Dans les Alpes françaises occupées par les nazis, un médecin a risqué sa vie pour sauver une jeune juive
"Two Sisters" retrace la vie d'une famille avec des incursions dans le passé pour questionner les motivations de la résistance et les questions morales dans la France de Vichy
- De gauche à droite : Huguette et Marion Müller dans la station balnéaire française de Théoule-sur-Mer en 1943. (Avec l'aimable autorisation de Tim Judah)
- Le Dr. Frédéric Pétri c. 1936 (Avec l'aimable autorisation de Christel Pétri)
- La moitié supérieure de la fausse carte d'identité française de Marion Müller, délivrée en avril 1943. (Avec l'aimable autorisation de Tim Judah)
- Le chalet de la famille Pétri à Val d'Isère, France. (Avec l'aimable autorisation de Christel Pétri)
- Marion Müller (au centre) avec deux hommes anonymes à Val d'Isère, aux environs de 1942-44. (Avec l'aimable autorisation de Rosie Whitehouse)
En 1943, peu de temps avant Noël, Huguette Müller, alors âgée de 15 ans, glisse et se casse la jambe dans le petit village alpin isolé du Val d’Isère, en France. Un jeune médecin du nom de Frédéric Pétri est appelé pour la soigner. Il examine la jambe et lui dit, ainsi qu’à sa sœur aînée Marion, qu’il s’agit d’une blessure grave et qu’il faut transporter Huguette à l’hôpital dans la vallée. Dans la panique, Marion donne un coup de poing à Pétri.
Le médecin réagit avec calme, conscient que cette manifestation d’agressivité est liée au fait que les filles sont juives et se cachent des Allemands, qui occupent depuis peu le secteur. Sans trop réfléchir, Pétri se propose d’héberger Huguette dans la maison qu’il partage avec sa mère et sa sœur et de s’occuper d’elle pendant les six mois de convalescence.
Il presse Marion de quitter le village et d’aller se mettre en sécurité. La menace était bien réelle car leur mère, Edith, avait été déportée à Auschwitz depuis la Côte d’Azur.
La raison pour laquelle Pétri a risqué sa vie et celle de ses proches pour venir en aide à ces deux sœurs est au cœur du nouveau livre de la journaliste et auteure britannique Rosie Whitehouse. « Two Sisters: Betrayal, Love, and Resistance in Wartime France [NDLT Deux sœurs : trahison, amour et résistance dans la France en temps de guerre] », sorti le 28 janvier 2025.
« Qu’est-ce qui fait du Dr Pétri quelqu’un d’exceptionnel ? Il ne devrait rien avoir d’exceptionnel… Ce qui est choquant, c’est que tout le monde aurait dû faire la même chose. Ce sont des questions morales cruciales », explique Whitehouse au Times of Israel lors d’une interview depuis son domicile de Londres.
« Je ne voudrais pas que ce livre soit vu comme traitant ‘uniquement’ de la Shoah. Ce sont des questions morales qui concernent tous ceux qui ont vécu en Europe, des questions morales qui concernent tout le monde [aujourd’hui] », poursuit-elle.
Pour aider Huguette, aujourd’hui nonagénaire, à rassembler suffisamment de preuves pour que Pétri soit élevé à la dignité de Juste parmi les Nations par Yad Vashem, Whitehouse (qui a épousé l’un des fils de Marion) a mené des recherches dans les archives et reportages sur le terrain, ce qui a donné au final « Two Sisters ».
Le livre retrace l’histoire d’une famille tout en parlant des coopérations entre les résistances françaises et juives, du bilan mitigé du gouvernement collaborationniste de Vichy et des clivages au sein de la société française, perceptibles encore aujourd’hui.
Les parents de Marion et Hugette, Edith Wertheim et Johannes Müller, étaient des Juifs allemands de la classe moyenne supérieure. Les sœurs, qui avaient sept ans de différence, avaient grandi à Berlin avant de devoir quitter l’Allemagne lorsque l’entreprise textile prospère de la famille Wertheim a été aryanisée en 1933.
Les Müller ont recommencé leur vie à Paris : Johannes a fait baptiser toute la famille et leur a fait promettre de ne dire à personne qu’ils étaient juifs. Marion a été envoyée en pension et a fini par travailler avec son père dans le cinéma. La sœur cadette, qui s’appelait Inge Margot, a pris le nom d’Huguette pour mieux s’intégrer auprès de ses camarades de classe.

Lorsque le mariage des parents prend l’eau et que Johannes choisit de vivre avec sa maîtresse sous une fausse identité à Paris, Edith tente de se mettre en sécurité auprès d’Huguette et des nombreux autres réfugiés de la Côte d’Azur. Marion vit seule à Lyon et rejoint les rangs de la Résistance juive, où elle rencontre son premier mari, Peter Haymann, un juif parisien.
Haymann s’échappe de la prison de Lyon et s’enfuit à pied en passant par les Pyrénées pour rejoindre l’Espagne à l’hiver 1942. Formé au sabotage et à la guerre de partisans au Royaume-Uni, il revient en parachute en France en compagnie de Bernard Schlumberger, protestant d’Alsace, qui devait être l’envoyé de l’Armée française libre dans la région de Toulouse, dans le sud-ouest de la France. Les deux hommes sont chargés d’unir les milices locales de la Résistance derrière le chef de la France libre, le général de Gaulle, à partir d’une base dans la petite ville de Vabre. La ville protestante accueille les Juifs en quête de refuge, et ses habitants font tout leur possible pour les protéger.

