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Hongrie : Querelle autour du mouvement Habad, accusé de vouloir prendre le contrôle

Des membres de la communauté orthodoxe MAOIH, désargentée, redoutent que l'aide apportée par un de ses concurrents, affilié au Habad, soit une prise de contrôle déguisée

Des fidèles lors de la prière du matin devant les portes verrouillées de la synagogue de la rue Kazinczy à Budapest, en Hongrie, le 21 juillet 2023. (Crédit : David Kelsey/JTA)
Des fidèles lors de la prière du matin devant les portes verrouillées de la synagogue de la rue Kazinczy à Budapest, en Hongrie, le 21 juillet 2023. (Crédit : David Kelsey/JTA)

Peu de temps après avoir pris la tête de la plus ancienne communauté juive de Hongrie, Gabor Keszler a prononcé ce qu’il estime être le discours le plus difficile de toute sa vie.

En mai, Keszler a en effet annoncé à la quarantaine d’employés de la Communauté juive orthodoxe autonome de Hongrie – MAOIH – qu’il ne pouvait pas verser leur salaire parce que son organisation était « en faillite ».

« Il nous restait 11 000 dollars en banque, alors que nos dépenses mensuelles sont plusieurs fois supérieures à cette somme », explique Keszler lors d’une interview avec le Times of Israel. « J’ai dû dire aux employés de notre organisation, qui est censée être un employeur fiable, qu’ils ne seraient pas payés. »

Être à court de fonds n’a rien d’exceptionnel pour les petites communautés juives d’Europe de l’Est, où le communisme a empêché le développement de ceux qui ont échappé à la Shoah.

Pour combler le déficit de trésorerie hérité de son prédécesseur, Keszler s’est tourné vers la branche locale de Habad, connue sous le nom d’Association des communautés juives hongroises (EMIH), qui leur a prêté quelque 85 000 dollars, ce qui a permis de verser le salaire des employés de l’AMIOAH et régler les factures impayées, et d’écarter le risque de poursuites judiciaires aux conséquences dévastatrices.

Ce n’était que le coup d’envoi de fortes dissensions qui ont culminé avec des accusations de prise de contrôle par Habad. Cette querelle divise les membres de la communauté et alimente les guerres de territoire entre communautés juives traditionnelles et rabbins Habad prometteurs qui cherchent à se faire une place, pour eux et leur congrégation.

Gabor Keszlerà son bureau au siège de la Communauté juive orthodoxe autonome de Hongrie à Budapest en août 2023. (Avec l’aimable autorisation de Keszler)

Les membres de la MAOIH favorables à cette alliance assurent qu’elle est la bouée de sauvetage de leur communauté, véritable porte-flambeau de l’orthodoxie hongroise, courant autrefois important du judaïsme qui a engendré d’illustres dynasties rabbiniques, comme les Satmar, Sanz-Klausenburg et Munkacz.

Les opposants à cette alliance redoutent que ces fonds signent la volonté du Habad d’incarner une version moderne de l’orthodoxie hongroise.

Gabor Keszler montre des travaux dans la synagogue de la rue Kazinczy à Budapest, en Hongrie, le 17 août 2023. (Avec l’aimable autorisation de l’AAMI)

« Avec cet argent, Habad prend le contrôle de l’orthodoxie hongroise », estime Sinai Turan auprès du Times of Israel à propos de la relation entre EMIH, organisation de coordination de 25 synagogues, forte de milliers de fidèles, et MAOIH, organisation beaucoup plus modeste, comptant quelques dizaines de membres et quatre synagogues actives.

Une prise de contrôle de la MAOIH par le Habad lui permettrait d’accéder aux centaines de milliers de dollars de fonds publics que le MAOIH perçoit chaque année de la part du gouvernement hongrois, ajoute Turan, maître de conférences sur le judaïsme à l’Université Eötvös Loránd. Ces fonds, dont le principe a été acté dans les années 1990, sont destinés aux deux organisations ainsi qu’à MAZSIHISZ, organisation plutôt libérale peu amène en délicatesse avec le mouvement Habad.

