Israël en guerre - Jour 650

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Interview

Entre le COVID, le 7 octobre et l’Iran, combien les Israéliens peuvent-ils encore supporter ?

Bruria Adini, spécialiste des traumatismes, recommande au gouvernement de renforcer la cohésion sociale par la transparence et la restauration de la confiance

Bruria Wiesel Adini étudie la résilience en tant que directrice du département de gestion des urgences et de médecine des catastrophes à l'école de santé publique de l'université de Tel Aviv. (Crédit : JTA)
Bruria Wiesel Adini étudie la résilience en tant que directrice du département de gestion des urgences et de médecine des catastrophes à l'école de santé publique de l'université de Tel Aviv. (Crédit : JTA)

JTA – L’une des chansons que les Israéliens aiment entonner ou évoquer en temps de crise est signée du regretté auteur-compositeur-interprète Meir Ariel : « Avarnou et Paro, Naavor Gam et Zeh » [« Nous avons survécu à Pharaon, nous survivrons à cela aussi »].

Cette chanson a été largement reprise pendant la pandémie de COVID, lors des manifestations contre le projet de refonte judiciaire du gouvernement, après le traumatisme du 7 octobre, et encore récemment, lorsque le régime de Téhéran a riposté aux frappes israéliennes par une pluie de missiles.

Elle reflète une société qui, bien qu’habituée aux crises, aime aussi se percevoir comme résiliente, capable de faire face. C’est, du moins, l’image que les Israéliens aiment entretenir. Mais est-elle encore fondée ? Lorsque les épreuves s’enchaînent – la peur pour les otages disparus, les courses vers les pièces sécurisées et les abris anti-bombes, les profondes divisions qui traversent la société autour du gouvernement et de son dirigeant, jusqu’où les Israéliens peuvent-ils tenir ?

La professeure Bruria Wiesel Adini, directrice du département de gestion des urgences et de médecine des catastrophes à l’école de santé publique de l’université de Tel Aviv, s’efforce de répondre à cette question. Avec ses collègues de la TAU et du Tel-Haï College, elle suit la résilience des Israéliens juifs depuis les confinements liés au COVID, en soumettant régulièrement des questionnaires aux mêmes personnes.

Leur enquête la plus récente (en hébreu) a été menée les 12 et 13 juin, lors des premiers jours des frappes israéliennes sur le régime iranien. Comme les précédentes, elle montre que face à la crise, les Israéliens juifs affichent des niveaux élevés de résilience individuelle et de moral, s’adaptant rapidement aux circonstances.

En revanche, les chercheurs ont constaté que la résilience sociétale, l’espoir et surtout la confiance dans le gouvernement continuent de décliner.

« C’est très préoccupant, car si nous voulons survivre ici, nous avons besoin de cette cohésion – vous savez, comme le slogan en Israël : ‘Beyahad nenatzeah’, ensemble, nous vaincrons », a déclaré Adini lors d’une interview peu après l’annonce du cessez-le-feu entre Jérusalem et Téhéran. « Mais si nous ne sommes pas unis, serons-nous vraiment capables de faire face aux épreuves et aux crises à venir ? »

L’équipe d’Adini recommande au gouvernement de renforcer la cohésion sociale en communiquant ses objectifs de manière transparente et en dépassant les clivages partisans. En période de normalité – un terme tout relatif en Israël – l’équipe préconise de soutenir des programmes qui favorisent l’engagement communautaire, le bénévolat et le développement de réseaux de soutien social.

Adini, 69 ans, est titulaire d’un doctorat en gestion des systèmes de santé. Elle est spécialisée dans la préparation aux situations d’urgence et dans les réponses apportées par les systèmes de santé aux événements et catastrophes impliquant un grand nombre de victimes. Lors de notre entretien, nous avons évoqué les ressorts de la résilience israélienne et les fractures internes qui menacent de déchirer le tissu social.

L’entretien a été édité par souci de clarté et de concision.

Depuis l’ouverture de ce que beaucoup considèrent comme un quatrième front – après Gaza, le Liban et le Yémen – une question revient souvent parmi les Juifs américains, face à ce flot de mauvaises nouvelles et d’anxiété : « Combien pouvons-nous encore supporter ? » Alors, combien les Israéliens peuvent-ils supporter ?