Whitehouse découvre au passage que Marion, qui a pris l’identité de Juliette Giraud, travaille un temps pour la Résistance, en qualité de coursière, avant d’aider son mari et ses compagnons pour monter des opérations de sabotage.
« Nous connaissions le cœur de l’histoire et avions une idée générale de ce qui s’était passé, mais nous n’avions pas tous les détails, de sorte que nous ne pouvions pas répondre à 100 % des questions. Raison pour laquelle j’ai voulu écrire ce livre. Je me suis dit qu’en tant que chercheuse sur la Shoah, je passais mon temps à chercher ce qui était arrivé aux familles des autres alors que je ne l’avais pas fait pour ma propre famille », confie Whitehouse.
Selon elle, son mari, le journaliste Tim Judah, a bien tenté de poser des questions à Huguette au sujet de la guerre, sans toutefois trop insister sur cette question sensible. Huguette a pu témoigner pour un établissement d’enseignement de la Shoah, mais Marion, décédée en 2010 à Londres, n’a jamais raconté son histoire.

« Non pas que ma belle-mère n’ait rien dit. Elle dispersait de petits indices, dont certains ne cadraient pas avec l’histoire, ce qui ne les rendait que plus intrigants », poursuit Whitehouse.
A la mort de Marion, Whitehouse et l’une de ses filles s’occupent de vider son appartement. Elles y découvrent la fausse carte d’identité de Marion et une boîte de photographies. Whitehouse savait que sa belle-mère n’était pas sentimentale et n’aurait pas hésité à détruire tout ceci si elle n’avait pas voulu qu’on le trouve un jour ou l’autre.
« J’ai tout de suite su qu’elle les avait laissés pour une bonne raison. Elle ne voulait pas que ce soit détruit. Elle voulait que cela soit transmis », ajoute Whitehouse. « J’ai été très surprise de découvrir ce qu’avait fait grand-mère Marion et à quel point son premier mari était courageux. J’étais très fière d’eux. »
Pour l’auteure, il est primordial de faire connaître et diffuser les histoires qui ont émaillé la Seconde Guerre mondiale et la Shoah dans différents pays. Auteure d’un récent ouvrage sur les sites, mémoriaux et musées de la Shoah en Europe, Whitehouse explique que la Shoah s’est déroulée différemment selon les pays. Des atrocités contre les Juifs ont eu lieu en France, mais le récit de la Shoah, ici, n’a rien à voir avec celui des ghettos et des camps de la mort en Europe de l’Est.

« Cela tenait beaucoup à la nature de la guerre sur le terrain. Il n’y a pas eu de guerre totale sur le sol français. La guerre totale a eu lieu très brièvement en 1940, puis en 1944. Le reste du temps, la plupart des gens vivaient relativement bien. Il y avait des difficultés, mais il y avait de quoi manger. Ce n’était pas Varsovie en 1942, où on était abattu s’il était prouvé que l’on cachait des Juifs. La situation était totalement différente : les gens avaient davantage le choix, dans leur façon de réagir, et c’est là que la question morale [au cœur de ce livre] entre en jeu », affirme Whitehouse.
Elle est convaincue que si davantage de personnes avaient agi comme le Dr Pétri et ses compagnons de la Résistance, il n’y aurait pas eu 74 150 Juifs déportés de France.

« À Drancy, les gens auraient pu faire quelque chose pour arrêter les trains. Si les habitants avaient tous pris d’assaut les trains, ils se seraient arrêtés instantanément. Nous le savons parce que des choses comme celles-là se sont produites partout en France. Quand il se passait une chose pareille, les Allemands se retiraient. En France, ils avaient moins d’hommes qu’ailleurs et ils étaient beaucoup plus nerveux », poursuit Whitehouse.
Whitehouse explique que ce qui lui a plu, dans l’écriture de « Two Sisters », est de voir que le Dr Petri a, en 2022, été élevé à la dignité de Juste parmi les Nations en France, comme 4 000 autres personnes, ce qui est important pour les siens mais aussi pour d’autres personnes au Val d’Isère. En effet, la révélation de ce qu’avait fait le médecin a amené les habitants à se confier à l’auteure et lui dire qu’ils savaient que d’autres Juifs avaient été cachés dans le village – aujourd’hui une destination de sports d’hiver haut de gamme. Et des descendants de ces Juifs y vivent encore.
« Tout le monde est sorti du bois. C’était fabuleux. Cela a complètement changé ma vision de cet endroit », conclut Whitehouse.
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