« Ce n’est que par une expansion constante et agressive qu’ils obtiendront eux aussi les fonds publics et privés dont ils ont besoin pour leurs dépenses de fonctionnement », dit Turan à propos d’EMIH. « A travers Chabad Tourism & PR Hungary Ltd., Habad substitue à l’orthodoxie hongroise locale ses propres traditions et coutumes liturgiques. C’est ce qu’il a fait avec la quasi-totalité les synagogues sur lesquelles il a mis la main en Hongrie. »

Les travaux commencés en juillet 2023 dans la synagogue de la rue Kazinczy à Budapest, en Hongrie, divisent la communauté MAOIH propriétaire de la structure. (Avec l’aimable autorisation de l’AAMI)

Au-delà de la question des fonds, « l’enjeu est le symbole de l’orthodoxie hongroise, dont le Habad a besoin pour se mettre dans le circuit financier des pèlerinages juifs en Hongrie », ajoute Turan. Les Juifs haredi appartenant à des courants qui se méfient du Habad « seraient réticents à s’acoquiner » avec des entreprises touristiques liées au Habad, dit-il.

Keszler s’inscrit en faux avec les accusations de Turan.

« La MAOIH n’a plus d’argent : ses frais de fonctionnement à eux seuls sont de loin supérieurs aux fonds qu’elle perçoit », affirme Keszler, qui a aussi dirigé la MAZSIHISZ. Pour ce qui est de la symbolique, « MAOIH reste totalement autonome ».

La Shoah a anéanti la quasi-totalité de ce qui faisait l’orthodoxie hongroise en rayant de la carte ses communautés rurales. La grande majorité des survivants étaient en effet originaires de Budapest, où les Juifs étaient dans l’ensemble plus modernes et moins pieux. Habad n’est devenu une force significative en Hongrie qu’après la chute du communisme. Aujourd’hui, il reste une centaine de milliers de Juifs en Hongrie, alors qu’il y en avait 700 000 au moins avant le génocide.

Le mois dernier, les dissensions internes à la MAOIH sur la question de la coopération avec le mouvement Habad a attiré l’attention des médias hongrois et d’ailleurs avec la photo de fidèles priant sur le perron du joyau, emblématique, de la MAOIH, à savoir le complexe de trois synagogues, et notamment celle, centenaire, de la rue Kazinczy, un bâtiment Art Nouveau du centre de Budapest.

Cette photo est, pour certains, la preuve que Keszler a fermé les synagogues pour étouffer la contestation sur sa présence à la tête de la communauté et la coopération avec le Habad.

Keszler assure que le complexe a été fermé pour travaux, pour réparer les conséquences d’un mauvais entretien tout en tirant parti d’un don de dernière minute et d’une subvention gouvernementale à décaisser très rapidement. Keszler a lui-même prié à l’extérieur de la synagogue, qui, assure-t-il, rouvrira dans trois mois.

Turan estime pour sa part que la synagogue a été fermée à l’annonce de l’arrivée du rabbin Aryeh Mordechay Rabinowitz, juge rabbinique d’une soixantaine d’années originaire d’Israël. « Les opposants à la prise de contrôle ont fait venir ce rabbin, ce à quoi EMIH et la direction actuelle ont réagi en fermant les synagogues pour ennuyer la communauté, embarrasser le rabbin et l’empêcher de faire son travail », assure Turan.

Des bougies commémoratives parsèment le mémorial fait de chaussures en bronze, érigé en mémoire des victimes de la Shoah abattues sur la rive du Danube à Budapest, le 22 septembre 2019. (Yaakov Schwartz / Times of Israel)

Rabinowitz a expliqué être venu à la demande expresse de la communauté, sans être payé et sans limite de temps. Rabinowitz estime que, dans sa forme actuelle, l’organisation n’est pas autonome mais soumise aux rabbins du mouvement Habad. Il évoque notamment l’invitation faite aux fidèles de la MAOIH de se rendre dans un restaurant casher affilié à Habad – le Carmel – reconverti en lieu de culte temporaire.

Keszler nie avoir tenté d’empêcher les fidèles d’accéder à la synagogue. Ce n’est pas lui qui a fait venir Rabinowitz, mais il se réjouit de sa venue, dit-il. La MAOIH ne considère pas Rabinowitz comme le rabbin officiant de l’organisation car il n’a pas été nommé par l’assemblée générale de l’organisation, explique Keszler.

