Selon un journaliste proche de Khrouchtchev, Poutine n’a pas pu céder face aux États-Unis
Lorsque Marvin Kalb, correspondant de presse de 94 ans, parle, les chefs d'Etat devraient l'écouter. Ses mémoires, "A Different Russia", sont un avertissement et un appel

« A Different Russia: Khrushchev and Kennedy on a Collision Course [NDLT : Une autre Russie : Khrouchtchev et Kennedy sur une trajectoire de collision] », dernier ouvrage en date de celui qui fut correspondant pour CBS et NBC News, Marvin Kalb, aborde un moment critique des relations américano-soviétiques, qui a culminé avec la crise des missiles de Cuba en 1962.
Sur pas moins de 500 pages, le 17ème livre et troisième volume des mémoires de ce journaliste, captivant, déroule sur près de soixante-dix ans une mise en garde et un appel. Et lorsque le correspondant diplomatique le plus respecté des États-Unis, aujourd’hui âgé de 94 ans, prend la parole, les chefs d’Etat et de gouvernement seraient bien inspirés de l’écouter.
« Nous vivons une époque extrêmement dangereuse, rendue encore plus dangereuse par l’ignorance et l’échec du gouvernement russe à s’ouvrir au reste du monde, exception faite de quelques satellites », explique Kalb au Times of Israel lors d’une récente interview depuis Washington.
« Aux États-Unis, le peuple américain et le gouvernement américain prennent des décisions basées sur l’instinct et l’histoire, pas sur des informations actuelles ou la connaissance de ce qui se passe au Kremlin. C’est une ignorance qui pourrait se révéler dramatique. »
La « Different Russia [NDLT : Russie différente] » dans laquelle Kalb a pris pied en sa qualité d’attaché de presse près l’ambassade des États-Unis, à Moscou, en 1956 « sortait tout juste d’une longue nuit d’oppression stalinienne », écrit Kalb.
Le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev a fait ce qu’il a pu pour démanteler la dictature de Staline, ce qui a levé « le couvercle de peur » qui pesait sur les Russes. Il a « abandonné » la croyance de Staline en « l’inévitabilité de la guerre » au profit d’une politique de « coexistence pacifique » favorisant « les réunions au détriment de la confrontation », tout en encourageant l’ouverture avec l’Occident.
Interrogé sur les points communs entre Khrouchtchev et la Russie d’aujourd’hui, Kalb n’y va pas par quatre chemins.
« Le dirigeant de la Russie d’aujourd’hui est quelqu’un qui a tourné le dos à l’Occident et qui a saisi toutes les occasions pour empêcher les contacts entre le peuple russe et le peuple américain », ajoute Kalb. « Du temps de Khrouchtchev, il y avait des contacts permanents entre les scientifiques russes qui venaient aux États-Unis et les scientifiques américains qui allaient en Russie, les athlètes, les universitaires ou encore les écrivains, qui faisaient des allers-retours. Rien de tout cela n’existe plus aujourd’hui. »
Kalb a connu Khrouchtchev lors d’une réception à l’ambassade le 4 juillet 1956. C’est l’alchimie de cette rencontre qui lui a inspiré ses reportages depuis Moscou pour CBS News entre 1960 et l’immédiat après crise des missiles de Cuba.

« En raison de notre importante différence de taille – je mesurais 1m 91 et Khrouchtchev, 1m 68 – il me regardait et m’appelait « Pierre le Grand » », se rappelle Kalb en souriant.
« S’il voulait dire quelque chose au monde occidental, il me repérait, moi ‘Pierre le Grand’, m’appelait, et je venais avec mon micro de CBS au plus près de lui pour saisir chacun de ses mots. Il racontait son histoire, ce qu’il voulait, et moi, en ma qualité de journaliste, j’étais bien sûr ravi d’avoir une interview du chef de l’Union soviétique. »
Derrière le rideau de fer
Né à New York dans une famille d’immigrants juifs venus de Pologne et d’Ukraine, Kalb a mis à profit ses études de russe au City College et à Harvard pour analyser la presse soviétique et les discours des autorités. Le légendaire animateur Edward R. Murrow, impressionné par la profonde compréhension de Kalb de l’Union soviétique, l’embauche à CBS News en 1957 à l’issue d’un entretien censé durer une demi-heure et qui aura finalement duré trois heures.
Les échanges de Kalb avec Khrouchtchev, ses scoops diplomatiques et ses apparitions avec le présentateur de CBS, Walter Cronkite, sont vus par des millions d’Américains – et une administration Kennedy – inquiets du risque d’une guerre nucléaire.
L’interview de Kalb après la crise des missiles de Cuba, pour diffuser l’appel angoissant du physicien soviétique Igor Tamm en faveur du désarmement, prépare le terrain du discours de Kennedy sur la « Stratégie pour la paix » à l’American University tout comme le traité d’interdiction partielle des essais nucléaires en 1963.

