient été rendus aux enquêteurs israéliens. Ils avaient été arrêtés à l’issue d’une importante chasse à l’homme lancée après l’explosion d’une bombe placée en bord de route qui avait tué une jeune Israélienne de 17 ans, Rina Shnerb, et qui avait également blessé le père et le frère de cette dernière alors que le trio faisait une randonnée en Cisjordanie, au mois d’août dernier, à proximité d’une source naturelle.
L’attentat avait fait naître la crainte d’un réseau terroriste sophistiqué qui serait susceptible de frapper à nouveau et il semble que les enquêteurs israéliens aient appréhendé l’affaire sous l’angle d’un scénario dit « de bombe à retardement ».
Des groupes de défense des droits de l’Homme israéliens et palestiniens affirment, pour leur part, que plusieurs détenus ont été torturés en violation du droit israélien et du droit international.
Ces accusations à l’encontre d’Israël sont les plus graves à avoir émergé depuis des années, et les groupes de défense des droits de l’Homme disent qu’elles traduisent également un assouplissement des contraintes deux décennies après la mise hors-la-loi, par la Cour suprême, de la majorité des formes de torture.
Les avocats et des membres des familles des trois principaux suspects ont clamé avoir été torturés au point d’avoir été évacués vers un hôpital. Plusieurs autres Palestiniens qui avaient été appréhendés par les services de sécurité du Shin Bet ont fait état de menaces, de coups physiques, de privation de sommeil et ont affirmé avoir été obligés de rester dans des positions douloureuses pour le corps et génératrices de stress.
Un jugement historique qui avait été adopté en 1999 par la Cour suprême avait pourtant interdit de telles tortures. Mais la loi permet aux enquêteurs d’utiliser la force lorsqu’il y a une crainte d’attentat imminent.
Les groupes des droits de l’Homme disent que les enquêteurs utilisent cette faille juridique de manière fréquente, sachant qu’ils ne seront amenés à faire face qu’à peu de conséquences – s’il y en a seulement.
Selon le Comité public contre la torture en Israël, plus de 1 200 plaintes ont été déposées contre le Shin Bet depuis 2001 et aucun de ces dossiers n’a fait l’objet d’un jugement devant les tribunaux. Une seule enquête criminelle a été ouverte – dans une affaire de 2017 impliquant un viol présumé – et elle n’est toujours pas terminée.
Ces allégations surviennent à un moment sensible, suite à la révélation du contenu du plan de paix au Moyen-Orient du président américain Donald Trump qui favorise lourdement Israël et autorise l’Etat juif à annexer de larges secteurs de la Cisjordanie.
Les Palestiniens ont rejeté la proposition et des affrontements sporadiques ont eu lieu dans toute la Cisjordanie, ces derniers jours, avec deux attaques à Jérusalem et des tirs continus de roquettes et de mortiers depuis Gaza.
L’Autorité palestinienne (AP), soutenue par les Occidentaux, qui a été elle aussi accusée de torturer ses prisonniers, a répondu au plan en menaçant de mettre un terme à la coordination sécuritaire de longue date avec l’Etat juif.
Une chasse à l’homme frénétique
Le Shin Bet avait lancé une chasse à l’homme massive après l’attentat survenu le 23 août qui avait coûté la vie à Rina Shnerb, 17 ans, et blessé son père et son frère aîné. De telles explosions – qui avaient fortement marqué la Seconde intifada, de l’an 2000 à 2005 – avaient été rares ces dernières années.
Les autorités avaient attribué la responsabilité de l’attaque au Front populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP), parti politique de gauche doté d’une aile armée. Dans les semaines suivantes, les forces de sécurité avaient arrêté des douzaines de ses membres – des terroristes présumés, mais également des politiciens et des leaders étudiants.
Les 2,5 millions de Palestiniens, en Cisjordanie, vivent sous contrôle militaire et des individus peuvent être placés en détention pendant des mois, voire des années, sans acte d’accusation officiel – une pratique connue sous le nom de détention administrative, qui est utilisée également occasionnellement en lien avec les violences des membres du mouvement pro-implantations. Israël affirme que de telles mesures sont nécessaires pour empêcher les attentats sans devoir dévoiler d’informations sensibles.