Gabriel Finali, rabbin hongrois non orthodoxe de la congrégation Neolog de Hongrie, explique au Times of Israël : « Habad est entré dans l’orthodoxie hongroise au moyen d’un cheval de Troie, dont il utilise maintenant le bois pour faire rôtir ce qui reste de la MAOIH. »

Ces dernières décennies, les communautés Habad ont rebattu les cartes des communautés et de la présence juive en Europe, par un savant cocktail de prosélytisme, accès aux fonds publics et privés et influence auprès des gouvernements.

« A l’instar d’autres organisations juives, nous envions la croissance et l’engagement du Habad en Hongrie. Mais nous conservons notre indépendance : ce point n’est pas négociable », assure Keszler.

Le rabbin Slomo Koves, président de l’EMIH (Association des communautés juives hongroises), lors d’un entretien à l’AFP à Balatonoszod, en Hongrie, le 29 juillet 2022. (Peter Kohalmi / AFP)

Le rabbin Slomo Koves, énergique leader de l’EMIH, a effectivement suggéré que l’EMIH et la MAOIH faisaient partie de la même mouvance. « En termes d’adhésion et de services fournis par les communautés religieuses, la fusion a déjà eu lieu », a-t-il déclaré dans une interview accordée en février au site d’information 24.hu.

« Les membres de la MAOIH ont disparu ou sont partis vivre à l’étranger il y a de cela des dizaines d’années, et un nombre important de nouveaux membres sont devenus orthodoxes du fait du prosélytisme de l’EMIH. Ils se sont affiliés à le MAIIH », expliquait Koves. Turan ne partage pas son analyse.

S’agissant des accusations de prise de contrôle, Koves confie au Times of Israël : « Notre but est de construire une communauté locale, pas de faire du ‘tourisme’, comme le prétend Turan. Même s’il est vrai que, sur les 25 rabbins Habad travaillant en Hongrie, l’un d’entre eux dirige un centre pour touristes israéliens. Nous sommes très fiers de son travail. »

Un membre de longue date de la MAOIH a déclaré que les préventions à travailler avec le Habad et les réticences envers Keszler étaient irrationnelles. « Le Habad nous a jeté une bouée de sauvetage qui nous permet de continuer à exister. Le tout sans aucune contrepartie », explique Istvan Grosz.

Dans les années 2000, des dirigeants des communautés orthodoxes d’Europe ont combattu ce qu’ils ont perçu comme une tentative des rabbins Habad de s’arroger leurs fonds et leur voler leurs fidèles avec leur version du judaïsme, tout à la fois stricte et conservatrice mais accueillante et pragmatique. Ces querelles se sont apaisées dans les années 2010, lorsque les rabbins Habad ont accédé au courant dominant en France, en Allemagne, aux Pays-Bas et ailleurs.

Le Premier ministre hongrois Viktor Orban au parlement de Budapest, en Hongrie, le 27 mars 2023. (Crédit: Denes Erdos/AP)

En Hongrie, les méthodes du Habad sont sujettes à caution en raison de la proximité du mouuvement avec le gouvernement de Viktor Orban, homme politique de droite que les libéraux accusent de saper les fondements de la démocratie et des droits des minorités, sans compter la déformation de l’histoire de la Shoah. Certains Juifs hongrois accusent Orban d’entretenir l’antisémitisme avec ses violentes diatribes contre George Soros, homme d’affaires juif très impliqué dans la défense du libéralisme. D’autres se réjouissent de son soutien à Israël et aux valeurs conservatrices.