Combien pouvons-nous supporter ? Autant qu’il le faudra. Tout ce que la situation exige.

Je suis enfant de survivants de la Shoah. Mes deux parents ont été déportés à Auschwitz ; ils ont perdu toute leur famille. Ils ont survécu aux camps, ils ont reconstruit une famille. J’en suis l’exemple. Les gens ont cette capacité d’adapter leur vie à ce que la vie leur impose.

Un secouriste évacuant deux enfants du site où un missile lancé depuis l’Iran a frappé Haïfa, le 22 juin 2025. (Crédit : Baz Ratner/AP)

Certains abandonnent, submergés par la perte d’espoir. Ils tombent malades et n’ont plus la force d’affronter la situation. Mais ils restent minoritaires dans la population.

Que vous apprennent vos données sur la résilience des Israéliens ?

Nous avons mesuré l’adversité à son paroxysme dans la semaine qui a suivi le 7 octobre, après le pogrom d’une violence inouïe qui a plongé tout le pays dans la stupeur et l’effroi, incapable de comprendre comment une telle tragédie avait pu se produire. Et pourtant, nous avons observé, dans le même temps, une nette augmentation de la résilience individuelle et collective.

Nous avons constaté le même phénomène il y a 12 jours, dans la nuit du 12 au 13 juin, lors de l’attaque israélienne contre le régime de Téhéran. Là encore, nous avons relevé une progression significative et mesurable de la résilience personnelle et de la résistance sociétale.

Ce que nous avons appris, c’est que lorsque la détresse augmente, la résilience augmente aussi – non seulement en Israël, mais aussi dans d’autres sociétés, comme en Ukraine en temps de guerre. Face à l’adversité, les individus et la société mobilisent toutes les ressources possibles, toutes leurs forces, pour pouvoir surmonter la crise.

Mais tout n’est pas aussi encourageant, surtout au niveau sociétal. Votre étude évalue quatre composantes de la résilience collective : le patriotisme, la solidarité entre les citoyens, la confiance dans le gouvernement et le Premier ministre, et enfin la confiance dans les institutions publiques, telles que la Knesset, les tribunaux, Tsahal, la police, le système éducatif et les médias. Laquelle de ces dimensions est aujourd’hui la plus fragilisée ?

Si vous regardez notre graphique retraçant ces quatre indicateurs entre la première semaine qui a suivi le 7 octobre et la période du 13 au 17 juin 2025, vous verrez que le patriotisme reste de loin la composante la plus forte. En revanche, la confiance dans le gouvernement et dans le Premier ministre reste la plus faible, ce qui met en évidence la fracture au sein de la société israélienne.

Une étude en cours menée par l’Université de Tel Aviv et le Collège de Tel-Haï a mesuré ces quatre composantes de la résilience sociétale au cours des deux années qui ont suivi le 7 octobre 2023 : la confiance dans le gouvernement et son chef (en noir sur le graphique), la solidarité sociale (en rouge), le patriotisme (en bleu) et la confiance dans les institutions de l’État (en vert). Les personnes interrogées ont indiqué que le patriotisme restait la composante la plus élevée parmi les quatre. La confiance dans le gouvernement, quant à elle, est restée nettement en retrait par rapport aux autres indicateurs. (Crédit : Université de Tel Aviv/JTA)

Nous constatons également un fossé extrêmement profond entre les personnes qui soutiennent le gouvernement et celles qui s’y opposent. Par exemple, l’une des questions était : « Dans quelle mesure pensez-vous que le gouvernement fait tout ce qui est nécessaire pour libérer les otages ? » Tout au long de la guerre, nous avons observé un écart très important entre les réponses des partisans du gouvernement, qui estiment que tout est mis en œuvre, et celles des opposants, qui en doutent. Cet écart est immense et très préoccupant.

Pourquoi ?