Le Shin Bet avait identifié Samer Arbeed comme étant le cerveau de l’attentat et comme l’homme qui avait également fabriqué l’explosif. Il avait ajouté que Qassem Barghouti, 22 ans, avait pris part à l’attaque et à d’autres et que Walid Hanatsheh, 51 ans, était un haut-commandant de l’aile armée du groupe.
Le Shin Bet avait déclaré que les interrogatoires avaient aidé à déjouer des attentats qui étaient programmés « dans un avenir proche » et qu’ils avaient permis aux autorités de découvrir plusieurs caches d’armes.
L’agence s’était refusée à commenter les accusations spécifiques de torture, disant simplement que « les interrogatoires sont menés conformément à la loi et ils ont pour objectif de protéger l’Etat d’Israël et ses citoyens des attaques terroristes ».
Tortures graves
Au mois de septembre, quelques jours après son arrestation, Arbeed avait été emmené à l’hôpital dans un état critique.
Sahar Francis, chef du groupe des droits de l’Homme Addameer et l’une des avocates des suspects, explique que les agents chargés de l’interrogatoire d’Arbeed l’avaient frappé pendant 36 heures, entraînant une insuffisance rénale et des fractures sur onze côtes.
Il avait dû être hospitalisé et placé sous respiration artificielle après avoir développé une pneumonie. Il avait quitté l’hôpital au bout de trois semaines et était retourné sous la garde du Shin Bet.
Le Shin Bet avait fait savoir à ce moment-là qu’Arbeed avait « eu un malaise » au cours de l’interrogatoire et qu’il avait été emmené à l’hôpital, sans fournir davantage de détails. Les médias israéliens avaient fait savoir que le ministère de la Justice avait ouvert une enquête.
Le ministère n’a pas répondu à nos demandes de commentaires.
Alors que l’hospitalisation d’Arbeed avait été largement traitée dans les médias à ce moment-là, Francis affirme que ses complices, Barghouti et Hanatsheh, ont été eux aussi gravement frappés.
L’épouse de Hanatsheh, Bayan, a déclaré qu’elle l’avait à peine reconnu lorsqu’elle l’avait vu, soixante jours après son arrestation.
« Il a été amené dans la salle d’audience du tribunal dans un fauteuil roulant », a-t-elle expliqué. « Il semblait très âgé, sa barbe était parsemée à plusieurs endroits et ses yeux étaient comme enfoncés dans sa tête ».
« Il n’était pas lui-même », s’est-elle exclamée.
Francis partage des photos de Hanatsheh qui, selon elle, ont été prises dix jours après son interrogatoire. Elles semblent montrer de larges hématomes rouges sur ses jambes, ses pieds et ses épaules.
Barghouti, le troisième terroriste présumé, avait été mordu par un chien des forces de sécurité aux parties génitales lorsque les autorités avaient mené une opération dans son habitation située aux abords de la ville de Ramallah, en Cisjordanie, continue Francis.
« Lorsqu’il a été ramené de l’hôpital pour être soumis à un interrogatoire, les enquêteurs l’ont frappé sur ses blessures », dit-elle. Il avait uriné dans son pantalon pendant l’interrogatoire parce qu’il n’avait pas eu l’autorisation de se rendre aux toilettes, ajoute-t-elle.
Addameer a refusé de partager les documents médicaux détaillant les blessures, citant les lois sur la confidentialité.
Rachel Stroumsa, directrice du Comité public contre la torture en Israël, estime pour sa part « très crédibles » les accusations et dit qu’elles s’alignent sur les témoignages réunis par son groupe auprès d’autres détenus au fil des années.
« Un individu en bonne santé est arrêté et, deux jours plus tard, on le retrouve à l’hôpital, intubé, sous dialyse et avec des côtes cassées », dit-elle. « C’est extraordinairement difficile pour moi d’imaginer quelle autres explications donner que celle d’un soupçon de graves tortures ».