Une affiche de la campagne du gouvernement hongrois contre le milliardaire juif américain George Soros, à Szekesfehervar, le 6 juillet 2017. (Crédit : Attila Kisbenedek/AFP)

Koves, le chef de l’EMIH, n’est pas en phase avec les critiques d’Orban. Mais il s’en est également pris aux rivaux politiques d’Orban à propos de leur alliance avec le parti d’extrême droite Jobbik. Sous Orban, EMIH s’est vu offrir des terrains et a pu bénéficier de fonds publics qui lui ont permis de passer du statut d’une petite organisation installée dans un immeuble de logements à celui de grande entreprise avec bureaux, dizaines d’employés dans tout le pays, abattoir et restaurant…

Le rabbin Jacob Werchow présente des oies abattues par son équipe à Csengele, en Hongrie, le 29 septembre 2021. (Cnaan Liphshiz/JTA)

« EMIH entend bien dominer ce qui fait la vie juive en Hongrie », affirme Turan, ajoutant que l’EMIH a fait nommer Keszler à la tête de la MAOIH lorsque son prédécesseur, Robert Deutsch, est devenu critique envers le Habad, après en avoir été un allié.

Interrogé par le Times of Israel, Deutsch dit que Keszler et quelques-uns de ses alliés ont illégalement modifié les statuts de la MAOIH pour l’évincer et nommer Keszler à sa place. Un tribunal hongrois a rejeté la plainte de Deutsch, assortie d’une demande d’annulation de l’élection, estimant l’élection légale. Deutsch a fait appel de cette décision. Plusieurs rabbins contestent la légitimité de l’élection de Keszler et demandent sa suspension temporaire, dans l’attente des conclusions d’une enquête approfondie.

Robert Deutsch, l’ancien président du groupe juif MAOIH, à son bureau de Budapest, en Hongrie, en 2021. (Avec l’aimable autorisation de Neokohn.hu)

La faible trésorerie de la MAIIH au moment de l’élection de Keszler s’explique, selon Deutsch, par le versement d’indemnités de départ à d’anciens employés qu’il avait laissés partir pour réduire ses dépenses de fonctionnement. « Nous avons dû décaisser de l’argent pour en dépenser moins plus tard ».

Une enquête de police sur la disparition de quelque 2,25 millions de dollars de la comptabilité de la MAOIH, du temps du prédécesseur de Deutsch, Eduárd Deblinger, est en cours, ont confirmé Deutsch et Keszler.

Le rabbin Shmue Oirechman danse sur les épaules d’autres Juifs lors de l’ouverture de la synagogue de la rue Vorosmarty à Budapest, en Hongrie, le 27 août 2021. (Cnaan Liphshiz)

Deutsch avait par ailleurs été critiqué pour avoir initié la coopération avec le mouvement Habad. Sous sa direction, le Habad a financé les travaux dans une synagogue de Budapest que le MAOIH n’avait pas les moyens de rénover et encore moins gérer. Shmuel Oirechman, rabbin Habad qui est aussi le beau-frère de Koves, a été nommé dans cette synagogue de la rue Vorosmarty. « J’ai été naïf », explique Deutsch au Times of Israel. « Je pensais que l’EMIH était animée de bonnes intentions, alors qu’ils voulaient prendre le contrôle ».

Cette année, l’assemblée générale du MAOIH a élu Oirechman au poste de secrétaire général, ce que les critiques analysent comme un autre signe de la prise de contrôle du Habad.

Des enfants regardent un rouleau de la Torah, lors de son transfert vers la synagogue de la rue Vorosmarty à Budapest, en Hongrie, le 27 août 2021. (Cnaan Liphshiz via JTA)

Cette querelle est le signe de très mauvaises relations entre Juifs de communautés différentes en Hongrie. La MAOIH a par ailleurs porté plainte contre la MAZSIHISZ, principale fédération juive libérale de Hongrie, qu’elle accuse de s’être approprié des fonds de manière illégale.

Cela fait des années que ces deux organisations s’affrontent avec beaucoup d’acrimonie sur des questions financières et politiques.

La querelle attise les inimitiés personnelles – qui compliquent souvent les relations communautaires – et « entache de nouveau la réputation d’une communauté juive dont les membres s’affrontent pour de l’argent à la vue des médias nationaux », regrette Keszler.

Ces dernières années, les querelles internes à la communauté juive hongroise « font peser une menace bien plus grande que n’importe quelle organisation juive, sans compter la honte que nous répandons sur nos ancêtres », affirme Keszler. « Je dis ‘nous’ parce que j’ai ma part de responsabilité. Je souhaite que cela s’arrête, mais cette dynamique est très difficile à briser. »

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