Parce que cette confiance est étroitement liée au niveau de résilience du groupe dans son ensemble. Je reviens ici à la notion d’espoir : l’espoir est la base, ce qui permet de croire qu’en dépit des grandes adversités, l’avenir peut être meilleur. Or, ce que nous observons, une fois encore, c’est une différence significative entre le niveau d’espoir de ceux qui font confiance au gouvernement et celui de ceux qui n’ont pas cette confiance.

On a aussi le sentiment que de nombreuses autorités adoptent une posture trop politique, au lieu de se positionner de manière plus sociétale, en répondant aux besoins et aux attentes de l’ensemble de la population, et notamment des personnes les plus vulnérables.

En quoi cela érode-t-il la résilience collective ?

Le bilan est très lourd. Pendant la grave crise d’octobre 2023 et même de novembre 2023, la perception de la cohésion sociale était très élevée, mais elle a ensuite commencé à chuter, et le déclin est très, très, très prononcé. C’est très inquiétant, car si nous voulons survivre ici, nous avons besoin de cette cohésion – vous savez, comme le slogan en Israël : « Beyahad nenatzeah », ensemble nous gagnerons. Mais sans unité, serons-nous encore capables de faire face aux épreuves et aux crises qui pourraient surgir ?

Une légère augmentation [de la cohésion sociale] a été constatée au lendemain des frappes sur la République islamique de l’Iran, mais nous sommes encore très, très loin des niveaux atteints après le 7 octobre. La solidarité et la cohésion sociales restent aujourd’hui bien trop faibles, alors qu’elles sont l’une des ressources essentielles pour pouvoir faire face efficacement aux épreuves.

Un résident d’implantation, à droite, affronte des manifestants opposés à la perspective d’une réinstallation à Gaza, lors d’une manifestation en faveur de la réinstallation, avec la barrière frontalière de la bande de Gaza en arrière-plan, le 15 avril 2025. (Crédit : Deborah Danan via JTA)

Comment ces sentiments se manifestent-ils dans la société israélienne ? Peut-on établir des comparaisons avec ce que les États-Unis ont connu après le COVID – des phénomènes tels que l’isolement, la violence domestique, la dépression, l’anxiété ou encore le stress post-traumatique – dans un pays qui est en guerre depuis près de deux ans ?

Tout d’abord, l’impact sur la santé mentale est indéniable. Nous constatons aussi une aggravation de l’obésité infantile : les enfants font moins d’exercice, passent plus de temps devant les écrans et consomment moins d’aliments sains. L’impact sur le système éducatif et sur les résultats scolaires est également très net.

Avez-vous constaté des différences entre les groupes d’âge au sein de la société israélienne ?

Que ce soit dans le cadre des recherches menées pendant la pandémie de COVID ou depuis le début de la guerre, les personnes âgées de 61 ans et plus sont celles qui affichent la plus grande résilience et les niveaux de détresse les plus bas.

Les plus vulnérables, en revanche, sont les adultes âgés de 31 à 40 ans. Ils sont souvent encore en situation financière instable et s’inquiètent pour leur emploi et leur avenir professionnel après la crise. Ce sont eux qui ont des enfants scolarisés. Ils forment, en réalité, l’épine dorsale de la société. Ce sont eux qui sont mobilisés en tant que réservistes, qui combattent, qui assurent la continuité. C’est pourquoi nous les avons identifiés comme le groupe le plus vulnérable, plus encore que les personnes âgées.

Existe-t-il des spécificités israéliennes – une éthique, une histoire commune, ou la taille même du pays – qui favorisent la résilience ou façonnent une approche différente du traumatisme par rapport à d’autres pays ?

En Israël, le lien affectif et perçu avec le pays, le patriotisme, est très, très fort. Je mène de nombreuses recherches en Europe, et là-bas, le mot « patriotisme », ou même l’expression « résilience nationale » est souvent perçue comme une forme de militarisme, avec une connotation négative. En Israël, ce n’est pas le cas. Les Israéliens sont extrêmement patriotes. Même dans les périodes les plus difficiles, très peu envisagent de quitter le pays. Bien sûr, certains sont partis, mais cela représente moins de 6 %, même lorsque la situation devient extrêmement difficile.