Une expérience « qui ne vous quitte jamais »
Addameer explique que plusieurs autres suspects ont été soumis à des formes de violences moindres, que la communauté des droits de l’Homme considère toutefois très largement comme des actes de torture. Le groupe ajoute qu’environ 50 Palestiniens au total ont subi des formes de torture suite à l’attentat à la bombe.
George Abu Ghazaleh, 29 ans, qui travaille dans une société de production musicale et qui enseigne les danses traditionnelles, avait été arrêté à son domicile le 11 novembre et emmené, alors qu’il portait encore son pyjama et ses pantoufles. Il dit avoir été isolé pendant des semaines dans une cellule sale, frappé et insulté.
« On m’a interrogé sur les gens que je connaissais et sur des gens que je ne connaissais absolument pas », raconte-t-il. « J’ai fait tout mon possible pour réussir à les convaincre que je n’avais aucun lien avec ces gens ».
Il ajoute avoir été détenu pendant plusieurs heures d’affilée, les bras et les jambes menottées à un siège dans ce qu’on appelle la position de Shabach — une pratique qui avait été spécifiquement mise hors la loi par la Cour suprême.
Il avait été libéré après 40 jours passés derrière les barreaux mais il explique être encore traumatisé.
« Ce genre d’expérience ne vous quitte jamais », s’exclame-t-il. Il dit avoir des difficultés à se concentrer en permanence et se réveille la nuit au moindre bruit à sa fenêtre.
Addameer affirme que le Shin Bet a aussi arrêté des membres des familles des terroristes présumés – en majorité des femmes – pour exercer des pressions supplémentaires.
Le groupe note que la fille de Hanatsheh, 21 ans, avait été placée quarante-huit heures en détention et qu’elle était alors régulièrement présentée à son père, qui était derrière les barreaux. Les autorités avaient aussi arrêté la mère de Barghouti, qui est professeure d’études des médias à l’université de Birzeit. Elle était restée en prison pendant deux semaines.
Le Shin Bet avait également appréhendé des étudiants d’université qui entretenaient des liens présumés avec le FPLP. Mays Abu Ghush, 22 ans, avait également subi le Shabach au cours de ses 30 jours d’interrogatoire, selon Francis qui le représente devant la justice.
Une sanction « aux plus hauts niveaux »
Stroumsa explique que la « défense par nécessité » autorisée par la Cour suprême n’a jamais eu pour intention d’autoriser une quelconque forme de torture mais de permettre aux enquêteurs de se défendre s’ils doivent se retrouver en zone grise.
« La torture est absolument interdite », dit-elle. « Il y a des choses que nous ne faisons pas. Nous ne violons pas. Nous n’esclavagisons pas. Nous ne torturons pas. C’est un code moral. C’est également un code juridique auquel Israël est attaché ».
Elle explique que la « défense par nécessité » est dorénavant convenue en amont des interrogatoires et qu’elle est souvent sanctionnée « aux plus hauts-niveaux », par le chef du Shin Bet ou par le procureur-général.
Son groupe a enregistré une « augmentation nette » des informations faisant état de tortures, ces trois derniers mois.
Le Shin Bet a refusé tout commentaire sur les circonstances de l’emploi de la « défense par nécessité » et sur les actes autorisés dans ce cadre.
L’AP, qui ne jouit que d’une autonomie limitée dans certaines parties de la Cisjordanie et le groupe terroriste du Hamas, qui contrôle Gaza, sont accusés également d’avoir utilisé la torture sur leurs prisonniers politiques. Les groupes des droits de l’Homme clament que la torture est endémique dans les autres pays de la région, comme la Syrie et l’Egypte.
Contrairement à ces pays, Israël se dépeint comme étant la seule démocratie de la région et vante la moralité de ses forces de sécurité.
Au mois de décembre, le Premier ministre Benjamin Netanyahu avait salué le Shin Bet, l’armée et la police lorsqu’ils avaient procédé à l’arrestation des « terroristes condamnables qui ont assassiné Rina Shnerb ».
« Le bras long d’Israël se pose sur tous ceux qui veulent en attenter à nos vies et cela continuera ainsi », avait-il déclaré.