« Les journalistes avaient alors un rôle important », explique Kalb, contraint de rédiger ses articles de façon à déjouer la censure soviétique. « Cela a permis aux diplomates et scientifiques de l’époque de parvenir à une meilleure compréhension des deux camps. »
Kalb évoque les événements et erreurs d’appréciation qui ont préparé le terrain à la crise des missiles de Cuba, en s’appuyant sur les informations communiquées par lui à CBS News – et conservées par son épouse et conseillère depuis plus de 60 ans, Mady – à l’époque doctorante en relations soviéto-africaines. « Elle a été tout à fait déterminante », assure Kalb.
Kalb parle d’ « une période agitée et anxiogène », alimentée par des événements tels que l’érection du mur de Berlin, le 13 août 1961.
« Cela a été une véritable onde de choc au sein du monde occidental parce que cela a démontré que Khrouchtchev était prêt à violer les règles ayant mis fin à la Seconde Guerre mondiale et à les faire évoluer à son avantage », ajoute-t-il.
Quatre mois après le sommet Kennedy-Khrouchtchev à Vienne, les tensions redoublent le 30 octobre 1961, lorsque les Soviétiques testent dans l’Arctique une bombe nucléaire de 50 mégatonnes.
« Khrouchtchev était ravi d’avoir face à lui un président qu’il considérait comme inexpérimenté et faible », explique Kalb. Il se disait qu’il pourrait continuer à développer sa force stratégique en faisant exploser des bombes nucléaires si grosses que tout le monde se rendrait compte qu’elles ne pourraient jamais être utilisées. De part et d’autre, on se demandait : pourquoi Khrouchtchev ferait-il une chose pareille ? »
« Mais ils ne savaient pas vraiment ce qu’il avait en tête », poursuit Kalb. « Ils ne pouvaient que faire des suppositions, dans un contexte de tensions chaque jour plus exacerbées, dans la peur d’une erreur de calcul de part ou d’autre doublées d’une anxiété au sein de la communauté américaine de Moscou et de tous les Russes de la rue qui comprenaient ce qui se passait. »

En mars 1962, en apprenant que les missiles à moyenne portée américains Jupiter, stationnés en Turquie, sont opérationnels et pointent en direction de l’Union soviétique, Khrouchtchev enrage.
« Il a crié, hurlé, avant de se livrer à des réflexions ignobles et incroyablement dangereuses », se souvient Kalb. « Khrouchtchev a demandé : ‘Et si on mettait un hérisson dans le pantalon de l’Oncle Sam ?’ Le ‘hérisson’ en question est le projet d’envoi de missiles russes à Cuba, avec 50 000 soldats soviétiques, afin de changer l’équilibre des forces en le faisant basculer des Américains vers les Soviétiques. »
Kalb retrouve Mady au théâtre du Bolchoï alors que cela fait 13 jours que la crise des missiles de Cuba était ouverte. À leur grande surprise, ils voient Khrouchtchev, qui fait donner un grand nombre d’ovations pour le chanteur d’opéra américain Jerome Hines. Pressentant un message diplomatique destiné à Kennedy, Kalb pose une question à Khrouchtchev lors d’une rencontre en coulisses qui est l’un des moments forts de ce livre.

« Il a cédé ! »
Kalb estime que, dans un premier temps, Kennedy a mal interprété l’envoi de renforts militaires soviétiques à Cuba, persuadé qu’il s’agissait de renforts purement défensifs. Le 22 octobre 1962, il prend conscience de la réalité de la menace.
« Il a ensuite décidé d’une quarantaine navale sur Cuba, ce qui aurait pu être interprété comme un acte de guerre, mais non », poursuit Kalb.
La crise a atteint son paroxysme le dimanche 28 octobre, lorsque l’animateur soviétique Yuri Levitan a lu la lettre de Khrouchtchev à Kennedy, annonçant le retrait des missiles soviétiques.
« J’avais une ligne ouverte avec New York », se souvient Kalb. « Quand j’ai entendu les mots ‘caisse et retour’, j’ai tout de suite su qu’ils remettaient les missiles en caisse et les renvoyaient en Union soviétique. J’ai crié en direct : ‘Il a cédé ! Il a cédé ! C’est fini !’ »

« C’est une histoire incroyable », poursuit Kalb, « de la plus grande importance – un grand moment des relations Est-Ouest. Si Khrouchtchev n’avait pas cédé, Kennedy aurait presque été contraint d’attaquer Cuba, lundi. Les Russes auraient dû réagir. On est passé si près du déclenchement d’une guerre nucléaire – tout ça, sur la décision de seulement deux personnes – Kennedy et Khrouchtchev. Si l’un ou l’autre avait pris la mauvaise décision, une guerre nucléaire aurait éclaté. »
Des dizaines d’années plus tard, Kalb fait une comparaison frappante avec le paysage géopolitique d’aujourd’hui, alors que la Russie continue d’occuper l’Ukraine, comme elle le fait depuis son invasion du pays en 2022.
« Imaginons Poutine à la place de Khrouchtchev », propose Kalb. « En octobre 1962, Poutine aurait-il pris la décision que Khrouchtchev a prise ? Non. Et si tel avait été le cas, nous aurions eu une guerre qui aurait pu dévaster le monde. C’est la raison pour laquelle j’en appelle aux deux camps pour qu’ils ouvrent leur raison et leur cœur pour mieux se comprendre. Sans cela, nous pourrions finir dans un gouffre plus dangereux encore. »
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