Des voyageurs quittant Israël arrivent au port principal de Limassol, à Chypre, à bord du paquebot Crown Iris, le 21 juin 2025. (Crédit : AP Photo/Petros Karadjias)

J’aimerais vous interroger sur la différence entre ce que nous voyons ici, aux États-Unis, et ce que relaient les médias en Israël. Ici, les médias montrent en détail l’étendue des destructions à Gaza, le nombre quotidien de morts de civils, la menace de famine et les accusations de crimes de guerre. Au-delà de l’angoisse liée à la libération des otages, les Israéliens s’inquiètent-ils des objectifs et des conséquences de la guerre elle-même – sur la réputation d’Israël, sur les civils palestiniens, et sur les chances qu’une paix réelle puisse un jour émerger de cette situation ?

Tout d’abord, je dois préciser que la plupart des Israéliens ne voient pas réellement ce qui se passe à Gaza. Ils entendent parler de ce qui arrive à nos soldats, de ce que l’armée mène comme opérations à Gaza, mais dans l’ensemble, ils ne sont pas exposés aux images que l’on voit ailleurs dans le monde : la destruction, les enfants et les femmes touchés, les pénuries alimentaires.

Vous savez, depuis le 7 octobre, les Israéliens sont devenus beaucoup moins compatissants. Beaucoup disent : « Ils veulent nous tuer. Ils forment une société hostile. Nous ne faisons confiance à aucun d’entre eux. » L’ampleur et l’horreur des événements du 7 octobre ont provoqué une telle dévastation et une telle colère que de nombreux groupes en Israël s’opposent même à l’acheminement d’aide humanitaire vers Gaza.

Personnellement, je souhaite vivement mener des recherches des deux côtés de la frontière – je collabore avec des chercheurs palestiniens – et étudier ensemble les effets de la guerre et son impact sur les civils. Mais c’est extrêmement difficile, car c’est une discussion très sensible et très clivante en Israël. Beaucoup s’opposent à toute tentative de comprendre ce qui se passe de l’autre côté.

Il y a un consensus très fort sur le fait que le Hamas ne peut pas rester, que le Hamas est une organisation terroriste. Mais reconnaître que tous les habitants de Gaza ne sont pas des membres du Hamas ou des terroristes n’est pas un consensus partagé en Israël.

Les forces de sécurité israéliennes arrêtant un homme lors d’une tentative de militants d’extrême droite d’empêcher des camions humanitaires d’entrer à Gaza, au poste-frontière de Kerem Shalom, le 21 mai 2025. (Crédit : John Wessels/AFP)

J’ai oublié de vous poser la plus élémentaire des questions : comment allez-vous ? Comment avez-vous vécu ces deux dernières semaines ?

Tout d’abord, il faut s’adapter. J’ai deux filles et trois petits-enfants. Le mari de ma fille aînée a été mobilisé [en tant que réserviste] à plusieurs reprises depuis le 7 octobre, il est actuellement à Gaza. Elle a deux jeunes enfants, l’un d’un an, l’autre de quatre ans et demi. Ils n’ont pas d’abri chez eux. Elle vit à Tel Aviv, tout près des zones ciblées. Elle et ses enfants sont donc chez moi pour le moment.

Elle est médecin et considérée comme une employée essentielle, elle doit donc aller travailler même lorsque les autres restent à la maison. Pendant qu’elle est au travail, je m’occupe de mes petits-enfants.

La détresse, l’inquiétude – nous les ressentons tous. Nous sommes tous très inquiets pour l’avenir du pays. Quel sera l’avenir ici ? Quel avenir pour mes petits-enfants ? Mais ce qui m’aide énormément, c’est que je suis très occupée avec la recherche et mes responsabilités à l’université. C’est quelque chose que je recommande toujours quand on me demande : « Que pouvons-nous faire pour préserver la résilience ? » Il faut maintenir une certaine routine, éviter d’être collé 24 heures sur 24 aux informations, se rendre disponible pour aider les autres et accepter aussi d’être aidé. Toutes ces choses nous aident à faire face.

Cela ne veut pas dire que la douleur et l’inquiétude disparaissent. Mais, comme je l’ai dit, je crois que nous sommes une société résiliente, au moins au niveau individuel.

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